Clitophon (trad. Cousin)

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Traduction par Victor Cousin.
Rey et Gravier (p. 47-53).

CLITOPHON.

[406a] Socr. On m’a rapporté dernièrement que Clitophon, fils d’Aristonyme, dans un entretien avec Lysias, a blâmé les conversations philosophiques de Socrate et comblé d’éloges celles de Thrasymaque[1].

Clit. On t’a mal rapporté, Socrate, ce qui a été dit sur ton compte avec Lysias. Car si je n’ai pu t’approuver sur certains points, sur d’autres je n’ai eu qu’à te louer. Mais comme je vois bien, malgré ton air d’indifférence, que tu es fâché contre moi, je serais bien aise, puisque nous sommes seuls, de te répéter ce que j’ai dit : tu verras que je ne suis point injuste à ton égard. Tu as sans doute été mal informé, et voilà pourquoi tu es si fort irrité. Mais si tu veux me laisser dire tout ce que je pense, je suis prêt à le faire, et je ne te cacherai rien.

[407a] Socr. J’aurais tort de m’opposer au désir que tu montres de me rendre service. Dès que tu m’auras découvert ce qu’il y a de bien et ce qu’il y a de mal en moi, je poursuivrai l’un, et j’éviterai l’autre de toutes mes forces.

Clit. Prête-moi donc ton attention. Souvent, Socrate, quand je me suis trouvé avec toi, j’ai été saisi d’admiration en t’écoutant ; et il m’a semblé que tu parlais mieux que tous les autres lorsque, gourmandant les hommes, comme un dieu du haut d’une machine de théâtre, [407b] tu t’écriais : où courez-vous, mortels ? ne voyez-vous pas que vous ne faites rien de ce que vous devriez faire ? Le but de tous vos soins est d’amasser des richesses et de les transmettre à vos enfants, sans vous inquiéter de l’usage qu’ils en feront. Vous ne songez pas à leur trouver des maîtres qui leur enseignent la justice, si elle peut s’enseigner, ou qui les y exercent et les y forment convenablement, si l’étude et l’exercice peuvent la donner. Vous ne vous gouvernez pas mieux vous-mêmes. Et quand après vous être instruits dans les lettres, [407c] la musique et la gymnastique, ce que vous croyez être la parfaite éducation pour devenir vertueux, vous voyez que ni vous ni vos enfants n’en êtes pas moins ignorants sur l’usage de vos richesses, comment n’êtes-vous pas scandalisés de cette éducation et ne cherchez-vous pas des maîtres qui fassent disparaître cette fâcheuse dissonance ? Car c’est à cause de ce désordre et de cette insouciance, et non parce qu’un pied tombe assez mal en mesure avec la lyre, qu’il y a défaut d’accord et d’harmonie entre les frères et les frères, les États et les États, [407d] et que, dans leurs divisions et leurs guerres, ils souffrent autant de maux qu’ils s’en font mutuellement. Vous prétendez que l’injustice est volontaire et qu’elle ne vient pas du manque de lumières et de l’ignorance, et cependant vous soutenez que l’injustice est honteuse et haïe des dieux. Quel est donc l’homme qui choisirait volontairement un tel mal ? Celui qui se laisse vaincre par les plaisirs, me répondez-vous. Mais si la victoire dépend de la volonté, la défaite n’est-elle pas toujours involontaire ? La raison nous force donc de convenir que de toutes manières l’injustice est involontaire, [407e] et que nous devons, chacun de nous en particulier, et toutes les républiques en général, nous montrer moins négligents que nous ne le sommes aujourd’hui.

