Condorcet (Arago)/Texte entier

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Condorcet (Arago)
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 117-246).
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CARITAT DE CONDORCET


BIOGRAPHIE LUE PAR EXTRAITS EN SÉANCE PUBLIQUE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, LE 28 DÉCEMBRE 1841.




INTRODUCTION.


Dans les dernières années de sa vie, Georges Cuvier daignait dérober de courts moments à d’immortelles recherches, pour rédiger quelques notes destinées à ses futurs biographes. Une de ces notes est ainsi conçue : « J’ai tant fait d’éloges, qu’il n’y a rien de présomptueux à croire qu’on fera le mien. » Cette remarque de l’illustre naturaliste m’a rappelé que le dernier secrétaire de l’ancienne Académie des sciences, que l’auteur de cinquante-quatre biographies d’académiciens, également remarquables par la finesse et par la profondeur, n’a pas encore reçu ici le juste tribut qui lui est dû in tant de titres. La dette remonte à près d’un demi-siècle ; cela même était une raison puissante de s’acquitter sans plus de retard. Nos Éloges, comme nos Mémoires, doivent avoir la vérité pour base et pour objet. La vérité, en ce qui touche les hommes publics, est difficile à trouver, difficile à saisir, surtout quand leur vie s’est passée au milieu des orages de la politique. Je fais donc un appel sincère aux rares contemporains de Condorcet que la mort n’a pas encore moissonnes. Si, malgré tous mes soins, je me suis quelquefois égaré, je recevrai les rectifications (bien entendu les rectifications motivées) avec une profonde reconnaissance.

On a peut-être remarqué que j’ai intitulé mon travail Biographie, et non pas, comme d’habitude, Éloge historique. C’est, en effet, une biographie minutieuse, détaillée que j’ai l’honneur de soumettre à l’Académie. Sans examiner, en thèse générale, ce que la direction des idées, les besoins de la science, pourront exiger de vos secrétaires dans un avenir plus ou moins éloigné, j’expliquerai comment, dans cette circonstance spéciale, l’ancienne forme ne m’aurait pas conduit au but que je voulais, que je devais atteindre à tout prix.

Condorcet n’a pas été un académicien ordinaire, voué aux seuls travaux de cabinet ; un philosophe spéculatif, un citoyen sans entrailles ; les coteries littéraires, économiques, politiques, se sont emparées depuis longtemps de sa vie, de ses actes publics et privés, de ses ouvrages. Personne n’a eu plus à souffrir de la légèreté, de la jalousie et du fanatisme, ces trois redoutables fléaux des réputations. En traçant un portrait que je me suis efforcé de rendre ressemblant, je ne pouvais avoir la prétention d’être cru sur parole. Si pour chaque trait caractéristique je m’étais borné à réunir, à conserver soigneusement pour moi seul, tout ce qui établissait la vérité de mes impressions, je n’aurais pas fait assez : il fallait mettre le public à même de prononcer en connaissance de cause entre la plupart de mes prédécesseurs et moi ; il fallait donc combattre, visière levée, les vues fausses, mensongères, passionnées de ceux qui, d’après ma conviction intime, n’ont rien saisi de vrai et d’exact dans la grande, dans la majestueuse figure de Condorcet.

Si j’ose concevoir quelque espérance d’avoir trouvé la vérité, là où de plus habiles étaient tombés dans l’erreur, c’est que j’ai pu consulter de nombreuses pièces inédites. La fille, si distinguée, de notre ancien secrétaire ; son mari, l’illustre général O’Connor, ont mis leurs riches archives à ma disposition, avec une bonté, un abandon, une libéralité, dont je ne saurais assez les remercier. Beaucoup de manuscrits complets ou inachevés de Condorcet ; ses lettres à Turgot ; les réponses de l’intendant de Limoges, du contrôleur général des finances et du ministre disgracié ; cinquante-deux lettres inédites de Voltaire ; la correspondance de Lagrange avec le secrétaire de l’Académie des sciences et avec d’Alembert ; des lettres du grand Frédéric, de Franklin, de mademoiselle de l’Espinasse, de Borda, de Monge, etc., tels sont les trésors que j’ai reçus de l’honorable famille de Condorcet. Voilà ce qui m’a conduit à des idées nettes et précises sur le rôle de notre confrère dans le mouvement politique, social et intellectuel de la seconde moitié du xviiie siècle.

J’ai quelque soupçon de n’avoir pas su éviter un écueil qu’ont fait naître les bontés de M. et de Mme O’Connor. En parcourant les pièces qu’ils m’avaient confiées, mon esprit se reportait involontairement sur les mille accidents qui pourraient anéantir de si précieuses pages. De là est résulté, dans cette biographie, un luxe de citations inaccoutumé ; de là, des développements étendus sur des points qui auraient pu n’être qu’indiqués. Ces inconvénients, je les ai aperçus ; mais ils ont perdu de leur importance devant la pensée que j’arrachais peut-être à l’oubli, des faits, des appréciations, des jugements littéraires d’une grande valeur ; ils m’ont paru surtout plus que compensés, par l’avantage que je trouvais à faire parler à ma place plusieurs personnages éminents du siècle dernier.

Un mot encore sur la longueur peu ordinaire qu’aura cette lecture, et j’aborde mon sujet.

Je ne me fais pas illusion sur l’intérêt que j’aurais à ménager davantage la bienveillante attention de mes auditeurs. Tout me disait de beaucoup retrancher, même après les nombreuses coupures que les exigences d’une lecture publique m’avaient impérieusement commandées ; mais j’ai considéré que ma mission a quelque chose d’inusité, de plus solennel que de coutume : à vrai dire, je vais procéder à la réhabilitation d’un confrère, sous le rapport scientifique, littéraire, philosophique et politique. Tout calcul d’amour-propre qui m’écarterait de ce but, serait évidemment indigne de l’assemblée devant laquelle je parle, et de moi.



ENFANCE ET JEUNESSE DE CONDORCET. — SES ÉTUDES, SON CARACTÈRE, SES TRAVAUX MATHÉMATIQUES.


Jean-Antoine-Nicolas Caritat de Condorcet, ancien secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, naquit le 17 septembre 1743, en Picardie, dans la petite ville de Ribemont, qui déjà avait donné à l’Académie l’ingénieur Blondel, à jamais célèbre par la construction de la porte Saint-Denis. Le père de Condorcet, M. Caritat, capitaine de cavalerie, originaire du Dauphiné, était le frère cadet du prélat qu’on vit successivement, à partir de 1741, évêque de Gap, d’Auxerre et de Lisieux. Il avait aussi d’étroites liaisons de parenté avec le cardinal de Bernis et le fameux archevêque de Vienne, M. d’Yse de Saléon, celui-là même qui, encore évêque de Rodez, fit tant parler de lui pendant le concile d’Embrun, à cause de son très-vif attachement pour les jésuites.

Condorcet atteignait à peine sa quatrième année, quand il perdit son père. La veuve du capitaine Caritat, mademoiselle de Gaudry, était d’une dévotion très-ardente. Elle imagina qu’un moyen infaillible de soustraire son fils unique aux premiers dangers de l’enfance, serait de le vouer à la Vierge et au blanc. Condorcet porta durant huit années le costume de jeune fille. Cette circonstance bizarre, en lui interdisant les plus efficaces des exercices gymnastiques, nuisit beaucoup au développement de sa force physique ; elle l’empêcha aussi de suivre les cours publics où des écoliers n’eussent pas manqué de prendre le camarade en jupes pour point de mire habituel de leurs espiègleries.

Quand la onzième année fut venue, l’évêque de Lisieux confia son jeune neveu aux soins d’un des membres de la société célèbre autour de laquelle commençait déjà à gronder l’orage.

Sans vouloir empiéter sur l’ordre des temps et des idées, qu’on me permette ici une réflexion :

Madame Caritat de Condorcet, dans son amour maternel poussé jusqu’à l’exaltation, assujettit l’enfance du futur secrétaire de l’Académie à des pratiques qui, sur plus d’un point, touchaient à la superstition. Le jeune Condorcet, dès qu’il ouvrit les yeux, se vit entouré d’une famille composée des plus hauts dignitaires de l’Église et d’hommes d’épée parmi lesquels les idées nobiliaires régnaient sans partage ; ses premiers guides, ses premiers instituteurs furent des jésuites. Quel fut le fruit d’un concours de circonstances si peu ordinaire ? En matière politique, le détachement le plus complet de toute idée de prérogative héréditaire ; en matière religieuse, le scepticisme poussé jusqu’à ses dernières limites.

Cette remarque, ajoutée à tant d’autres observations du même genre que l’histoire nous fournirait au besoin, ne devrait-elle pas calmer un peu l’ardeur avec laquelle les partis politiques et religieux, mettant toujours en oubli les droits des familles, se disputent tour à tour le monopole de l’instruction publique ! Le monopole n’aurait un côté vraiment dangereux, que dans un pays où la pensée serait enchaînée ; avec la liberté de la presse, la raison, quoi qu’on puisse faire, doit finir par avoir raison.

Au mois d’août 1756, Condorcet, âgé alors de treize ans, remportait le prix de seconde dans l’établissement que les jésuites avaient formé à Reims. En 1758, il commençait, à Paris, ses études mathématiques, au collége de Navarre. Ses succès furent brillants et rapides, car au bout de dix mois il soutint avec tant de distinction une thèse d’analyse très-difficile, que Clairaut, d’Alembert et Fontaine, qui l’interrogeaient, le saluèrent comme un de leurs futurs confrères à l’Académie.

Un pareil horoscope émanant de personnages si éminents, décida de l’avenir du jeune mathématicien. Malgré tout ce qu’il prévoyait de résistances de la part de sa famille, il résolut de se consacrer à la culture des sciences, et vint s’établir à Paris chez son ancien maître, M. Giraud de Kéroudou.

En sortant du collége, Condorcet était déjà un penseur profond. Je trouve dans une lettre de 1775, adressée à Turgot et intitulée Ma profession de foi, qu’à l’âge de dix-sept ans le jeune écolier avait porté ses réflexions sur les idées morales de justice, de vertu, et cherché (en laissant de côté des considérations d’un autre ordre) comment notre propre intérêt nous prescrit d’être justes et vertueux. Je développerai la solution pour la rendre intelligible, mais sans assurer qu’elle était inconnue lorsque Condorcet s’y arrêta. Je ne craindrais pas d’être au contraire affirmatif, s’il fallait se prononcer sur la nouveauté de la résolution extrême dont elle devint l’origine.

Un être sensible souffre du mal qu’éprouve un autre être sensible. Il est impossible que, dans la société, un acte injuste ou criminel ne blesse pas quelqu’un. L’auteur d’un pareil acte a donc la conscience d’avoir fait souffrir un de ses semblables. Si la sensibilité dont la nature l’a doué est restée intacte, il doit donc souffrir lui-même.

Ne pas émousser sa sensibilité naturelle doit être, au point de vue de l’intérêt, le moyen de fortifier en soi les idées de vertu et de justice.

Cette conséquence découlait rigoureusement des prémisses. Elle conduisit le jeune Condorcet à renoncer entièrement à la chasse, pour laquelle il avait une vive passion, et même à ne pas tuer des insectes, à moins cependant qu’ils ne lui fissent beaucoup de mal.

Il est bien peu de matières sur lesquelles, même dans sa première jeunesse, Condorcet se soit abandonné à des opinions vagues et non étudiées. Aussi règne-t-il une grande harmonie entre les diverses périodes de la carrière laborieuse et agitée que nous devons parcourir. Vous venez de le voir, au sortir de l’enfance, notre confrère plaçait la douceur envers les animaux au nombre des moyens les plus efficaces de conserver sa sensibilité naturelle, suivant lui principale source de toute vertu. Cette idée l’a toujours dominé. Encore l’avant-veille de sa mort, dans l’admirable opuscule intitulé Avis d’un proscrit à sa fille, Condorcet écrivait ces recommandations touchantes :

« Ma chère fille, conserve dans toute sa pureté, dans toute sa force, le sentiment qui nous fait partager la douleur de tout être sensible. Qu’il ne se borne pas aux souffrances des hommes ; que ton humanité s’étende même sur les animaux. Ne rends point malheureux ceux qui t’appartiendront ; ne dédaigne pas de t’occuper de leur bien-être ; ne sois pas insensible à leur naïve et sincère reconnaissance ; ne cause à aucun des douleurs inutiles… Le défaut de prévoyance dans les animaux est la seule excuse de cette loi barbare qui les condamne à se servir mutuellement de nourriture. »

Je devais saisir la première occasion qui s’offrait à moi, de vous montrer Condorcet obéissant résolument à de nobles idées. Tel nous le voyons ici en morale, tel nous le trouverons plus tard en politique. En applaudissant dès à présent à cette rare constance, je n’entends pas insinuer, Dieu m’en garde, que les nombreux changements de bannière auxquels nous avons assisté, que même les plus subits, n’étaient pas consciencieux. Je sais seulement que, par une déplorable fatalité, le public les a vus presque constamment marcher de compagnie avec des faveurs de toute nature, en sorte que des esprits soupçonneux ont eu un prétexte pour parler de cause et d’effet.

Le premier fruit des méditations auxquelles Condorcet se livra chez M. Giraud de Kéroudou, fut un ouvrage intitulé Essai sur le calcul intégral. L’auteur n’avait pas encore vingt-deux ans quand il le présenta à l’Académie.

Permettez que je fasse précéder de quelques réflexions générales ce que j’ai à dire de ce traité et des autres travaux mathématiques de Condorcet.

On citerait à peine, dans le vaste domaine des sciences, huit à dix découvertes importantes qui, pour arriver à maturité, n’aient pas exigé les efforts successifs de plusieurs générations de savants. Malheureusement, par un amour-propre mal entendu, les derniers inventeurs mettent rarement les historiens de la science dans la confidence de leurs emprunts ; ils aiment mieux étonner qu’instruire ; ils ne voient pas assez combien le rôle de débiteur loyal est doux, en regard de celui qui peut soulever des soupçons de mauvaise foi.

Ici se place une distinction essentielle :

Dans les sciences d’observation, toutes les assises dont se compose l’édifice final sont plus ou moins apparentes. Les livres, les collections académiques disent quand et par qui ces assises ont été posées. Le public peut compter les échelons qu’a dû suivre celui à qui était réservé le bonheur d’atteindre le sommet. Chacun a sa légitime quote-part de gloire dans l’œuvre des siècles.

Il n’en est pas tout à fait de même des mathématiques pures. La filiation des méthodes échappe souvent aux yeux les plus exercés ; on y rencontre, à chaque pas, des procédés, des théories sans liaison apparente avec ce qui précède. Certains géomètres planent majestueusement dans les hautes régions de l’espace, sans qu’il soit aisé de dire qui leur a frayé le chemin. Ajoutons que ce chemin était ordinairement établi sur un échafaudage dont personne n’a pris soin quand l’œuvre a été accomplie. En rechercher les débris épars est un labeur pénible, ingrat, sans gloire, et par cette triple raison très-rarement entrepris.

Les savants qui cultivent les mathématiques pures sans arriver aux premiers rangs, doivent se résigner à tous ces désavantages. Je n’ai pas encore cité le plus grave : il résulte, suivant moi, de la nécessité qu’éprouve l’historien des mathématiques, de se dépouiller entièrement des lumières de son siècle, quand il est appelé à juger les travaux des siècles antérieurs. Voilà, au fond, pourquoi Condorcet n’a pas encore pris son véritable rang parmi les géomètres. Voilà surtout ce qui m’aurait fait reculer devant l’obligation de caractériser nettement et en quelques lignes, les nombreux travaux mathématiques de notre ancien secrétaire. Heureusement, ainsi qu’on le sait déjà, j’ai dans les mains des pièces inédites de Lagrange, de d’Alembert, où les Mémoires de Condorcet étaient appréciés au moment même de leur publication. Ce sont ces appréciations que je mentionnerai. Condorcet se trouvera ainsi jugé par les hommes les plus compétents, et, ce qui en fait de mathématiques n’est pas une moindre garantie, par des contemporains.

Le premier ouvrage de Condorcet, son Calcul intégral, fut examiné par une commission académique, en mai 1765. Le rapport, rédigé par d’Alembert, se terminait ainsi :

« L’ouvrage annonce les plus grands talents, et le plus dignes d’être excités par l’approbation de l’Académie. »

Les eprits légers, superficiels, qui, sans avoir jamais jeté les yeux sur le travail de Condorcet, en parlent avec un risible dédain, pensent, sans doute, que le rapporteur de l’Académie le traita avec une coupable indugence. Il faudra, je les en avertis, qu’ils étendent la supposition à Lagrange, car ce grand géomètre écrivait à d’Alembert, à la date du 6 juilliet 1765 : « Le Calcul intégral de Condorcet m’a pau bien digne des éloges dont vous l’avez honoré. »

Mettons, d’ailleurs, les autorités de côté ; il n’en restera pas moins établi que cet ouvrage renferme les premières tentatives sérieuses, approfondies, qu’on faites sur les conditions d’intégrabilité des équations différentielles ordinaires de tous ordres, soit relativement à l’intégrale d’un ordre immédiatement inférieur, soit même relativement à l’intégrale définitive. N’est-ce pas là aussi qu’on trouve les germes de plusieurs importants travaux exécutés depuis sur les équations aux différences finies ?

Le volume de l’Académie des sciences de 1772 renferme le Mémoire dans lequel l’esprit inventif de Condorcet s’est manifesté avec le plus d’éclat. Les détracteurs aveugles ou systématiques du mérite mathématique de notre ancien secrétaire seront soumis encore ici à une bien rude épreuve, car je vais rapporter le jugement de Lagrange sur cette production :

« Le Mémoire est rempli d’idées sublimes et fécondes qui auraient pu fournir la matière de plusieurs ouvrages… Le dernier article m’a singulièrement plu par son élégance et par son utilité… Les séries récurrentes avaient déjà été si souvent traitées, qu’on eût dit cette matière épuisée. Cependant, voilà une nouvelle application de ces séries, plus importante, à mon avis, qu’aucune de celles qu’on en a déjà faites. Elle nous ouvre, pour ainsi dire, un nouveau champ pour la perfection du Calcul intégral. »

Sans sortir du cadre des mathématiques pures, je trouverais encore dans les collections académiques de Paris, de Berlin, de Bologne, de Pétersbourg, des travaux portant toujours sur les questions les plus difficiles de la science, et qui déposeraient également du talent distingué de notre ancien secrétaire ; mais je dois me hâter de signaler quelques applications de l’analyse, qui ne lui font pas moins d’honneur. J’avertis que, pour épuiser tout d’un coup ce sujet, je ne m’astreins pas à l’ordre des dates.

Quand on a réfléchi sur les difficultés de tout genre que les astronomes ont dû vaincre pour déterminer avec précision les orbites des planètes ; quand on a remarqué, de plus, que, les planètes étant constamment observables, il a été possible de faire concourir à cette recherche des positions prises à l’apogée, au périgée, et dans tous les points intermédiaires, on n’ose seulement pas concevoir l’espérance de jamais tracer dans l’espace la course de la plupart des comètes. Ces astres chevelus, après s’être montrés seulement quelques jours, vont, en effet, se perdre pendant des siècles dans l’immensité.

Un calcul analytique très-simple dissipe bientôt ces doutes. Il montre que, théoriquement parlant, trois observations sont plus que suffisantes pour déterminer l’orbite cométaire, supposée parabolique ; mais les éléments de cette orbite se trouvent tellement enlacés dans les équations, qu’il paraissait très-difficile de les en faire jaillir, sans des calculs d’une longueur rebutante.

Le problème, envisagé de ce point de vue, n’était pas convenablement résolu, même après que Newton, Fontaine, Euler, etc., en eurent fait le sujet de leurs recherches les plus assidues. Quand l’Académie de Berlin le proposa comme sujet de prix, les astronomes, au lieu d’employer les calculs de ces grands géomètres, se servaient encore de méthodes graphiques dans lesquelles figuraient des paraboles de carton de divers paramètres. Le but de l’Académie était clairement exprimé : elle voulait des procédés à la fois directs et faciles. Le prix devait être donné en 1774 ; il fut remis. En 1778, Condorcet le partagea avec M. Tempelhoff. « Votre belle pièce, écrivait Lagrange à notre confrère (le 8 juin 1778), aurait eu le prix tout entier, si elle avait contenu l’application de votre théorie à quelque comète particulière. Cette condition était dans le programme. » La condition y était effectivement, mais Condorcet avait, comme il le disait lui-même, une répugnance extrême pour les calculs « qui exigent beaucoup d’attention sans la captiver. » Chacun a déjà compris que j’ai voulu désigner les calculs numériques.

Dans le glorieux contingent de découvertes mathématiques dont le monde est redevable à la France, figure une branche de calcul, encore très-mal appréciée, malgré les services qu’elle a déjà rendus, malgré tous ceux qu’elle promet encore : c’est le calcul des probabilités.

Je n’hésite pas à placer la découverte du calcul des probabilités parmi les titres scientifiques de notre pays, malgré les tentatives qu’on paraît vouloir faire pour l’en dépouiller. Ériger en inventeurs de ce calcul les auteurs de quelques remarques numériques, sans exactitude, sur les diverses manières d’amener une certaine somme de points dans le jet simultané de trois dés, serait une prétention sans base ; des préjugés nationaux invétérés pourraient à peine l’excuser.

Malherbe, à soixante-treize ans, voulait se battre contre le jeune meurtrier de son fils. « Vous êtes trop vieux, lui disait-on. — Ne voyez-vous pas, répondit le poëte, que la partie est tout entière à mon avantage : je ne hasarde qu’un denier contre une pistole. » Cette repartie était plus fortement imprégnée des principes du futur calcul que les remarques dont on a voulu s’étayer en faveur d’un pays voisin. Cependant, quelqu’un s’avisa-t-il jamais de dire : Enfin Malherbe vint, et ouvrit de nouvelles voies aux mathématiques ? Les vrais, les incontestables inventeurs du calcul des probabilités, sont Pascal et Fermat.

Dans le nombre des éminents services que ce calcul a déjà rendus à l’humanité, il faut citer en première ligne l’abolition de la loterie et de plusieurs autres jeux, qui, eux aussi, étaient de déplorables piéges tendus à la cupidité, à la crédulité et à l’ignorance. Grâce aux principes évidents et simples sur lesquels la nouvelle analyse se fonde, il n’est pas aujourd’hui de moyens de déguiser la fraude dont les combinaisons financières seraient entachées. Les escomptes, les annuités, les tontines, les assurances de toute nature, n’ont plus rien d’obscur, de mystérieux.

Sur ce terrain, les applications des probabilités ont été admises sans trop de résistance. Mais lorsque Condorcet, à la suite de quelques essais de Nicolas Bernoulli, fit incursion, à l’aide du nouveau calcul, dans le domaine de la jurisprudence et des sciences morales ou politiques, un soulèvement presque général dut l’avertir que sa prise de possession n’aurait pas lieu sans un combat animé. À vrai dire, le combat dure encore. Pour le faire cesser, il faudrait, d’une part, que les géomètres consentissent à exposer les principes des probabilités en termes clairs, précis, dégagés autant que possible d’expressions techniques ; il faudrait, d’autre part, et ceci est bien plus difficile, amener la masse du public à reconnaître que l’appréciation de certaines matières très-complexes ne saurait être du domaine d’un premier aperçu ; qu’on ne doit pas se flatter de parler pertinemment de chiffres sans avoir au moins approfondi les principes de la numération ; enfin, qu’il existe des vérités, des connexions légitimes, en dehors de celles dont on a puisé les rudiments dans des impressions de jeunesse ou dans la lecture des ouvrages classiques. Pour comprendre que les tribunaux civils et criminels doivent être constitués de manière qu’un innocent coure très-peu de risques d’être condamné ; pour comprendre aussi que les chances d’une condamnation injuste seront d’autant moindres que le jugement devra être rendu à une plus grande majorité, il suffit des sentiments d’humanité les plus ordinaires et des simples lumières naturelles. Le problème devient plus compliqué, s’il s’agit de concilier la juste garantie qu’il faut assurer aux innocents, avec le besoin qu’éprouve la société de ne pas laisser échapper trop de coupables ; alors la simple raison ne conduit plus qu’à des résultats vagues ; le calcul seul peut leur donner de la précision.

Répétons-le, il y a, dans les décisions judiciaires, certaines faces, certains points de vue du ressort du calcul. En portant dans ce dédale le flambeau de l’analyse mathématique, Condorcet n’a pas seulement fait preuve de hardiesse : il a de plus ouvert une route entièrement nouvelle. En la parcourant d’un pas ferme, mais avec précaution, les géomètres doivent découvrir dans l’organisation sociale, judiciaire et politique des sociétés modernes, des anomalies qu’on n’a pas même soupçonnées jusqu’ici.

Il est de toute évidence que, dans ses incursions sur le domaine de la jurisprudence, le calcul des probabilités a uniquement pour objet de comparer numériquement les décisions obtenues à telle ou telle majorité ; de trouver les valeurs relatives de tel ou tel nombre de témoignages ; je puis donc signaler avec sévérité à la conscience publique les passages que La Harpe, dans sa Philosophie du xviiie siècle, a consacrés à ces applications des mathématiques. On y verra, j’ose le dire, avec stupéfaction, le rhéteur accuser notre confrère de vouloir toujours se passer de témoins, et même de preuves écrites ; de prétendre les remplacer avantageusement par des formules analytiques. Au lieu de lui renvoyer les expressions si peu académiques : c’est un emploi « souverainement ridicule de la science ; » c’est une conquête « extravagante de la philosophie révolutionnaire ; cela démontre qu’on peut délirer en mathématiques, » chacun s’affligera de voir qu’un homme d’un talent réel soit tombé dans de si incroyables erreurs. Ce sera, au reste, une nouvelle preuve qu’il n’est permis à personne, pas même aux académiciens, de parler impunément de ce qu’ils n’ont pas étudié.

Je l’avouerai, les écrits mathématiques de Condorcet manquent de cette clarté élégante qui distingue à un si haut degré les Mémoires d’Euler et de Lagrange. D’Alembert, qui, lui-même, sous ce rapport, n’était pas entièrement irréprochable, avait vivement engagé notre ancien secrétaire, mais sans grand succès, à songer un peu plus à ses lecteurs. En mars 1772 il écrivait à Lagrange : « Je voudrais bien que notre ami Condorcet, qui a de la sagacité, du génie, eût une autre manière de faire ; apparemment, il est dans la nature de son esprit de travailler dans ce genre. »

Une pareille excuse a plus de fondement qu’on ne serait peut-être disposé à le croire. Euler, d’Alembert, Lagrange, avec un égal génie mathématique, avaient, en effet, des manières de travailler entièrement différentes.

Euler calculait sans aucun effort apparent, comme les hommes respirent, comme les aigles se soutiennent dans les airs.

Dans une lettre que j’ai sous les yeux, datée de 1769, d’Alembert se dépeignait à Lagrange en ces termes : « Il n’est pas trop dans ma nature de m’occuper de la même chose fort longtemps de suite. Je la laisse et je la reprends, autant de fois qu’il me vient en fantaisie, sans me rebuter, et pour l’ordinaire cette opiniâtreté éparpillée me réussit. »

Une troisième manière du génie me semble bien caractérisée par ce passage que je copie dans une note manuscrite de l’auteur de la Mécanique analytique :

« Mes occupations se réduisent à cultiver la géométrie, tranquillement, et dans le silence. Comme je ne suis pas pressé et que je travaille plutôt pour mon plaisir que par devoir, je ressemble aux grands seigneurs qui bâtissent : je fais, défais et refais, jusqu’à ce que je sois passablement content de mes résultats, ce qui néanmoins arrive très-rarement. »

Il était bon peut-être de montrer que la variété, que l’individualité existent dans les recherches mathématiques comme en toute autre chose ; que les voies les plus diverses peuvent également conduire un homme supérieur à trouver, dans les attractions mutuelles des corps célestes, la cause du changement d’obliquité de l’écliptique, la cause de la précession des équinoxes, et celle des mouvements de libration de la lune.

On s’est demandé, avec un sentiment de surprise bien naturel, comment Condorect renonça si facilement aux succès que la carrière scientifique lui promettait, pour se jeter dans les discussions d’un intérêt souvent très-problématique de l’économie sociale, et dans l’arène ardente de la politique ! Si ce fut une faute, bien d’autres, hélas ! s’en sont aussi rendus coupables. En voici, au surplus, l’explication :

Convaincu de bonne heure que l’espèce humaine est indéfiniment perfectible, Condorcet (je copie) « regardait le soin de hâter ses progrès comme une des plus douces occupations, comme un des premiers devoirs de l’homme qui a fortifié sa raison par l’étude et par la méditation. »

Condorcet exprimait la même pensée en d’autres termes, lorsque, après la destitution de Turgot, il écrivait à Voltaire : « Nous avons fait un bien beau rêve, mais il a été trop court. Je vais me remettre à la géométrie. C’est bien froid de ne plus travailler que pour la gloriole, quand on s’est flatté quelque temps de travailler pour le bien public. »

J’oserai ne pas admettre cette distinction. La gloriole dont parle Condorcet va tout aussi directement au bénéfice de l’humanité que les recherches philosophiques, économiques, auxquelles notre confrère avait pris tant de goût dans la société de Turgot. Le bien qu’on fait par les sciences a même des racines plus profondes, plus étendues que celui qui nous vient de toute autre source. Il n’est pas sujet à ces fluctuations, à ces caprices soudains, à ces mouvements rétrogrades qui portent si souvent la perturbation dans la société. C’est devant le flambeau des sciences que se sont dissipés cent préjugés anciens et abrutissants, maladies invétérées du monde moral et intellectuel. Si, entraîné jusqu’au paradoxe par une très-légitime douleur, Condorcet a voulu insinuer que les découvertes scientifiques n’ont jamais une influence directe et immédiate sur les événements du monde politique, je combattrai aussi cette thèse, sans même avoir besoin d’évoquer les noms retentissants de boussole, de poudre à canon, de machine à vapeur. Je prendrai un fait entre mille, pour montrer l’immense rôle qu’ont souvent joué les plus modestes inventions.