Quand je t’entends parler ainsi, Socrate, je t’admire, je t’aime et je te loue. J’éprouve le même sentiment quand tu ajoutes que ceux qui cultivent avec soin leur corps et négligent leur âme ne font pas autre chose que négliger ce qui commande et soigner ce qui doit obéir ; quand tu dis que celui qui ne connaît pas l’usage d’une chose fait mieux de ne pas s’en servir ; que celui qui ne connaît pas l’usage des yeux, des oreilles et des autres parties du corps, fait mieux de ne pas regarder, de ne pas écouter, et de ne tirer aucun service de ses membres que de s’en servir au hasard. [408a] Pour les arts, c’est la même chose : celui qui ne sait pas se servir de sa lyre ne sait pas davantage se servir de celle de son voisin ; et celui qui ignore l’usage de la lyre des autres n’est pas plus habile sur la sienne. Il en faut dire autant des autres instruments et de toutes choses. Tu terminais enfin par cette belle pensée : celui qui ne sait pas se servir de son âme doit la laisser inactive et ne pas vivre plutôt que de vivre abandonné à lui-même ; ou si c’est une nécessité de vivre, il doit se soumettre à un autre [408b] plutôt que d’agir à sa fantaisie, et, comme un bon nautonier, confier la conduite de sa barque à celui qui est habile dans la science de gouverner les hommes, cette science que tu appelles souvent la politique, Socrate, et qui, selon toi, est la même que celle de juger, la justice. Dans ces discours et tant d’autres par lesquels tu nous apprends que la vertu peut être enseignée, et que nous ne devons pas négliger l’étude [408c] de nous-mêmes, je n’ai jamais rien trouvé et sans doute je ne trouverai jamais rien à reprendre : je les crois bons pour nous exciter et très propres à nous faire sortir du sommeil qui nous tient engourdis. Je fis donc une grande attention, et dans le désir que j’avais d’en savoir davantage, j’interrogeai non pas toi d’abord, Socrate, mais tes compagnons d’âge et de pensée, tes disciples, tes amis, enfin, quel que soit le nom qu’on doive donner au lien qui les attache à toi. Je m’adressai d’abord à ceux que tu estimes le plus ; je leur demandai de quoi on parlerait ensuite, et [408d] imitant ta méthode : que faut-il penser, mes amis, leur dis-je, de cette exhortation de Socrate à la vertu ? Est-ce là tout ? Ne faut-il pas arriver à la pratique et mettre la main à l’œuvre ? Faut-il que toute la vie se passe pour nous à exhorter ceux qui ne l’ont point encore été, et pour ceux-ci à en exhorter d’autres à notre exemple ? Ou plutôt, puisque nous convenons tous [408e] que c’est un devoir pour nous que ces exhortations, ne faut-il pas demander à Socrate et nous demander à nous-mêmes : qu’y a-t-il après cela ? Par où commencerons-nous l’étude de la justice ? Si quelqu’un venait nous exhorter à prendre soin de notre corps, nous voyant insouciants comme des enfants de ces arts qu’on nomme la gymnastique et la médecine ; et s’il nous faisait un reproche de donner tous nos soins au blé, à l’orge, à la vigne, à toutes ces choses enfin que nous cultivons et que nous recherchons pour les besoins de notre corps, sans rechercher le moins du monde un art, un exercice pour fortifier notre corps même, et cela quand cet art existe ; si nous demandions à cet homme de quels arts [409a] il veut parler, sans doute il répondrait que c’est de la gymnastique et de la médecine. Mais quel est l’art pour former l’âme à la vertu ? Répondez. Cet art, me dit celui qui paraissait le plus fort, c’est celui que Socrate a souvent appelé devant toi la justice. Ce n’est pas le nom seulement que je te demande, lui dis-je. [409b] Ainsi la médecine est un art ; mais elle a un double objet : d’abord de former de nouveaux médecins par les soins de ceux qui le sont déjà, et puis de guérir. De ces deux choses, l’une ne peut pas être appelée l’art ; mais l’œuvre de l’art, soit qu’on l’enseigne, soit qu’on l’apprenne, c’est la santé. Ainsi dans l’architecture, il y a deux choses : d’un côté l’architecture qui s’enseigne, et de l’autre son œuvre, c’est-à-dire la maison. Pour la justice, d’un côté elle forme des hommes justes, comme les arts dont nous venons de parler forment leurs artistes ; mais de l’autre côté [409c] quel est son ouvrage, dites-moi ? L’un, je crois, a répondu que c’est le profitable, l’autre ce qui convient, un troisième l’avantageux, un quatrième l’utile. Mais, leur