C’était dans l’année 1746. Le prétendant avait débarqué en Écosse, et la France lui envoyait de puissants secours. Le convoi français et l’escadre anglaise se croisent pendant une nuit très-obscure. Les vigies les plus exercées sont muettes ; elles ne voient, ne signalent absolument rien ; mais en quittant Londres, l’amiral Knowles, malheureusement pour la France et pour son allié, s’était muni d’une lunette de construction récente et fort simple, connue depuis sous le nom de lunette de nuit ; d’une lunette dans laquelle l’artiste avait complétement sacrifié le grossissement à la clarté. Ce nouvel instrument lui dessine vers l’horizon les silhouettes de nombreux navires ; il les poursuit, les atteint, les enlève : l’humble lunette de nuit vient de décider à jamais de la destinée des Stuarts.

Je ne sais, mais n’aurons-nous pas donné une explication assez naturelle de la tristesse qu’éprouvait Condorcet en revenant aux mathématiques, si nous remarquons que les géomètres les plus illustres eux-mêmes se montraient alors découragés. Ils se croyaient arrivés aux dernières limites de ces sciences. Jugez-en par ce passage que je copie dans une lettre de Lagrange à d’Alembert : « Il me semble que la mine est déjà trop profonde, et qu’à moins qu’on ne découvre de nouveaux filons, il faudra tôt ou tard l’abandonner. La chimie et la physique offrent maintenant des richesses plus brillantes et d’une exploitation plus facile. Aussi le goût du siècle paraît-il entièrement tourné de ce côté-là. Il n’est pas impossible que les places de géométrie, dans les académies, deviennent un jour ce que sont actuellement les chaires d’arabe dans les universités. »



NOMINATION DE CONDORCET À L’ACADÉMIE DES SCIENCES. — SON VOYAGE À FERNEY. — SES RELATIONS AVEC VOLTAIRE.


J’apprends, par une lettre de d’Alembert à L’arrange, que Condorcet aurait pu entrer à l’Académie en 1768, à l’âge de vingt-cinq ans ; ses parents ne le voulurent point. Faire des sciences son occupation officielle, son occupation principale, c’était à leurs yeux déroger.

Condorcet fut reçu en 1769. Sa famille s’était rendue, plutôt par lassitude que par conviction ; car six ans après, Condorcet, déjà secrétaire perpétuel de l’Académie, écrivait à Turgot : « Soyez favorable à M. Thouvenel ; c’est le seul de mes parents qui me pardonne de ne pas être capitaine de cavalerie. »

Je dois ranger parmi les premiers travaux académiques de Condorcet, un Mémoire inédit sur la meilleure organisation des sociétés savantes. Ce travail était destiné au gouvernement espagnol. Dominé par le besoin de calmer les susceptibilités de la cour de Madrid, l’auteur a rétréci outre mesure certaines faces de la question ; mais on y trouve des vues générales, fruit d’une expérience éclairée, et quelques anecdotes curieuses qui donnent la clef, jusqu’ici ignorée, de diverses prescriptions de nos anciens règlements académiques.

Il aurait fallu méconnaître entièrement l’Espagne du xviiie siècle pour songer à y établir une académie où les Médina Celi, les d’Ossuna, etc., considérés uniquement comme partie de la grandessa, n’auraient pas trouvé leur place. Condorcet faisait cette concession : il créait des membres honoraires, mais en stipulant une égalité de droits, de prérogatives, qui pouvait, suivant notre confrère, « relever les académiciens aux yeux du public, et peut-être à leurs propres yeux, car les savants eux-mêmes ne sont pas toujours philosophes. » « Enfin, disait Condorcet, pour que ce mélange de gens de qualité qui aiment les sciences, et de savants voués à leurs progrès, soit agréable aux uns et aux autres, il doit rappeler ce mot de Louis XIV : Savez-vous pourquoi Racine et M. de Cavoye, que vous voyez là-bas, se trouvent si bien ensemble ? Racine avec Cavoye se croit homme de cour ; Cavoye avec Racine se croit homme d’esprit. »

Peut-être me saurez-vous quelque gré si je divulgue ici, d’après le manuscrit de Condorcet, l’origine d’un article de la première charte de notre compagnie, article relatif aussi à la nomination des grands seigneurs.

« Lorsqu’on introduisit, dit notre confrère, des honoraires dans l’Académie des sciences, Fontenelle, voulant éviter qu’ils ne dégoûtassent les vrais savants par des hauteurs, par l’abus du crédit, imagina, comme une sorte de compensation, de faire mettre dans les règlements que la classe des honoraires serait la seule où les moines pourraient être admis. »

Dans l’espoir de décider les autorités espagnoles à ne jamais se régler, pour les choix, sur les principes religieux des candidats, Condorcet leur posait cette question : « Croyez-vous qu’une académie composée de l’athée Aristote, du brahme Pythagore, du musulman Alhasen, du catholique Descartes, du janséniste Pascal, de l’ultramontain Cassini, du calviniste Huygens, de l’anglican Bacon, de l’arien Newton, du déiste Leibnitz, n’en eût point valu une autre ? Pensez-vous qu’en pareille compagnie on ne se serait pas entendu parfaitement en géométrie, en physique, et que personne s’y fût amusé à parler d’autre chose ? »

Condorcet ne songeait pas à Madrid seulement en demandant, pour le directeur de l’Académie, une grande autorité et de larges prérogatives. Il voulait, ce sont ses propres expressions, « délivrer les savants de l’affront le plus propre à les dégoûter : celui d’être protégés par des subalternes. » C’est là, en effet, une plaie de tous les temps et de tous les pays.

Si le Mémoire de Condorcet voit jamais le jour, peut-être trouvera-t-on qu’il s’est prononcé d’une manière trop absolue contre l’admission des étrangers parmi les membres résidents des académies. En pareil cas, l’histoire dira, à la décharge de notre confrère, qu’au moment où il écrivait, le gouvernement français prodiguait ses faveurs à des étrangers médiocres, et négligeait des hommes supérieurs nés dans le pays. Elle montrera, par exemple, un Italien, Boscowich, pourvu d’une immense pension par les mêmes ministres qui refusaient à d’Alembert, malgré son génie et l’autorité des règlements, la réversibilité de 1200 livres de rente provenant de la succession de Clairaut. On verra, enfin, chose incroyable, ce même personnage que Lagrange et d’Alembert traitaient avec le plus grand dédain dans les lettres que j’ai sous les yeux, vouloir entrer à l’Académie sans attendre une vacance, et être sur le point de réussir, grâce à l’admiration niaise qu’on a constamment professée dans cette capitale, pour tout homme dont le nom à une terminaison étrangère.

Jusqu’en 1770, Condorcet avait paru vouloir se borner exclusivement aux études mathématiques et économiques. À partir de cette année, il se jeta aussi dans le tourbillon littéraire. Personne n’hésitera sur la cause de cette résolution, quand on aura remarqué qu’elle suivit de trèsprès, par la date, le voyage que d’Alembert et Condorcet firent à Ferney.

À son retour, le jeune académicien de vingt-sept ans écrivait à Turgot, intendant du Limousin : « J’ai trouvé Voltaire si plein d’activité et d’esprit qu’on serait tenté de le croire immortel, si un peu d’injustice envers Rousseau, et trop de sensibilité au sujet des sottises de Fréron, ne faisaient apercevoir qu’il est homme… » À l’occasion de quelques articles du Dictionnaire philosophique, alors inédit, articles dont l’importance ou l’originalité pouvaient être l’objet d’un doute, Condorcet disait dans une lettre : « Voltaire travaille moins pour sa gloire que pour sa cause. Il ne faut pas le juger comme philosophe, mais comme apôtre. »

Certains travaux de Voltaire pouvaient-ils être appréciés avec plus de mesure, de goût, de délicatesse ?

Le malheureux Gilbert disait dans sa célèbre épître :


Saint-Lambert, noble auteur dont la muse pédante
Fait des vers fort vantés par Voltaire qu’il vante.


Le poëte avait circonscrit son accusation ; cent prosateurs se chargèrent de la généraliser. Voltaire devint une sorte de Dalaï-Lama du monde intellectuel. Ses amis furent des courtisans dépourvus de dignité, dévoués aveuglément aux caprices du maître, et quêtant par des éloges outrés, par des complaisances sans bornes, une de ces lettres datées de Ferney, qui semblaient dans le monde un gage certain d’immortalité. En ce qui touche Condorcet, il suffira de quelques guillemets pour renverser tout cet échafaudage d’accusations flétrissantes.

Madame Necker reçut en 1776 des vers très-louangeurs de Voltaire. Son mari, successeur de Turgot au contrôle général des finances, avait aussi dans ces vers une large part d’éloges. Tout cela était assurément sans conséquence ; mais le rigorisme de Condorcet s’en émut ; il crut y voir un acte de faiblesse, dont la réputation du célèbre philosophe devait souffrir ; son inquiétude, son déplaisir débordèrent alors en termes d’une incroyable amertume :

« Je suis fâché de ces vers. Vous ne savez pas assez quel est le poids de votre nom… Vous ressemblez aux gens qui vont applaudir Arlequin quand il y a relâche à Zaïre… Je ne connais votre pièce que par ouï-dire ; mais ceux qui l’ont lue m’assurent qu’à propos de M. et Mme L’Enveloppe (M. et Mme Necker) vous parlez de Caton. Cela me rappelle un jeune étranger qui me disait : J’ai vu trois grands hommes en France : M. de Voltaire, M. d’Alembert et M. l’abbé de Voisenon. »

Un seul exemple d’indépendance, de loyale franchise, ne suffirait pas ; qu’on me permette d’autres citations.

Voltaire voulait faire jouer à Paris la tragédie qu’il avait composée dans son extrême vieillesse : Irène. Condorcet, craignant un échec, résistait aux instances pressantes qui lui arrivaient de Ferney, en s’appuyant sur des critiques judicieuses et fermes, tempérées par des paroles respectueuses à travers lesquelles on découvre toujours le disciple s’adressant à son maître. Voici, par exemple, ce que je lis dans une lettre de la fin de 1777 : « Songez, Monsieur, songez que vous nous avez accoutumés à la perfection dans les mouvements, dans les caractères, comme Racine nous avait accoutumés à la perfection dans le style… Si nous sommes sévères, c’est votre faute. »

Condorcet était un profond géomètre. Il appartenait à cette classe d’hommes d’études qui, sur la foi de quelques ana, n’assistent à la représentation des plus belles tragédies de Corneille, de Racine, que pour s’écrier à chaque scène : Qu’est-ce que cela prouve ? Voltaire devait donc tenir peu de compte des remarques d’un critique si incompétent. Écoutez, et jugez :

Ferney, le 12 janvier 1778.


« Mon philosophe universel, vos lumières m’étonnent, et votre amitié m’est de jour en jour plus chère. Je suis affligé et honteux d’avoir été d’un autre avis que vous, sur la dernière tentative d’un vieillard de quatre-vingt-quatre ans. J’avais cru, sur la foi de quelques pleurs que j’ai vu répandre à des personnes qui savent lire et se passionner sans chercher la passion, que si mon esquisse était avec le temps bien peinte et bien coloriée, elle pourrait produire à Paris un effet heureux. Je me suis malheureusement trompé. Je conviens d’une grande partie des vérités que vous avez la bonté de me dire, et je m’en dis bien d’autres à moi-même. Je travaillais à faire un tableau de ce croquis, lorsque vos critiques, dictées par l’amitié et par la raison, sont venues augmenter mes doutes. On ne fait rien de bien dans les arts d’imagination et de goût, sans le secours d’un ami éclairé. »


Je sens que j’insiste peut-être trop sur un point de la vie de Condorcet qui déjà doit vous paraître suffisamment éclairci. Cependant, j’éprouve l’invincible besoin de faire une troisième et dernière citation : c’est que, dans ce nouveau cas, la franchise de Condorcet s’éleva à la hauteur d’une belle et noble action.

Voltaire et Montesquieu ne s’étaient point aimés. Montesquieu l’avait même trop laissé paraître. Voltaire s’irrite de quelques brochures qu’on publie à ce sujet et rédige à Ferney, contre l’Esprit des Lois, des articles qu’il adresse à ses amis de Paris, en leur demandant de les publier. Condorcet ne cède point aux instances, quelque impérieuses qu’elles soient, de l’illustre vieillard. « Ne voyez-vous pas, lui mande-t-il, qu’on rapprocherait ce que vous dites aujourd’hui de Montesquieu, des éloges que vous lui avez donnés autrefois ? Ses admirateurs, blessés de la manière dont vous relevez quelques citations erronées, iraient chercher dans vos ouvrages des inadvertances semblables, et il serait impossible qu’on n’en découvrît pas. César, racontant ses propres campagnes dans les Commentaires, a bien commis lui-même des inexactitudes… Vous me pardonnerez, je l’espère, de ne pas adopter un avis auquel vous paraissez tenir beaucoup. Mon attachement me commande de vous dire ce qui sera avantageux, et non ce qui pourrait vous plaire. Si je vous aimais moins, je n’aurais pas le courage de vous contredire. Je sais les torts de Montesquieu ; il est digne de vous de les oublier. »

Ce langage loyal et noble redressera bien des fausses idées. Qui maintenant oserait dire que les philosophes du xviiie siècle s’étaient faits, en quelque sorte, les hommes liges de Voltaire ? La courte réponse de l’illustre vieillard aux remontrances de Condorcet, ne sera pas un document moins précieux dans l’histoire de notre littérature. Je ne commettrai pas la faute de la laisser enfouie dans mon portefeuille ; la voici :


« Il n’y a pas un mot à répondre à ce qu’un vrai philosophe m’a écrit le 20 juin. Je l’en remercie très-sincèrement. On voit toujours mal les choses quand on les voit de trop loin. Il ne faut jamais rougir d’aller à l’école, eût-on l’âge de Matussalem… Je vous renouvelle ma reconnaissance. »



CONDORCET SUCCESSEUR DE GRANDJEAN DE FOUCHY COMME SECRÉTAIRE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES. — APPRÉCIATION DE SES ÉLOGES DES ACADÉMICIENS.


Fontenelle avait jeté tant d’éclat sur les fonctions de secrétaire de l’Académie des sciences, qu’à sa mort personne ne voulut lui succéder. Après bien des sollicitations, Mairan consentit à occuper provisoirement ces fonctions, pour laisser à la compagnie savante le temps de faire un choix dont elle n’eût pas après coup à se repentir. On comprit enfin que le seul moyen d’éviter toute comparaison écrasante, serait de donner au neveu de Corneille un successeur résigné à ne pas l’imiter, et qui pût désarmer la critique par son extrême modestie. C’est dans ces circonstances qu’en 1743 Grandjean de Fouchy devint l’organe officiel de l’ancienne Académie.

Fouchy occupait cette place depuis plus de trente années, lorsque Condorcet entra dans la compagnie savante. Les infirmités du secrétaire perpétuel, son âge, lui faisaient désirer d’avoir un collaborateur, et il jeta les yeux sur son plus jeune confrère. C’était créer une sorte de survivance. Cela révolta la portion de l’Académie qui s’associait ordinairement aux inspirations de Buffon. Les amis de d’Alembert ne montrèrent pas moins d’ardeur en sens inverse.

Il est rare que des principes abstraits passionnent les hommes à ce degré ; aussi, pour tout le monde, la question bien posée était celle-ci : Le successeur de Fontenelle s’appellera-t-il Bailly ou Condorcet ?

Entre de tels concurrents la lutte ne pouvait manquer d’être noble et loyale, en ce qui dépendait seulement d’eux. Condorcet, toute sa vie profondément modeste, crut qu’il avait à donner la mesure de son expérience, de son habileté dans l’art d’écrire, et se mit à composer des éloges académiques.

Le règlement de 1699 imposait au secrétaire perpétuel l’obligation de payer un tribut de regret à la mémoire des académiciens que la mort moissonnait. Telle est l’origine de tant de biographies souvent éloquentes, toujours ingénieuses, que Fontenelle a laissées et qui se rapportent toutes à l’intervalle compris entre la dernière année du xviie siècle et 1740. L’homme amoureux de sa tranquillité fait ce que le devoir lui prescrit, et jamais davantage. C’est dire que Fontenelle se garda bien de remonter, dans les annales de la compagnie, au delà du moment de son entrée en fonctions. L’admirable collection qu’il nous a laissée présentait ainsi une lacune de trente-trois ans. Les académiciens décédés entre 1666 et 1699 n’avaient point eu de biographies. C’est dans ce tiers de siècle que Condorcet trouva les sujets de ce qu’il appelait ses exercices, et parmi eux, des savants tels que Huygens, Roberval, Picard, Mariotte, Perrault, Roëmer, etc.

Ces premiers éloges sont écrits avec une connaissance parfaite des matières traitées par les académiciens, et d’un style simple, clair, précis. Condorcet disait en les adressant à Turgot : « Si j’avais pu y mettre un peu de clinquant, ils seraient plus à la mode ; mais la nature m’a refusé le talent de rassembler des mots, l’un de l’autre étonnés, hurlant d’effroi de se voir accouplés. Je m’humilie devant ceux qu’elle a mieux traités que moi. »

Condorcet se trompait en montrant tant de défiance pour un travail qui lui donna dans l’Académie une imposante majorité, et dont Voltaire, d’Alembert et Lagrange ne parlaient jamais qu’avec une grande estime.

Le 9 avril 1773, d’Alembert écrivait à Lagrange : « Condorcet méritait bien la survivance de la place de secrétaire, par les excellents éloges, qu’il vient de publier, des académiciens morts depuis 1699… Ils ont eu ici un succès unanime. »

« Cet ouvrage, disait Voltaire à la date du 1er mars 1774, est un monument bien précieux. Vous paraissez partout le maître de ceux dont vous parlez, mais un maître doux et modeste. C’est un roi qui fait l’histoire de ses sujets. »

Un pareil suffrage assignait aux premiers essais de Condorcet, sous le double rapport du fond et de la forme, un rang d’où la malveillance a vainement tenté de les faire descendre.

Condorcet était à peine entré en relation avec M. de Fouchy, qu’il en reçut la mission d’écrire plusieurs éloges, entre autres celui du géomètre Fontaine, mort le 21 août 1771. Des difficultés imprévues vinrent aussitôt l’assaillir. Lorsque Condorcet traçait les biographies des premiers membres de l’Académie des sciences, un siècle avait mis toutes choses à leur véritable place : personnes, travaux et découvertes ; alors, il ne s’agissait guère, pour l’écrivain, que de promulguer, en termes plus ou moins heureux, les arrêts irrévocables et déjà connus de la postérité.

Dorénavant il allait se trouver aux prises avec les exigences presque toujours aveugles des familles, avec des susceptibilités contemporaines, quelquefois amies, habituellement rivales ; enfin, avec des opinions basées sur des préjugés et des haines personnelles, autant dire avec ce qu’il y a dans le monde intellectuel de plus difficile à déraciner.

Je soupçonne que Condorcet s’exagéra outre mesure les embarras, assurément réels, dont je viens de donner l’aperçu. Je suis du moins certain que la composition de son premier éloge d’un académicien contemporain fut extrêmement laborieuse. Dans sa correspondance avec Turgot, je le vois déjà très-occupé de Fontaine vers le milieu de 1772. Au commencement de septembre, il adressait à l’illustre intendant une première copie de son travail. Le même éloge retouché, remanié, reprenait un an plus tard, en septembre 1773, le chemin de Limoges.

Ce fut, on doit en convenir, pour un écrit de vingt-cinq pages in-8º bien du temps, de l’hésitation, du scrupule. Du moins, la maxime de Boileau n’avait pas été cette fois infructueuse. D’Alembert, écrivant à Lagrange, appelait l’éloge de Fontaine un chef-d’œuvre. Voltaire disait dans une lettre du 24 décembre 1773 : « Vous m’avez fait passer, Monsieur, une demi-heure bien agréable… Vous avez embelli la sécheresse du sujet, par une morale noble et profonde… qui enchantera tous les honnêtes gens… Si vous avez besoin de votre copie, je vous la renverrai en vous demandant la permission d’en faire une pour moi. »

Voltaire demandant, pour son usage personnel, la permission de copier l’éloge de Fontaine ! connaît-on un hommage au-dessus de celui-là ?

À l’éloge de Fontaine succéda celui non moins piquant, non moins ingénieux, non moins philosophique, de la Condamine. L’Académie et le public le reçurent avec des applaudissements unanimes.

Enfin, avec les seules exceptions des années 1775 et 1776, pendant lesquelles l’Académie n’éprouva aucune perte, le secrétaire eut à pourvoir annuellement, jusqu’en 1788, à trois, à quatre, et même à huit compositions analogues.

Le style de ces derniers éloges de Condorcet est grave et noble. On n’y aperçoit aucune trace de manière, de recherche ; aucun désir de faire effet par l’expression ; de couvrir sous la pompe, sous la bizarrerie du langage, la faiblesse, la fausseté de la pensée.

Notre confrère résista avec d’autant plus d’assurance à l’invasion du mauvais goût, à la confusion des genres, aux tendances dithyrambiques dont une certaine école commençait à faire l’essai, que Voltaire l’encourageait, qu’il lui écrivait de Ferney, à la date du 18 juillet 1774 : « C’est sans doute un malheur d’être né dans un siècle dégoûté ; mais, que voulez-vous : le public est à table depuis quatre vingts ans ; il boit de mauvaise eau-de-vie sur la fin du repas. »

C’est aujourd’hui chose assez généralement convenue, et propagée par ouï-dire, que Condorcet manque, dans ses éloges, de force, de chaleur, d’élégance, de sensibilité. J’oserai ne pas être de cet avis, sans même trop m’effrayer de mon isolement.

Que répondraient, en effet, ceux qui parlent de manque de force, si je leur citais ce portrait des académiciens, heureusement très-peu nombreux, dont les noms se sont trouvés mêlés à des brigues sourdes :

« De pareilles brigues ont toujours été l’ouvrage de ces hommes que poursuit le sentiment de leur impuissance ; qui cherchent à faire du bruit, parce qu’ils ne peuvent mériter la gloire ; qui, n’ayant aucun droit à la réputation, voudraient détruire toute réputation méritée, et fatiguent, par de petites méchancetés, l’homme de génie qui les accable du poids de sa renommée. »

J’oserai renvoyer les critiques qui ont reproché à Condorcet de manquer de sensibilité, aux passages suivants de l’éloge inédit des pères Jacquier et le Seur :

… « Leur amitié n’était pas de ces amitiés vulgaires que fait naître la conformité des goûts et des intérêts. La leur devait son origine à un attrait naturel et irrésistible. Dans ces amitiés profondes et délicieuses, chacun souffre toutes les souffrances de son ami, et sent tous ses plaisirs. On n’éprouve pas un sentiment, on n’a pas une pensée où son ami ne soit mêlé ; et si on s’aperçoit qu’on n’est pas un avec lui, c’est uniquement par la préférence qu’on lui donne sur soi-même. Cet ami n’est pas un homme que l’on aime, que l’on préfère aux autres hommes ; c’est un être à part et à qui rien ne ressemble : ce ne sont ni ses qualités, ni ses vertus qu’on aime en lui, puisqu’un autre aurait pu les avoir et qu’on ne l’aurait pas aimé de même ; c’est lui qu’on aime, et parce que c’est lui. Ceux qui n’ont point goûté ce sentiment peuvent seuls nier qu’il existe ; il faut les plaindre

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… » Dès l’instant où ils se furent rencontrés à Rome, tout fut commun entre eux : peines, plaisirs, travaux, la gloire même, celui de tous les biens peut-être qu’il est plus rare que deux hommes aient partagé de bonne foi. Cependant, chacun d’eux publia à part quelques morceaux, mais peu importants, et qui, selon le jugement de celui à qui ils appartenaient, n’auraient pas mérité de paraître avec le nom de son ami. Ils voulurent qu’il y eût dans les places qu’ils occupaient une égalité parfaite ; si l’un des deux obtenait une distinction, il ne songeait plus qu’à procurer à son ami une distinction égale. Un jour, dans un besoin d’argent, le père le Seur s’adressa à un autre qu’à son ami. Le père Jacquier lui en fit des reproches : Je savais que vous n’en aviez pas, lui dit le père le Seur, et vous en auriez emprunté pour moi à la même personne

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… « Le père Jacquier eut le malheur de survivre à son ami. Le père le Seur succomba à ses infirmités en 1770. Deux jours avant de mourir, il paraissait avoir perdu toute connaissance. « Me reconnaissez-vous ? » lui dit le père Jacquier peu d’instants avant sa mort. « Oui, répondit le mourant ; vous êtes celui avec qui je viens de résoudre une équation très-difficile. » Ainsi au milieu de la destruction de ses organes, il n’avait pas oublié quels furent les objets de ses études, et il se rappelait un ami avec qui tout lui avait été commun.

« Le père Jacquier fut arraché des bras de son ami mourant, par les amis qui, pour me servir des expressions du père Jacquier lui-même, ne voulaient pas avoir à les regretter tous deux.

« Il a repris une chaire que sa santé l’avait obligé de quitter. Moins occupé de prolonger les jours que l’amitié ne console plus, il veut du moins les remplir par des travaux utiles, et suspendre le sentiment d’une douleur dont rien ne peut le guérir. Il sait qu’il ne faut pas ajouter le poids du temps à celui du malheur, et que, pour les âmes qui souffrent, le loisir est la plus cruelle des tortures. »

L’appréciation que Condorcet a donnée des mérites divers de la Condamine pourrait, si je ne me trompe, être placée sans désavantage à côté de l’éloquente allocution que Buffon adressait à l’illustre voyageur, le jour de sa réception à l’Académie française. Elle soutiendrait aussi le parallèle avec tout ce que l’éloge du même académicien, prononcé par l’abbé Delille, son successeur, renferme le plus élégant.

Les compositions biographiques de Condorcet brillent par ce qui devait naturellement en faire l’essence. L’histoire de l’esprit humain y est envisagée de très-haut. Dans le choix des détails, l’auteur a constamment en vue l’instruction et l’utilité, plus encore que l’agrément. Sans trahir la vérité, dont les prérogatives doivent primer tout autre intérêt, toute autre considération, Condorcet est sans cesse dominé par cette pensée, que la dignité du savant se confond, à un certain degré, avec celle de la science ; que les applaudissements accordés à la peinture spirituelle de tel ou tel ridicule, sont de pauvres dédommagements du tort, quelque léger qu’il soit, qu’on a pu faire à la plus modeste branche des connaissances humaines.

On a trop attendu de Monsieur plus que Fontenelle, comme Voltaire appelait notre confrère sur l’adresse de plusieurs lettres inédites que j’ai dans les mains, en espérant trouver dans ses éloges des chapitres complétement rédigés d’une future histoire des sciences. Condorcet ne commit pas la faute de présenter à son auditoire des aliments trop savoureux, des aliments qui n’auraient pas été acceptés.

Notre ancien secrétaire se distingue surtout par la plus éclatante impartialité, par les pensées philosophiques et d’un intérêt général qu’il jette à pleines mains au milieu des plus simples circonstances biographiques ; par son abnégation constante de tout ressentiment personnel, de tout esprit de coterie, de toute pensée d’amour-propre. Condorcet caractérisait aussi bien ses propres ouvrages que ceux de Franklin, quand il disait de ces derniers : « On y chercherait vainement une ligne qu’on puisse le soupçonner d’avoir écrite pour sa gloire. »

La longue carrière de Franklin elle-même n’offre certainement pas un trait de modestie plus franc, plus net, plus explicite que celui qui est contenu dans ce passage de l’éloge de Fontaine : « J’ai cru un moment, disait ce géomètre, qu’un jeune homme avec qui on m’avait mis en relation valait mieux que moi ; j’en étais jaloux, mais il m’a rassuré depuis. »

« Le jeune homme en question, ajoute Condorcet, est l’auteur de cet éloge. »

La secte toujours si nombreuse et si active des envieux que la concorde importune, reçut un jour, par la bouche de Fontenelle, une leçon de bon sens, de sagesse, dont malheureusement elle a peu profité. La première édition du Siècle de Louis XIV venait de paraître. C’était une trop belle occasion d’irriter deux grands hommes l’un contre l’autre, pour qu’on négligeât d’en user. « Comment suis-je donc traité dans cet ouvrage ? demanda Fontenelle. — Voltaire, répondit-on, commence par déclarer que vous êtes le seul personnage vivant pour lequel il se soit écarté de la loi qu’il s’était faite de ne parler que des morts. — Je n’en veux pas savoir davantage, repartit le secrétaire de l’Académie. Quelque chose que Voltaire ait pu ajouter, je dois être content. »

Malgré quelques légères critiques, l’immortel auteur de l’Histoire naturelle, Buffon, n’aurait-il pas de même été content, s’il eût pu entendre ces magnifiques appréciations de son éloquence, sorties de la plume de Condorcet !

« Des traits qui semblent échapper à Buffon caractérisent la sensibilité et la fierté de son âme ; mais elle paraît toujours dominée par une raison supérieure ; on croit, pour ainsi dire, converser avec une pure intelligence, qui n’aurait de la sensibilité humaine que ce qu’il en faut pourse faire entendre de nous et intéresser notre faiblesse…
La postérité placera les ouvrages du grand naturaliste à côté des dialogues du disciple de Socrate et des entretiens du philosophe de Tusculum…

« M. de Buffon, plus varié, plus brillant, plus prodigue d’images que les deux grands naturalistes de la Grèce et de Rome, joint la facilité à l’énergie, les grâces à la majesté. Sa philosophie, avec un caractère moins prononcé, est plus vraie et moins affligeante. Aristote semble n’avoir écrit que pour les savants, Pline pour les philosophes, M. de Buffon pour tous les hommes éclairés. »

Après cette citation, je le demande, ferai-je tort à Condorcet si j’avoue que Buffon ne lui témoigna jamais aucune bienveillance ; qu’il fut le protecteur le plus actif de ses concurrents pour la place de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et pour celle de membre de l’Académie française ; que l’idée, vivement soutenue auprès des ministres de Louis XVI, d’une censure académique qui eût sans cesse entravé dans sa marche l’historien de nos travaux, appartenait à Buffon ; que d’Alembert, enfin, lorsqu’il mandait à Lagrange, en date du 15 avril 1775 : « Nous essuyons à l’Académie des sciences, M. Condorcet et moi, des tracasseries qui nous dégoûtent de toute étude sérieuse, » désignait catégoriquement l’illustre naturaliste. Ces divisions déplorables, sur lesquelles je n’entends, au surplus, émettre aucune opinion, nous ont été révélées par la correspondance de La Harpe et une foule de pièces inédites ; mais on en chercherait vainement des traces, et cette remarque a bien son prix, dans les éloges du loyal secrétaire de l’ancienne Académie.