répondis-je, on en dit autant dans les autres arts ; et quand quelque chose y est bien fait, on dit c’est utile, avantageux et le reste. Mais chaque art particulier a un objet auquel s’appliquent ces manières de parler ; ainsi dans l’art du fabricant de meubles, ce qui est bien, ce qui est beau, ce qui convient, c’est, dira-t-on, de faire [409d] bien les meubles : ce n’est pas là seulement l’art, mais l’œuvre de l’art[2]. Où trouverons-nous quelque chose d’analogue dans la justice ? Enfin, Socrate, un de tes amis, s’exprimant avec une élégance infinie, me répondit que l’œuvre propre de la justice, œuvre qu’elle ne partageait avec aucun autre art, c’est d’établir l’amitié entre les états. Je lui demandai ce que c’est que l’amitié : c’est un bien, me répondit-il, et ce ne peut jamais être un mal. Quant à ce que nous appelons amitié chez les enfants et les animaux, il ne voulut pas lui donner ce nom quand je le questionnai sur ce point, parce qu’il tomba d’accord [409e] que ces amitiés étaient plus souvent nuisibles que bonnes ; et, pour éviter cette conséquence, il ne voulut pas les appeler amitiés : il réserva ce nom pour la communauté de pensée. Puis, lorsqu’on lui demanda si cette communauté se rapportait seulement à l’opinion ou à la science, il ne voulut pas entendre parler d’opinion ; car on lui aurait prouvé qu’il y a souvent parmi les hommes des communautés d’opinion fort mauvaises, et il avait avancé que l’amitié est toujours un bien, et l’œuvre de la justice : il dit donc que cette communauté de pensée vient de la science et non de l’opinion. Quand nous fûmes arrivés à ce point de la discussion, [410a] tous les assistants s’élevèrent contre lui et lui crièrent que sa définition était aussi mauvaise que les premières. Car, lui dirent-ils, la médecine n’est qu’une communauté de pensée, les autres arts ne sont pas autre chose, mais ils peuvent dire quel est leur objet ; tandis que cette justice ou cette communauté de pensée dont tu nous parles ne sait où elle va et ignore l’œuvre qu’elle doit accomplir. Enfin, Socrate, je me suis adressé à toi-même et tu m’as dit que la justice consiste à servir ses amis [410b] et à nuire à ses ennemis. Mais plus tard tu as reconnu que le juste ne devait jamais nuire à personne, mais qu’il devait plutôt servir tout le monde. Après avoir répété ma question non pas une fois ou deux seulement, mais très souvent, fatigué de mes vaines prières, j’ai pensé que tu étais l’homme du monde le mieux fait pour enflammer les autres de l’amour de la vertu ; mais de deux choses l’une : ou ton mérite va jusque-là et s’arrête là, ce qui peut arriver, même en d’autres arts ; par exemple pour l’art du pilote, il peut arriver qu’un homme, sans savoir diriger un vaisseau, s’avise de composer un éloge [410c] de cet art d’une manière très propre à nous y encourager ; et pour les autres arts, il en est de même. On pourrait donc t’accuser aussi de ne pas mieux connaître la justice, malgré tous les éloges que tu lui donnes ; je ne le pense pas ; mais cependant, je le répète, de deux choses l’une : ou tu ne sais pas ce que je te demande, ou tu ne veux pas me le communiquer. C’est pour cela que je crois devoir aller trouver Thrasymaque ou tout autre qui me satisfasse, à moins que tu ne mettes fin [410d] à tes éternelles exhortations. Si tu me faisais l’éloge de la gymnastique, en m’engageant à prendre soin de mon corps, après ces exhortations tu me dirais sans doute quel est mon tempérament et quelle espèce de soins il exige. Fais-en de même à présent. Suppose que Clitophon t’accorde qu’il est ridicule de s’occuper de tout le reste et de négliger l’âme [410e] pour laquelle nous prenons toutes ces peines ; suppose que je t’aie rapporté tout ce qui s’en suit et tout ce que nous venons de dire. Maintenant, je t’en conjure, réponds à ma question, pour que je ne sois plus forcé, comme je viens de le faire et comme je l’ai fait avec Lysias, de te louer sur certains points et de te blâmer sur d’autres. Car je répéterai toujours que pour celui qui n’a point encore été exhorté à la vertu, tu es le plus précieux des hommes ; mais pour celui qui l’est déjà, tu serais presque un obstacle à ce qu’il parvint au véritable but de la vertu, qui est le bonheur.

  1. Le sophiste qui est mis en scène dans la République.
  2. Mais l’œuvre de l’art, ajouté, avec Ficin, pour la clarté.