Fontenelle a laissé quelques lacunes dans ses Éloges des académiciens morts de 1699 à 1740. Est-ce à dessein ? On serait tenté de le croire en remarquant, parmi les noms oubliés, ceux du duc d’Escalonne, du fameux Law et du Père Gouye. Je ne léguerai pas, en ce qui concerne Condorect, un pareil doute à nos successeurs. S’il ne fit point l’éloge du duc de La Vrillière, c’est qu’à ses yeux le titre d’honoraire de l’Académie n’avait pas eu le privilége de rendre honorable le ministre qui, toute sa vie, s’était fait un jeu cruel et scandaleux des lettres de cachet. Des amis timides calculaient-ils avec inquiétude le danger d’irriter M. de Maurepas, premier ministre et beau-frère de M. de La Vrillière, Condorcet répondait : « Aimeriez-vous mieux que je fusse persécuté pour une sottise que pour une chose juste et morale ? Songez-y bien, d’ailleurs : on me pardonnera plus facilement mon silence que mes paroles, car je suis bien résolu à ne point trahir la vérité. »

L’homme qui agit ainsi, Messieurs, court le risque de troubler sa vie, mais il honore les sciences et les lettres.



ÉLOGE DE MICHEL DE L’HÔPITAL. — LETTRE D’UN THÉOLOGIEN À L’AUTEUR DU DICTIONNAIRE DES TROIS SIÈCLES. — LETTRE D’UN LABOUREUR DE PICARDIE À M. NECKER, PROHIBITIF. — RÉFLEXIONS SUR LE COMMERCE DES BLÉS. — NOUVELLE ÉDITION DES PENSÉES DE PASCAL. — ENTRÉE DE CONDORCET À L’ACADÉMIE FRANÇAISE.


Nous avons suivi pas à pas jusqu’ici le géomètre, le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Maintenant nous verrons notre confrère se jeter dans la polémique ardente des partis littéraires et philosophiques. Plusieurs fois il y paraîtra sans se nommer, pour ne pas augmenter, disait-il, les ennemis de sa cause de tous les ennemis de sa personne.

Condorcet était déjà secrétaire en titre de notre compagnie, lorsque l’Académie française mit au concours l’Éloge de Michel de L’Hôpital. Entraîné par la beauté, par la grandeur du sujet, notre confrère se jeta étourdiment dans la lice, comme aurait pu le faire un jeune homme sans antécédents connus, sans réputation acquise. Il n’obtint pas le prix. On accorda la préférence à la pièce, aujourd’hui complétement oubliée, de l’abbé Rémi.

Il m’a été donné de retrouver quelques-unes des causes qui amenèrent cet échec. Peut-être méritent-elles de nous arrêter un instant.

Que désirait l’Académie française en proposant l’Éloge de L’Hôpital pour sujet de prix ? un aperçu sur les œuvres littéraires de l’illustre chancelier, une appréciation générale de ses actes politiques et administratifs ; un hommage à sa mémoire, écrit d’un style noble et soutenu. Aujourd’hui, ce genre de composition est peu goûté du public ; aussi, on se hasarderait presque à qualifier de discours à effet, d’amplification, ce que voulait la célèbre assemblée.

Ce n’est pas ainsi que Condorcet envisagera le thème qu’on lui présente. Dans son esprit, l’utilité prime tout autre genre de mérite. La vie de L’Hôpital lui semble pouvoir être offerte en exemple « à ceux qui, se trouvant placés dans des circonstances difficiles, auraient à choisir entre leur repos et le bonheur public. » Il n’hésite plus, c’est la vie de L’Hôpital qu’il écrira.

La vie de L’Hôpital ! mais c’est l’histoire d’un siècle affreux, d’une longue suite de concussions éhontées, de désordres, d’événements barbares, d’actes cruels d’intolérance, de fanatisme. Le cadre devient immense ; il ne dépasse, toutefois, ni les forces, ni le savoir, ni le zèle de l’écrivain.

Dans son bel ouvrage, Condorcet nous montre d’abord L’Hôpital en Italie, chez le connétable de Bourbon, au parlement et au concile de Bologne. On le voit ensuite à la tête des finances. Plus tard, c’est le chancelier, le ministre, l’homme d’État, dont les actes se déroulent devant le lecteur.

Une vie si pleine, si glorieuse, ne pouvait être convenablement appréciée dans un écrit de soixante minutes de lecture, comme le demandait l’Académie. Aussi, Condorcet ne tint aucun compte de la prescription : son éloge avait trois fois plus d’étendue que ne le voulait le programme. La mise hors de concours était donc pour notre confrère un événement prévu. Je ne pense pas que nous devions nous montrer aussi faciles au sujet des critiques que l’ouvrage fit naître dans l’aréopage littéraire, et dont l’auteur du Lycée a conservé divers échantillons.

Suivant La Harpe, le style de l’éloge de L’Hôpital manque de nombre. Le reproche me paraîtrait plus grave si l’on avait dit, si surtout on avait pu dire : Le style manque de trait, de nerf et de correction ; les idées n’ont ni nouveauté ni profondeur. Il est vrai qu’en ce cas la réfutation eût été très-facile, et qu’elle se serait réduite à de courtes citations ; à celles-ci, par exemple :

Si Bertrandi (garde des sceaux d’Henri II) a échappé à l’exécration des siècles suivants, c’est que, toujours vil au sein de la puissance, toujours subalterne, même en occupant les premières places, il fut trop petit pour attirer les regards.

« Tous les citoyens pleuraient la ruine de leur patrie ; L’Hôpital seul espérait encore. Jamais l’espérance n’abandonne les grandes passions. L’amour du bien public était chez le chancelier une passion véritable ; il en avait tous les caractères, même les illusions. L’Hôpital jugeait les obstacles, mais il sentait ses forces. »

Le style a de l’obscurité ! C’est, ce me semble, un devoir rigoureux de formuler de pareilles critiques avec une incontestable clarté ; or, je ne sais ce que La Harpe entend par des « phrases qui se redoublent les unes dans les autres. » Je le comprends parfaitement, au contraire, lorsqu’il nous dit : « Le ton (de Condorcet) est souvent au-dessous d’une narration noble. Il parle d’échalas carrés, de bûches et de petits pâtés dans l’éloge d’un chancelier : Bossuet en aurait été un peu étonné. »

Nous devons nous persuader ici, par esprit de corps, que la remarque de La Harpe n’exerça pas d’influence sur la décision de l’Académie. Savez-vous, en effet, où figurent les termes que vous venez d’entendre, ces termes dont le critique se montre si indigné, que, par voie de contraste, ils reportent ses idées sur l’éloquence majestueuse de l’aigle de Meaux ? C’est dans une citation, dans une note où Condorcet signale avec raison les étranges, disons mieux, les déplorables règlements que le système prohibitif inspira jadis à l’esprit, cependant, si droit, si élevé, de Michel de L’Hôpital.

Oui, Messieurs, le fait est vrai : le vertueux chancelier défendit de crier des petits pâtés dans les rues, et cela, il faut bien l’avouer, car ses expressions n’admettent pas d’équivoque, pour ne pas exposer les pâtissiers à l’oisiveté, et le public à des indigestions. Qu’on en rie aujourd’hui, qu’on s’en étonne tant qu’on voudra, les bûches et les échalas carrés n’en étaient pas moins proscrits. Les lois de l’époque allaient jusqu’à déterminer la forme des hauts-de-chausse et des vertugadins. De telles citations montrent clairement à quel point les hommes de génie eux-mêmes subissent l’influence de leur siècle ; mais je ne saurais, en vérité, à quelle influence Condorcet aurait obéi, s’il eût substitué des périphrases aux expressions techniques que L’Hôpital, de sa main de poëte, consigna dans les lois ; s’il avait essayé du style descriptif à propos de vertugadins, d’échalas et de petits pâtés.

Voltaire, en tous cas, était loin de s’associer aux demandes, aux désirs de La Harpe et de ses confrères ; car, le 3 octobre 1777, il mandait à M. de Vaines : « Je viens de lire avec une extrême satisfaction, le L’Hôpital de M. de Condorcet : tout ce qu’il fait est marqué au coin d’un homme supérieur. »

Je trouve ces paroles non moins significatives, dans une lettre inédite de Franklin : « J’ai lu avec le plus grand plaisir votre excellent éloge de L’Hôpital. Je savais déjà que vous étiez un grand mathématicien ; maintenant, je vous considère comme un des premiers hommes d’État de l’Europe. »

De pareils suffrages ont la valeur d’une décision académique.

« La Lettre d’un théologien à l’auteur du Dictionnaire des trois siècles, est un des écrits les plus piquants qu’on ait publiés depuis quelques années. Cette brochure, sans nom d’auteur, a été attribuée, généralement, à l’illustre patriarche de Ferney. Jamais il n’a été trouvé plus gai dans sa critique et plus malignement bonhomme. »

C’est en ces termes qu’une correspondance devenue depuis publique et célèbre, annonçait, en 1774, l’apparition de l’opuscule anonyme de Condorcet.

Voltaire, à qui le secret n’avait pas été divulgué, écrivait à notre confrère, le 20 août 1774 : « Il y a dans la Lettre d’un théologien des plaisanteries et des morceaux d’éloquence dignes de Pascal. » Le patriarche prouvait ensuite sans peine que, malgré le bruit public, l’abbé de Voisenon ne pouvait être l’auteur d’une pièce si remarquable. Quant à lui, Voltaire, il espérait échapper au soupçon, car la lettre supposait des connaissances mathématiques profondes, et, ajoutait-il : « Depuis les injustices que j’essuyai sur les éléments de Newton, j’ai renoncé, il y a quarante ans, à ce genre d’études. »

Les hardiesses de la Lettre d’un théologien causèrent à Voltaire de très-vives inquiétudes. Il s’en expliquait avec tout le monde. Je ne veux pas, disait-il, à quatre-vingt trois ans mourir ailleurs que dans mon lit. En écrivant à M. d’Argental (17 août 1774), il caractérisait ainsi l’auteur de l’opuscule : « On ne peut être, ni plus éloquent, ni plus maladroit. Cet ouvrage, aussi dangereux qu’admirable, armera sans doute les ennemis de la philosophie… Je ne veux ni de la gloire d’avoir fait la Lettre d’un théologien, ni du châtiment qui la suivra… Je suis fâché qu’on ait gâté une si bonne cause, en la défendant avec tant d’esprit. » Ailleurs, Voltaire s’écriait : « Fallait-il donc se permettre de publier un ouvrage aussi audacieux, quand on ne commandait pas à deux cent mille soldats ! » Il déclarait, enfin, à toute occasion, sous toutes les formes, ne pas être l’auteur de la Lettre d’un théologien ; mais, qu’on le remarque bien, c’était toujours dans un besoin de repos, dans la crainte de persécutions ; jamais dans un intérêt d’amour-propre.

Voyez, au contraire, si, lorsque M. de Tressan attribuait, très-imprudemment, à Voltaire l’épître médiocre d’un prétendu chevalier de Morton, Écossais, le patriarche ne réclamait pas à la fois, et avec une égale vigueur, dans l’intérêt de l’homme et dans celui du poëte : « Je suis, écrivait-il à Condorcet, le Marphorio à qui l’on attribue toutes les pasquinades… Je ne fais pas des vers tels que ceux-ci ;… tels que ceux-là ;… c’est une honte de me les attribuer. Je me déciderai à prouver par écrit que ma prétendue épître ne vaut pas grand’chose. »

Rien de semblable, je le répète, ne se remarque dans les plaintes de Voltaire sur la Lettre d’un théologien. La paternité qu’on lui impute le contrarie vivement, mais c’est seulement à cause des tracasseries qui peuvent en être la suite. Nulle part il ne dit, nulle part il n’insinue même que les suppositions du public aient blessé l’homme de lettres.

Je livre ces réflexions à tous ceux qui, dans leur aveugle passion, ont refusé à Condorcet de la finesse, de la gaieté, du style.

Dans la société de d’Alembert, notre ancien confrère était devenu géomètre, Turgot lui inspira à son tour le goût de l’économie sociale. Leurs idées, leurs espérances, leurs sentiments s’étaient complétement identifiés. Il serait vraiment impossible de citer un seul point d’une science, si ouverte aujourd’hui à la controverse, sur lequel Turgot et Condorcet aient différé, même par d’imperceptibles nuances.

Ils étaient persuadés l’un et l’autre qu’en matière de commerce, « une liberté entière et absolue est la seule loi utile et même juste ; » ils croyaient que la protection accordée « à un genre particulier d’industrie nuit à leur ensemble ;… » que les précautions minutieuses dont les législateurs avaient cru devoir surcharger leurs règlements, fruits de la timidité et de l’ignorance, étaient, sans compensation aucune, la source de gênes, de vexations intolérables et de pertes réelles.

Turgot et Condorcet s’unirent plus étroitement encore, si j’ose le dire, sur la question spéciale du commerce des grains. Ils soutinrent que l’entière liberté de ce commerce était également utile aux propriétaires, aux cultivateurs, aux consommateurs, aux salariés ; que d’aucune autre manière on ne pouvait réparer l’effet des disettes locales, faire baisser les prix moyens et diminuer l’échelle des variations, objet plus important encore, car les prix moyens servent à régler les salaires des ouvriers. Si ces principes rigoureux étaient une invitation formelle à ne jamais céder aux clameurs désordonnées, aux préjugés populaires, d’une autre part, les deux économistes proclamaient hautement que, dans les temps de disette, le gouvernement doit des secours aux pauvres. Ces secours, ils ne voulaient pas les accorder en aveugle ; ils auraient été le prix d’un travail.

Turgot et son ami professaient la maxime qu’il existe, pour tous les hommes, des droits naturels qu’aucune loi ne peut légitimement leur enlever. Parmi ces droits imprescriptibles, ils plaçaient en première ligne celui de disposer de son intelligence, de ses bras et de son travail. Nos philosophes voulaient donc l’abolition d’un grand nombre de formalités souvent bizarres et toujours coûteuses, qui avaient fait de l’état d’ouvrier un odieux esclavage.

Si les maîtrises, si les jurandes étaient le désespoir des artisans, des ouvriers des villes, les corvées frappaient tout aussi sévèrement les ouvriers des campagnes.

Les corvées condamnaient à travailler, sans salaire, des hommes qui n’avaient que leur salaire pour vivre ; elles permettaient de prodiguer le travail, parce qu’il ne coûtait rien au trésor royal. La forme des réquisitions, la dureté du commandement, la rigueur des amendes, joignaient l’humiliation à la misère. Turgot et Condorcet s’étaient déclarés les plus ardents adversaires de cette cruelle servitude.

Les deux philosophes n’étaient pas de ces hommes qui deviennent tolérants pour le crime, à force de le voir commettre. L’infâme trafic de la traite des nègres avait excité toutes leurs antipathies. Si le temps et l’espace me le permettaient, je pourrais transcrire ici une lettre toute récente de M. Clarckson, dans laquelle ce vénérable vieillard rend un hommage touchant aux efforts actifs de Condorcet, en faveur de la sainte croisade qui a rempli sa longue vie. C’est donc très-légitimement que notre David a placé, sur les bas-reliefs de sa belle statue de Gutenberg, la noble figure de l’ancien secrétaire de l’Académie, parmi celles des premiers, des plus ardents ennemis du « honteux brigandage qui, depuis deux siècles, dépeuplait, en le corrompant, le continent africain. »

À la mort de Louis XV, la voix publique appela Turgot au ministère. On lui confia d’abord la marine ; un mois après (le 24 août 1774), les finances.

Dans sa nouvelle et brillante position, Turgot n’oublia pas le confident intime de ses pensées économiques et philosophiques ; il nomma Condorcet inspecteur des monnaies.

Condorcet accepta cette faveur en des termes qui me semblent mériter d’être conservés. Les voici :

« On dit, dans un certain public, que l’argent ne vous coûte pas quand il s’agit d’obliger vos amis. Je serais désolé de donner à ces propos ridicules quelque apparence de fondement. Je vous prie donc de ne rien faire pour moi dans ce moment. Quoique peu riche, je ne suis pas pressé. Laissez-moi remplir la place de M. de Forbonnais. Chargez-moi d’un travail important : de la réduction des mesures, par exemple ; attendez enfin que mes efforts aient vraiment mérité une récompense. »

Turgot, pendant son ministère, conçut, en 1775, un plan général de navigation intérieure du royaume. Ce plan embrassait un vaste système de travaux pour le perfectionnement des petites et des grandes rivières ; pour le creusement des canaux destinés à relier entre elles ces voies naturelles de communication. Le célèbre ministre avait à se défier également des amateurs du grandiose ; de ceux qui, voyant certaines rivières seulement séparées sur la carte par un peu de papier blanc, tiraient des traits des unes aux autres et appelaient cela leurs projets ; de ceux, enfin, qui ne savaient ni jauger les eaux courantes, ni calculer leurs effets. Aussi s’empressa-t-il d’attacher à son administration trois géomètres de l’Académie des sciences : d’Alembert, Condorcet et Bossut. Leur mission était d’examiner les projets, et, plus encore, de remplir les lacunes de l’hydrodynamique qui, souvent, empêchaient de prononcer en connaissance de cause.

Cette création ne survécut pas à la destitution de Turgot. Malgré sa très-courte durée, elle a laissé dans la science des traces durables. Peut-être, cependant, ne s’est-on pas assez souvenu, dans plus d’une circonstance, de ce conseil contenu dans un mémoire de Cordorcet au ministre :

« Ne vous fiez qu’aux gens qui, eussent-ils joint la Loire au fleuve Jaune de la Chine, n’en auraient pas plus de vanité pour cela, et ne croiraient avoir eu besoin que de zèle et de quelques connaissances. »

L’extrait suivant d’une lettre de d’Alembert à Lagrange terminera dignement la courte notice que je viens de donner des travaux exécutés par les trois géomètres, amis de Turgot :

« On vous dira que je suis directeur des canaux de navigation avec 6,000 francs d’appointements. Fausseté ! Nous nous sommes chargés, MM. Condorcet, Bossut et moi, par amitié pour M. Turgot, de lui donner notre avis sur ces canaux ; mais nous avons refusé les appointements que monsieur le contrôleur des finances nous offrait pour cela. »

Lorsque Turgot, devenu ministre, voulut réaliser les améliorations qu’il avait conçues comme simple citoyen ; lorsque le contrôleur général des finances se trouva en face de la cupidité des courtisans, de la morgue des parlements et de l’esprit de routine de presque tout le monde ; lorsque des soulèvements redoutables eurent fait naître des doutes sur la bonté de ses plans, Condorcet ne resta pas simple spectateur de la lutte ; il s’y mêla, au contraire, avec une ardeur extrême.

C’est à la réfutation de l’ouvrage de Necker contre la libre circulation des grains qu’il consacra plus spécialement sa plume. Une première fois, il adopta la forme ironique, dans la prétendue Lettre d’un laboureur de Picardie à M. Necker prohibitif. Voltaire, à cette occasion, écrivait à notre confrère, le 7 août 1775 :

« Ah ! la bonne chose, la raisonnable chose, et même la jolie chose que la Lettre au prohibitif. Cela doit ramener tous les esprits, pour peu qu’il y ait encore à Paris du bon sens et du bon goût. »

Je n’oserai pas dire que le bon goût et le bon sens avaient déserté la capitale ; mais je sais que la spirituelle Lettre au prohibitif ramena peu de monde, et que Condorcet se crut obligé de publier une nouvelle réfutation plus détaillée, plus méthodique, plus complète, de l’ouvrage du célèbre et riche banquier genevois.

Ce second écrit était modestement intitulé ; Réflexions sur le commerce des blés. L’auteur y étudiait, successivement, comment les subsistances se reproduisent, et comment on peut réparer la différence qui se manifeste quelquefois dans les récoltes d’un lieu à l’autre ; la manière dont se règlent, dont se proportionnent les salaires. Il traitait du prix moyen et de son influence, de l’égalisation des prix, des effets de la liberté indéfinie du commerce, des avantages politiques de cette liberté. Condorcet examinait ensuite les prohibitions, soit d’une manière générale, soit dans leurs rapports avec le droit de propriété et avec la législation. Descendant enfin de ces abstractions à des questions un tant soit peu personnelles, quoique dégagées de noms propres, il se demandait comment les auteurs prohibitifs avaient acquis de la popularité ; il cherchait l’origine des préjugés du peuple proprement dit, et de ceux qui, au sujet du commerce des blés, étaient peuple sans s’en apercevoir ; il complétait enfin son œuvre par des réflexions critiques touchant certaines lois prohibitives, et les obstacles qui s’opposaient alors au bien que la liberté pouvait produire.

Toutes les faces d’un très-difficile problème avaient été ainsi franchement abordées, d’un style mâle et sévère. L’ouvrage n’était pas une simple brochure : il embrassait plus de deux cents pages d’impression. Sa publication excita un soulèvement général parmi les nombreux clients de Necker. Des personnages du plus haut rang dans les lettres devinrent aussi, à partir de cette époque, les implacables ennemis de Condorcet. L’Académie des sciences et l’Académie française elles-mêmes ressentirent d’une manière fâcheuse, et pendant de longues années, l’effet de ces tristes discordes.

L’esprit dégagé de toute prévention, je me suis demandé si notre confrère outre-passa, en cette circonstance, les bornes d’une critique légitime. Je ne suppose pas qu’on ait voulu lui contester la faculté, dont il usa suivant sa conscience, de présenter l’écrit de Necker comme une simple traduction, en langage grave, pompeux, des célèbres dialogues de l’abbé Galiani. Je crois que Condorcet était aussi dans son droit en rappelant, à cette occasion, « une statue grecque élégante et svelte, qu’un empereur romain fit dorer, et qui perdit toutes ses grâces. » Ceci écarté, en parcourant l’ouvrage de l’ancien secrétaire de l’Académie, je n’y trouve plus qu’une note qui ait pu exciter l’irritabilité des plus chauds partisans de Necker. Cette note fait mention d’un grand seigneur, désigné seulement par des initiales, qui avait fait une mauvaise traduction de Tibulle. Ses amis, inquiets, voyaient d’avance les critiques troubler son bonheur, et cherchaient à le consoler. « Ne craignez rien pour ma réputation d’auteur, leur dit-il, je viens de prendre un meilleur cuisinier. »

La voilà donc connue la terrible épigramme qui troubla la cour et la ville, qui porta la discorde au sein de deux Académies, qui mit en danger la liberté de notre confrère. J’étais très-disposé à la blâmer. Il eût suffi qu’on me prouvât que Condorcet ne se trouvait pas en état de légitime défense, que Necker et ses adhérents n’avaient dirigé contre lui et contre Turgot aucune parole blessante : or, tel n’était pas, à beaucoup près, l’état des choses.

Buffon écrivait au célèbre banquier : « Je n’avais rien compris à ce jargon d’hôpital de ces demandeurs d’aumônes que nous appelons économistes. »

Necker accusait les mêmes écrivains « de chercher à tromper les autres, et de s’en imposer à eux-mêmes » Il les peignait comme des imbéciles, et s’oubliait même au point de les comparer à des bêtes féroces. Sa brochure contre la libre circulation des grains avait d’ailleurs été publiée, d’une manière fort inopportune, entre les émeutes sanglantes de Dijon et de Paris.

C’est au lecteur de décider si celui-là avait bien le droit de se plaindre, qui, après s’être servi d’une dague, n’avait reçu de son adversaire qu’une piqûre d’épingle.

Je disais tout à l’heure comment Condorcet entra dans l’administration des monnaies ; il en sortit avec non moins de noblesse. Dès que Necker devint contrôleur général des finances, notre confrère écrivit à M. de Maurepas :

« Je me suis prononcé trop hautement sur les ouvrages de M. Necker et sur sa personne, pour que je puisse garder une place qui dépend de lui. Je serais fâché d’être dépouillé, et encore plus d’être épargné, par un homme dont j’aurais dit ce que ma conscience m’a forcé de dire de M. Necker. Permettez donc que ce soit entre vos mains que je remette ma démission. »

Condorcet n’épuisait pas tellement sa verve sur les hérésies contemporaines, qu’il ne lui en restât encore une bonne part pour combattre les erreurs des anciens auteurs, même des plus illustres.

Personne n’ignore que Pascal s’occupait, peu d’années avant sa mort, d’un ouvrage destiné à prouver la vérité de la religion chrétienne. Cet ouvrage ne fut pas achevé. D’Arnaud et Nicole en publièrent des extraits, sous le titre de : Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets. Condorcet, soupçonnant que ce recueil avait été mis au jour dans les intérêts d’un parti et de certains systèmes mystiques beaucoup plus qu’en vue de la gloire de l’auteur, se procura, au commencement de 1796, une copie complète des manuscrits de Pascal, y puisa divers passages que les solitaires de Port-Royal, dans leurs consciences de jansénistes, s’étaient crus obligés de sacrifier, les coordonna méthodiquement, et composa de l’ensemble un volume de 507 pages in-8º, dont tous les amis de l’auteur reçurent des exemplaires, mais qui ne fut pas mis en vente. Avouons-le franchement, cette nouvelle édition des Pensées pèche comme celle de d’Arnaud, quoiqu’en un esprit tout opposé, par des suppressions systématiques. Hâtons-nous d’ajouter qu’on y trouve un Éloge de Pascal, dans lequel le géomètre puissant, le physicien ingénieux, le penseur profond, l’écrivain éloquent, sont appréciés de plus haut et avec la plus noble impartialité. Condorcet joignit des commentaires critiques à plusieurs pensées de l’illustre auteur. Cette hardiesse, dont Voltaire lui avait déjà donné l’exemple, provoqua d’amers reproches : on la traita comme un sacrilège. Aujourd’hui, le public serait plus indulgent ; aujourd’hui, les admirations passionnées sont bien passées de mode, et, si je ne me trompe, il y aurait plutôt à redouter l’excès contraire ; aujourd’hui, on ne se demande plus, toutes réserves faites quant à la forme, si telle ou telle critique d’un auteur célèbre est irrévérence, mais si elle est juste. Examinées de ce point de vue, les remarques de Condorcet peuvent être approuvées presque sans restrictions. Lorsque l’auteur des Pensées, poussant la misanthropie jusqu’à ses dernières limites, « met en fait que si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde, » j’aime à voir le commentateur protester contre cette décision antisociale, et blâmer Pascal de donner une aussi mauvaise idée de ses amis.

Quand l’illustre écrivain recommande « aux sages de parler comme le peuple, en conservant cependant une pensée de derrière, » Condorcet, ce me semble, accomplit un devoir en rangeant la pensée de derrière parmi celles dont les Provinciales avaient fait une éclatante justice.

Lorsque, dans son ardente guerre contre le sentiment que l’homme nourrit de sa grandeur, Pascal insinue que nos actions les plus belles sont toujours obscurcies par des pensées d’amour-propre, par l’espérance de la publicité et des applaudissements qu’elle amène à sa suite, je lis avec délices, dans une note du commentateur, cette anecdote touchante empruntée à nos Annales maritimes, et qui dément la triste réflexion de Pascal :

« Le vaisseau que montait le chevalier de Lordat était prêt à couler à fond à la vue des côtes de France. Le chevalier ne savait pas nager ; un soldat, excellent nageur, lui dit de se jeter avec lui dans la mer, de le tenir par la jambe, et qu’il espère le sauver par ce moyen. Après avoir longtemps nagé, les forces du soldat s’épuisent. M. de Lordat s’en aperçoit, l’encourage ; mais enfin le soldat lui déclare qu’ils vont périr tous deux. « Et si tu « étais seul ? — Peut-être pourrais-je encore me sauver, » Le chevalier de Lordat lui lâche la jambe et tombe au fond de la mer. »

Voltaire fit réimprimer à ses frais, en 1778, le livre qui a fait naître ces remarques. Jusque-là, il n’avait reçu qu’une demi-publicité. Voltaire, au faîte de la gloire, devint l’éditeur et le commentateur du jeune secrétaire de l’Académie des sciences ! C’était pour Condorcet un honneur infmi, justifié d’ailleurs par le mérite de son opuscule. Me tromperais-je, cependant, si je supposais qu’il se mêlait, à ces légitimes hommages de l’auteur du Dictionnaire philosophique, un peu d’animosité contre l’écrivain janséniste ; que l’auteur de la Henriade, de Mérope et de tant d’admirables poésies légères, voyait avec une secrète joie attaquer l’infaillibilité de l’homme qui, placé aux premiers rangs parmi les prosateurs, avait osé dire, même après la publication du Çid et de Cinna, que toute poésie n’était en réalité qu’un jargon ?

Un peu de passion devait conduire la plume de l’illustre poëte, lorsque, dans son appréciation d’un ouvrage où l’éloge est toujours si franc et la critique toujours si modérée, il disait à Condorcet : « Vous avez montré le dedans de la tête de Sérapis, et on y a vu des rats et des toiles d’araignées. »

Dans l’édition que Condorcet a donnée de Pascal, on lit cette pensée si souvent reproduite :

« Parlons selon les lumières naturelles. S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni principes ni bornes, il n’a nul rapport à nous ; nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. »

Le membre de phrase ni s’il est ne se trouvait pas dans les plus anciennes éditions des œuvres de l’illustre penseur. Condorcet semblait donc s’être permis une inexcusable interpolation, une blâmable supposition de texte. Cette grave conjecture acquit un poids immense, lorsque, en 1803, M. Renouard, célèbre bibliographe, déclara (ce sont ses propres expressions) qu’une recherche obstinée dans les manuscrits de Pascal, conservés à la Bibliothèque royale, ne lui avait point fait découvrir les trois mots contestés.

L’autorité de M. Renouard en pareille matière devait au moins laisser en suspens ceux-là même qui n’avaient jamais douté de la parfaite droiture de Condorcet ; mais est-il permis aujourd’hui d’invoquer le témoignage du célèbre libraire ? Ne sait-on pas que, en 1812, M. Renouard, rendant compte de ses recherches, reconnaissait loyalement que la page 4 du manuscrit presque indéchiffrable de la Bibliothèque contient la pensée de Pascal telle que Condorcet l’a imprimée ? Pour couper court à toute supposition gratuite sur des surcharges du précieux manuscrit, exécutées par la secte philosophique, j’ajouterai que les mots contestés se trouvaient déjà dans une édition des Pensées antérieure à celle de Condorcet, et publiée par le Père Desmolets.

Je ne laisserai pas échapper l’occasion de justifier Condorcet d’une imputation de même nature, également choquante par sa violence et sa légèreté.

Lisez, Messieurs, l’article Vauvenargues, dans l’ouvrage de La Harpe intitulé Philosophie du xviiie siècle. L’irascible critique vous rappellera d’abord l’éloquente prière qui termine le livre du moraliste provençal ; aussitôt après, il accusera Condorcet d’avoir affirmé, dans des vues anti religieuses, que la prière n’était pas de Vauvenargues. C’est dans le Commentaire sur les œuvres de Voltaire que devait se trouver (les termes sont de La Harpe), que devait se trouver le mensonge philosophique.

Jamais, assurément, reproche de cette gravité n’a été articulé en termes moins mesurés et moins équivoques. Quelle sera maintenant ma réponse ? La dénégation la plus formelle : Condorcet n’a jamais prétendu que la prière ne fût pas de Vauvenargues : il dit positivement, il dit très-catégoriquement le contraire. Serait-il vrai par hasard qu’il existât un mensonge antiphilosophique ?

En terminant un de ses meilleurs éloges, celui de Franklin, notre confrère frappait d’un blâme très-sévère les personnages qui règlent leur conduite sur cette maxime ancienne, et d’une morale si relâchée, La fin légitime les moyens. Il repoussait avec indignation tout succès obtenu par le mensonge ou la perfidie. Les actions de Condorcet n’ont point démenti ces nobles préceptes ; sa vie a été un long combat, mais il n’a jamais eu recours à des armes déloyales.

Jadis toute nomination à l’Académie française était un événement, particulièrement quand des hommes de cour se mettaient sur les rangs. Condorcet prit part plus d’une fois à ces luttes, mais sans jamais mettre rien en balance avec de vrais titres littéraires.

Saint-Lambert le prie d’écrire à Turgot que l’Académie française serait heureuse de lui donner une marque de sa vénération en le nommant à la place du duc de Saint-Aignan. Condorcet désirait fort que son ami acceptât, mais à la condition, bien nettement exprimée, qu’aucun littérateur de profession ne serait agréé par la cour, qui alors était toujours consultée d’avance. Chez notre confrère, l’amour éclairé des lettres primait ainsi l’attachement le plus vrai, le respect le plus profond, une reconnaissance sans bornes.

Ces nobles conseils, il faut le dire, s’adressaient à un homme digne de les apprécier. Turgot fit même plus que son ami ne désirait. Voici sa réponse :

« Remerciez pour moi M. de Saint-Lambert. Ce n’est pas dans ce moment qu’il conviendrait de fixer les yeux du public sur moi pour tout autre objet que les affaires de mon ministère. Je crois qu’il faut tâcher de faire nommer La Harpe. Si on ne peut pas y réussir, pourquoi l’Académie ne prendrait elle pas l’abbé Barthélémy ? Je trouve que M. Chabanon est traité trop sévèrement. Il n’est point, quoi qu’on en dise, sans talent. On n’a pas toujours été aussi sévère. »

Peut-être de notre temps les choses se passent aussi noblement. Même dans cette supposition je n’aurai pas à regretter mes citations, car elles prouveraient que nos pères valaient autant que nous.

Condorcet se mit sur les rangs, en 1782, pour remplacer Saurin à l’Académie française ; il ne l’emporta sur Bailiy, son concurrent, que d’une seule voix.

« C’est une des plus grandes batailles que d’Alembert ait gagnées contre Buffon, » mandait Grimm à son correspondant d’outre-Rhin. Je lis ailleurs que, ce jour-là, on fit assaut de finesse à l’Académie comme dans un conclave. La Harpe ne donnait pas une moindre idée du zèle dévorant qu’on avait montré de part et d’autre, quand il rapportait qu’à l’issue du scrutin, d’Alembert s’était écrié en pleine Académie : « Je suis plus content d’avoir gagné cette victoire que je ne le serais d’avoir trouvé la quadrature du cercle. »

La défaveur que cette nomination fit rejaillir sur Condorcet (l’expression non déguisée de cette défaveur se lit dans la plupart des écrits de l’époque), m’a paru vraiment inexplicable. Les titres littéraires de Bailly avaient-ils donc une supériorité tellement évidente, qu’on ne pût consciencieusement leur préférer ceux du secrétaire de l’Académie des sciences ? Des rêveries relatives à un ancien peuple qui nous aurait tout appris, disait malicieusement d’Alembert, excepté son nom et celui du lieu qu’il habitait, primaient-elles de haute lutte des appréciations savantes, ingénieuses, souvent élégantes, des œuvres de nos contemporains ?

En tout cas, s’il était vrai que Condorcet se fût trompé sur ses droits au fauteuil académique, il aurait cédé à une illusion bien naturelle. Dans la Correspondance inédite de Voltaire, que j’ai si souvent citée, je lis à la date de 1771 : « Il faut que vous nous fassiez l’honneur d’être de l’Académie française. Nous avons besoin d’hommes qui pensent comme vous. »

Regarde-t-on cette invitation comme une politesse sans conséquence ? Je franchis un intervalle de cinq années, et le 26 février 1776, je trouve dans une autre lettre de l’illustre poëte :

« Soyez de notre Académie. Votre nom et votre éloquence imposeront du moins à la secte des sicaires qui s’établit dans Paris, »

Le même désir se reproduit, avec quelques variantes, dans plusieurs lettres du mois de mars. Celle du 16 contient ce passage :

« Je vous répète que si vous ne me faites pas l’honneur d’être des nôtres cette fois-ci, je m’en vais passer le reste de ma jeunesse à l’Académie de Berlin ou à celle de Pétersbourg. »

Le vieillard devenait ensuite plus pressant : « Je veux que vous me promettiez, écrivait-il le 9 avril 1776, pour ma consolation, de daigner prendre ma place à l’Académie des paroles, quoique vous soyez le soutien de l’Académie des choses, et d’être reçu par M. d’Alembert. J’irai me présenter là-haut, là-bas, ou nulle part avec plus de confiance. »

Voltaire doute de tout, excepté du mérite, de l’attachement et de la reconnaissance de notre confrère.

Nous sommes au commencement de 1776. À la fin de l’année suivante, le 24 novembre 1777, l’auteur de Mérope écrivait encore à notre ancien secrétaire :

« Je serai tendrement attaché, tant que je respirerai, à celui qui fait la gloire de l’Académie des sciences, et je souhaite qu’il daigne un jour faire la nôtre. »

Lorsque l’histoire littéraire fait tristement mention de tant de candidats qui n’arrivèrent à l’Académie qu’après avoir été longtemps solliciteurs, il devait m’être permis de montrer un homme de lettres devenant académicien après avoir été longtemps sollicité.


CONDORCET EXÉCUTEUR TESTAMENTAIRE DE D’ALEMBERT. SON MARIAGE AVEC MADEMOISELLE DE GROUCHY.


Le cours ordinaire, le cours régulier des choses de ce monde, jette des jours de deuil, de larmes, de profonde douleur, même au milieu de la vie la moins troublée. Condorcet l’éprouva en 1783. Cette année, le 29 octobre, la mort lui ravit le géomètre illustre qui, dans toutes les circonstances, fut son guide, son appui, son père d’adoption.

Le grand homme qui venait de succomber dans la plénitude de son génie mathématique, avait pris pour règle de conduite cette maxime que beaucoup trouveront sans doute bien puritaine : « L’usage de son superflu n’est pas légitime, lorsque d’autres hommes sont privés du nécessaire. »

D’Alembert mourut donc sans aucune fortune. Dans ses derniers jours, il ne fut pas seulement en proie à de cruelles douleurs physiques, conséquences d’une horrible maladie (la pierre) ; peut-être ressentait-il plus vivement encore l’impossibilité où sa générosité constante l’avait réduit, de reconnaître convenablement les soins de deux vieux serviteurs. Un souvenir de l’antiquité traverse tout à coup l’esprit du célèbre académicien et y porte la sérénité : Eudamidas légua jadis à deux de ses amis le soin de nourrir sa mère, de marier sa fille ; une disposition testamentaire léguera à Condorcet la mission de pourvoir annuellement aux besoins de deux malheureux domestiques. La mission dura longtemps : Condorcet l’avait mise au nombre de ses premiers devoirs ; il la remplit toujours avec un scrupule religieux. Le général et madame O’Connor ont suivi son exemple.

Vous la savez, Messieurs, c’est à l’école philosophique du xviiie siècle que nous devons l’expression si heureuse de bienfaisance. Peut-être consentira-t-on maintenant à reconnaître qu’en enrichissant la langue, cette école n’entendait pas créer seulement un vain mot[1].

Les devoirs de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; l’obligation d’entretenir une correspondance active avec les hommes instruits de tous les pays civilisés ; un penchant irrésistible à prendre part aux débats dont l’organisation politique et sociale du pays était chaque jour l’objet, décidèrent Condorcet, de très-bonne heure, à renoncer au grand monde. Le sacrifice ne dut pas lui coûter beaucoup, car dans l’éloge de Courtanvaux il avait défini ce tourbillon : la dissipation sans plaisir, la vanité sans motif, et l’oisiveté sans repos. En dehors de ses relations scientifiques, notre confrère ne fréquentait qu’un très-petit nombre de sociétés choisies, où, en contact avec les hommes éminents de l’époque, les jeunes gens apprenaient à discuter les questions les plus ardues, avec mesure, avec délicatesse, avec modestie. C’est dans une de ces réunions de famille que Condorcet rencontra, pour la première fois, en 1786, mademoiselle Sophie de Grouchy, nièce par sa mère de MM. Fréteau et Dupaty, présidents au parlement. Comme tout le monde, notre confrère admira d’abord la rare beauté, les manières distinguées, l’esprit brillant et cultivé de cette jeune personne. Bientôt après, il découvrit que ces agréments s’alliaient au caractère le plus élevé, au cœur le plus droit, à une âme forte, à des sentiments inépuisables de charité. Condorcet devint alors vivement épris de mademoiselle de Grouchy et la demanda en mariage. Notre confrère avait quarante-trois ans, et des revenus assez médiocres ; mais telle était la vivacité de sa passion, qu’il ne stipula rien par écrit avec ses futurs parents sur la dot de sa femme ; qu’il n’y eut qu’un contrat verbal.

Nous voilà bien loin du caractère calculateur, glacial, qu’on a prêté à Condorcet. Eh ! Messieurs, c’est que ce caractère supposé, dont j’aurai l’occasion de parler plus d’une fois, avait été modelé sur celui de divers académiciens pour qui notre confrère professait une amitié, une admiration sans limites, et avec lesquels on supposa à tort qu’il sympathisait de toute manière, et sur tous les sujets.

Dans ce temps-là, sauf de rares exceptions, les savants, les mathématiciens, surtout, étaient regardés dans le monde comme des êtres d’une nature à part. On aurait voulu leur interdire le concert, le bal, le spectacle, comme à des ecclésiastiques. Un géomètre qui se mariait semblait enfreindre un principe de droit. Le célibat paraissait la condition obligée de quiconque s’adonnait aux sublimes théories de l’analyse. Le tort était-il tout entier du côté du public ? Les géomètres ne l’avaient-ils pas eux-mêmes excité à voir la question sous ce jour-là ? Écoutez, Messieurs, et jugez :

D’Alembert reçoit indirectement de Berlin la nouvelle que Lagrange vient de donner son nom à une de ses jeunes parentes. Il est quelque peu étonné qu’un ami, avec lequel il entretient une correspondance suivie, ne lui en ait rien dit. Cela même ne le détourne pas d’en parler avec moquerie : « J’apprends, lui écrit-il le 21 septembre 1767, j’apprends que vous avez fait ce qu’entre nous philosophes, nous appelons le saut périlleux… Un grand mathématicien doit, avant toutes choses, savoir calculer son bonheur. Je ne doute donc pas qu’après avoir fait ce calcul, vous n’ayez trouvé pour solution le mariage. »

Lagrange répond de cette étrange manière : « Je ne sais si j’ai bien ou mal calculé, ou, plutôt, je crois n’avoir pas calculé du tout ; car j’aurais peut-être fait comme Leibnitz qui, à force de réfléchir, ne put jamais se déterminer. Je vous avouerai que je n’ai jamais eu du goût pour le mariage,… mais les circonstances m’ont décidé… À engager une de mes parentes… À venir prendre soin de moi et de tout ce qui me regarde. Si je ne vous en ai pas fait part, c’est qu’il m’a paru que la chose était si indifférente d’elle-même, qu’elle ne valait pas la peine de vous en entretenir. »

Le mariage de Condorcet m’aurait paru, aussi, une chose parfaitement indifférente et ne point mériter de mention dans cette biographie, si, comme le voulait d’Alembert, il avait été le résultat d’un calcul ; j’ai dû, au contraire, faire remarquer que, sans calcul d’aucune sorte, en obéissant aux inspirations d’un cœur sensible, Condorcet eut le bonheur de trouver une compagne digne de lui.

La beauté, les grâces, l’esprit de madame de Condorcet produisirent une sorte de miracle. Les adversaires les plus décidés du mariage des savants, entre autres la mère du duc de La Rochefoucauld, la respectable duchesse d’Anville, allèrent en effet jusqu’à dire à notre ancien secrétaire : Nous vous pardonnons !



CONDORCET HOMME POLITIQUE : MEMBRE DE LA MUNICIPALITÉ DE PARIS ; COMMISSAIRE DE LA TRÉSORERIE NATIONALE ; MEMBRE DE L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE ; MEMBRE DE LA CONVENTION. — SON VOTE DANS LE PROCÈS DE LOUIS XVI.


Nous allons maintenant entrer dans une série de considérations et d’événements d’une tout autre nature. Condorcet va jouer un rôle dans les événements les plus graves de notre révolution.

S’il est vrai, comme le disait un diplomate célèbre, que la parole serve souvent à déguiser la pensée, on peut ajouter qu’en certaines circonstances le silence est un moyen fort peu équivoque pour la faire deviner. Supposons, par exemple, que je me taise aujourd’hui sur la vie politique de Condorcet ; qui ne croira qu’elle s’est exclusivement composée d’actes blâmables ? Dieu me préserve de donner lieu volontairement à une conjecture si contraire à la vérité. Je ne puis consentir à devenir tacitement l’auxiliaire des pamphlétaires nombreux qui se ruèrent jadis avec une sorte de fureur contre l’ancien secrétaire de cette Académie. Chacun, dans sa propre cause, est assurément le maître de répondre par le mépris à de méprisables adversaires ; mais le mépris implicite ne suffit pas à celui dont la mission est de défendre un citoyen honorable, un confrère illustre, victime des plus basses calomnies.

Dans la société de Turgot, notre confrère était devenu un homme de progrès, non-seulement en économie sociale, mais aussi en politique. Placé très-près du pouvoir pendant dix-huit mois, il vit, jusque dans les détails les plus secrets, le jeu des rouages vermoulus de l’ancienne monarchie. Condorcet apprécia leur insuffisance, et quoique des changements dussent lui être personnellement préjudiciables, il ne laissa jamais échapper l’occasion d’en proclamer la nécessité. Je ne sais si ce noble désintéressement est aujourd’hui commun ; il ne l’était pas, du moins, au temps dont je parle : témoin le fermier général jouissant à ce titre de deux ou trois cent mille livres de rente, lequel, s’adressant à Condorcet, lui disait naïvement : Pourquoi donc innover, Monsieur ? Est-ce que nous ne sommes pas bien ?

Non, assurément, les honnêtes gens n’étaient pas bien dans un temps où Turgot, ministre, mandait à notre confrère : « Vous avez grand tort de m’écrire par la poste ; vous nuirez ainsi à vous et à vos amis. Ne m’écrivez donc rien, je vous en prie, que par des occasions ou par mes courriers. »

Le cabinet noir décachetant les lettres adressées à un ministre ! En faut-il davantage pour caractériser une époque ?

Pour connaître les améliorations dont la France était avide, Condorcet n’eut pas besoin, en 1789, de consulter les instructions que les membres de l’Assemblée constituante apportaient de tous les points du royaume. Son programme, parfaitement conforme d’ailleurs aux cahiers les mieux conçus des assemblées provinciales, était rédigé d’avance ; il en avait trouvé les éléments dans une étude philosophique et approfondie des droits naturels dont une société bien organisée ne doit pas, ne peut pas priver le plus humble citoyen. Les idées, les vœux, les espérances de notre confrère formaient le couronnement de la Vie de Turgot, publiée en 1786. Aujourd’hui même que la plupart des institutions réclamées par Condorcet, au nom de la raison et de l’humanité, ont été définitivement conquises, les publicistes pourront encore beaucoup apprendre en usant le travail de notre confrère. Ils y verront avec étonnement peut-être, mais aussi avec une entière évidence, que le principe vague du plus grand bien de la société a souvent été une source féconde de mauvaises lois, tandis qu’on arriverait sur toute question à des règlements, à des prescriptions dont la raison publique proclamerait hautement la nécessité et la justice, en visant sans relâche au maintien de la jouissance des droits naturels.

Je ne sais si, dans la disposition actuelle des esprits, mon appréciation de l’œuvre de l’illustre philosophe aurait l’assentiment général ; j’ose affirmer, du moins, que tout homme loyal n’éprouverait qu’un sentiment de respect, en voyant avec quelle vigueur, dès l’année 1786, le marquis Caritat de Condorcet attaquait les privilèges nobiliaires.

Condorcet, après de fortes études, avait écrit, sous la dictée de sa conscience, le mandat impératif qu’il s’imposerait si jamais les circonstances lui donnaient quelque pouvoir politique. J’aperçois, dans ce programme, divers points sur lesquels notre confrère ne croyait pouvoir admettre aucune transaction, et qui cependant n’ont été résolus conformément à ses vues, ni en fait par la plupart de nos assemblées, ni théoriquement par la majorité des publicistes.

Condorcet ne voulait pas deux chambres ; mais ce qu’il demandait surtout, ce qui lui semblait devoir être la base d’une organisation sociale bien entendue, c’était un moyen légal et périodique de reviser la Constitution, d’en modifier pacifiquement les parties défectueuses.

La combinaison de deux chambres paraissait à notre confrère une complication inutile, et qui, dans certains cas, devait conduire à des décisions évidemment contraires au vœu de la majorité. Il croyait avoir prouvé qu’on peut trouver, « dans la forme des délibérations d’une seule assemblée, tout ce qui est nécessaire pour donner à ses décisions la lenteur, la maturité qui répondraient de leur vérité, de leur sagesse. » Franklin, partisan décidé d’une seule chambre, fortifia Condorcet dans ses idées. L’éloge de ce grand homme fournit plus tard à notre confrère une occasion naturelle, dont il se saisit avec empressement, de les développer devant l’Académie.

Déjà aussi, dans ce même éloge, le savant secrétaire signalait, comme une source inévitable de désordres et de maux, toute Constitution prétendue éternelle, toute Constitution qui n’aurait rien prévu sur les moyens de changer celles de ses dispositions qui cesseraient d’être en harmonie avec l’état de la société.

Chez Condorcet, simple citoyen ou membre de nos assemblées, l’homme politique s’est réellement concentré dans ces deux idées : il est des droits naturels, des droits imprescriptibles, qu’aucune loi ne peut enfreindre sans injustice ; les Constitutions politiques doivent renfermer en elles-mêmes un moyen légal d’en réformer les abus. C’était là son Évangile. Partout où ses principes favoris sont combattus ou simplement mis en question, il accourt. Son langage alors se colore, s’anime, se passionne ; lisez, par exemple, ce passage d’une lettre que Condorcet écrivit le 30 août 1789, au moment où l’Assemblée constituante venait de repousser la proposition faite par Mathieu de Montmorency, d’aviser, à l’aide d’une disposition expresse, aux perfectionnements futurs du pacte fondamental :

« Si nos législateurs prétendent travailler pour l’éternité, il faut faire descendre la Constitution du ciel, auquel on a seul accordé jusqu’ici le droit de donner des lois immuables ; or, nous avons perdu cet art des anciens législateurs d’opérer des prodiges et de faire parler des oracles. La Pythie de Delphes et les tonnerres du Sinaï sont depuis longtemps réduits au silence. Les législateurs d’aujourd’hui ne sont que des hommes qui ne peuvent donner à des hommes, leurs égaux, que des lois passagères comme eux. »

Les premières fonctions que Condorcet ait remplies dans l’ordre politique, sont celles de membre de la municipalité de Paris. À ce titre, il fut le rédacteur de l’adresse célèbre que la ville présenta à l’Assemblée constituante pour demander la réforme d’une loi très-importante, de la loi qu’on venait de voter, et qui faisait dépendre le droit de cité et les autres droits politiques de la quotité des contributions. Les réclamations de Condorcet et de ses collègues ne restèrent pas sans effet.

Condorcet exerçait encore ses fonctions municipales, lorsqu’il demanda, mais cette fois en son nom personnel, que le roi fût toujours tenu de prendre ses ministres dans une liste d’éligibles, dont la formation eût figuré parmi les principales prérogatives de l’Assemblée représentative. Une pareille méthode empêcherait-elle de mauvais choix ? En vérité, je n’oserais pas l’affirmer. Je suis plus certain que la liste de candidats serait très-difficile à faire, et qu’elle donnerait lieu à de laborieux scrutins.

Condorcet était beaucoup plus dans le monde réel quand il signalait les dangers attachés à la création des assignats, quand il indiquait des moyens à peu près infaillibles de parer à tous les inconvénients de ce papier monnaie.

La fuite du roi et les circonstances de son retour jetèrent le découragement dans l’esprit des partisans les plus décidés du système monarchique. Les La Rochefoucauld, les Dupont de Nemours, etc., tinrent même des réunions où les moyens d’établir la république sans de trop violentes secousses étaient très-sérieusement discutés. Ce projet fut ensuite complétement abandonné. Condorcet, membre actif de ces débats extra-parlementaires, ne se crut pas lié par les décisions de la majorité à garder le secret sur les opinions qu’il avait émises. Il laissa lire ses discours au Cercle social. Cette assemblée les fit imprimer. De ce moment date la malheureuse rupture qui, brusquement et sans retour, sépara notre confrère de ses meilleurs, de ses plus anciens amis, et en particulier du duc de La Rochefoucauld.

Quand les questions que l’arrestation de Varennes devait inévitablement soulever arrivèrent à la tribune nationale, Condorcet, quoiqu’il ne fût pas membre de l’Assemblée, y devint l’objet d’attaques, d’injures personnelles des plus violentes. L’illustre publiciste admettait sans difficulté que ses opinions pussent être entachées d’erreur ; mais en interrogeant la vie de ceux qui lui faisaient une guerre si acharnée, leurs superbes dédains excitaient sa surprise. « Il se demandait (je copie ici un passage manuscrit) s’il était excessivement ridicule qu’un géomètre de quarante-huit ans, qui depuis près d’un tiers de siècle cultivait les sciences politiques, qui le premier, peut-être, avait appliqué le calcul à ces sciences, se fût permis d’avoir une opinion personnelle sur les questions débattues à l’Assemblée constituante. »

Les mœurs parlementaires ne s’étaient pas encore développées. Condorcet ne pouvait deviner qu’un jour viendrait où, pour être admis à discourir sur toute chose, il faudrait impérieusement n’avoir fait ses preuves en aucun genre.

En 1791, après avoir quitté la municipalité de Paris, Condorcet devint un des six commissaires de la trésorerie nationale.

Les Mémoires qu’il publia à cette époque occuperaient une grande place dans l’Éloge d’un auteur moins fécond et moins célèbre. Pressé par le temps et par les matières, je ne puis pas même en faire connaître les titres.

Condorcet ayant renoncé, vers les derniers mois de 1791, à la place de commissaire de la trésorerie, se porta à Paris comme candidat pour l’Assemblée législative. Jamais candidature ne fut plus vivement combattue ; jamais la presse salariée n’enfanta plus de libelles. Il était de mon devoir de rechercher ces productions de l’esprit de parti et de les apprécier ; mais je ferais injure à l’auditoire qui m’écoute si j’entreprenais d’en donner ici l’analyse. Je l’avouerai, toutefois, au milieu d’un torrent d’accusations calomnieuses et absurdes, j’avais aperçu une assertion tellement nette, tellement catégorique, qu’en l’absence d’une dénégation également formelle, que je ne trouvais nulle part, le fait imputé à notre confrère m’inspirait un véritable malaise. Grâce au respectable M. Cardot, longtemps secrétaire de Condorcet, tous les nuages ont disparu. Condorcet, disait le pamphlétaire, fréquentait nuitamment la cour, et surtout Monsieur, à l’instant même où il les attaquait par ses écrits ; voici les noms des personnes qui témoigneront de la réalité de ces communications clandestines. « Oui ! oui ! s’est écrié, quand je l’ai consulté, le chef de notre secrétariat ; oui, j’ai eu connaissance de cette grave imputation ; mais je me souviens que, toute vérification faite, il fut constaté que le visiteur mystérieux était, non Condorcet, secrétaire perpétuel de l’Académie, mais le comte d’Orsay, premier maréchal des logis dans la maison de Monsieur, frère du roi. »

Vous le voyez, Messieurs, en temps de haines politiques, la réputation du plus honnête homme peut être compromise même par une équivoque.

À peine nommé à l’Assemblée législative, Condorect en devint un des secrétaires. Plus tard, il fut élevé à la présidence. De la timidité, une grande faiblesse de poumons, l’impossibilité de garder du sang-froid, de la présence d’esprit au milieu du bruit, des agitations, des mouvements tumultueux d’une nombreuse réunion, le tinrent éloigné de la tribune ; il n’y monta que dans des circonstances fort rares : mais quand l’Assemblée voulait adresser au peuple français, aux armées, aux factions intérieures, aux nations étrangères, des paroles graves et nobles, c’était presque toujours Condorcet qui devenait son organe officiel.

Pendant sa carrière législative, Condorcet s’occupa de l’organisation de l’instruction publique avec une attention toute particulière. Le fruit de ses réflexions sur cet objet capital a été consigné dans cinq Mémoires qui furent publiés par la Bibliothèque de l’homme public, et dans l’exposé des motifs du projet de loi présenté plus tard à l’Assemblée législative.

Condorcet s’est écarté entièrement des routes battues ; il a soumis à un examen approfondi jusqu’à ces institutions, à ces méthodes, qui, par l’universalité de leur adoption, semblaient en dehors de tout débat ; il en a fait jaillir des lumières nouvelles, des points de vue séduisants, inattendus, dignes de l’attention du législateur ami éclairé de son pays. Quelle que soit l’opinion qu’on adopte sur le fond des choses, tout lecteur impartial sera forcé de rendre hommage à la sûreté de vues et à la largeur de conception dont Condorcet a fait preuve dans les diverses parties de son travail.

Ici vient se placer, par sa date, une motion de Condorcet dont je ne puis me dispenser de parler. Cette motion, je suis certain qu’on en a singulièrement exagéré la portée. De telles paroles, je ne les ai tracées qu’après y avoir mûrement réfléchi, car elles me mettent en opposition directe avec un des hommes les plus illustres de notre temps. Il faut une vive confiance dans la puissance de la vérité pour oser l’opposer toute nue à une erreur certainement involontaire, mais appuyée des prestiges de la plus haute éloquence.

L’histoire parlementaire n’offre peut-être rien de plus émouvant, de plus curieux, que l’analyse de la séance de l’Assemblée constituante du 19 juin 1790. Ce jour-là, pendant qu’Alexandre Lameth sollicitait la suppression de quatre figures enchaînées qui se voyaient alors, place des Victoires, aux pieds de la statue de Louis XIV, un obscur député du Rouergue, M. Lambel, s’écria de sa place : « C’est aujourd’hui le tombeau de la vanité ; je demande qu’il soit fait défense à toutes personnes de prendre les titres de duc, de marquis, de comte, de baron, etc. » Charles Lameth enchérit aussitôt sur la proposition de son collègue ; il veut que personne ne puisse à l’avenir s’appeler noble. Lafayette trouve les deux demandes tellement nécessaires, qu’il juge superflu de les appuyer par de longs développements. Alexis de Noailles vote comme les préopinants, mais il croit la suppression des livrées également urgente. M. de Saint-Fargeau désire qu’on ne porte plus d’autre nom que celui de sa famille, et signe incontinent sa motion : Michel-Louis le Pelletier. Enfin, Mathieu de Montmorency ne veut pas qu’on épargne une des marques les plus apparentes du système féodal, les armoiries ; il en réclame l’abolition immédiate.

Ces propositions sont présentées, discutées, adoptées presque en aussi peu de temps que j’en ai mis à les rappeler.

En tout ceci, le nom de notre confrère n’a pas été prononcé, par la raison très-simple que Condorcet n’était pas membre de l’Assemblée constituante. Dans l’opinion, d’ailleurs très-problématique, où ce fût une faute de rompre ainsi brusquement toute liaison entre le passé et le présent, ce ne serait pas à notre ancien secrétaire qu’il faudrait l’imputer. On a même su depuis peu, par les Mémoires de Lafayette, que, sur la question des armoiries, le savant philosophe n’adoptait pas le système de Montmorency. Il lui eût paru plus conforme aux vrais principes de la liberté de permettre à chacun, ancien noble, roturier, artisan, prolétaire, de prendre des armes à sa fantaisie que de procéder par voie de suppression.

La loi sur l’abolition des titres nobiliaires n’avait rien spécifié concernant les peines qui seraient attachées aux infractions. Une pareille loi, une loi dépourvue de sanction, n’est observée dans aucun pays et tombe bientôt en désuétude. Ce fut sans doute pour rappeler son existence que le jour anniversaire de la séance où l’Assemblée constituante la vota, que le 19 juin 1792, l’Assemblée législative fit brûler à Paris une immense quantité de brevets ou diplômes de ducs, de marquis, de vidames, etc. La flamme pétillait encore au pied de la statue de Louis XIV ; le dernier aliment qu’on lui fournissait était peut-être le titre original des marquis Caritat de Condorcet, lorsqu’à la tribune nationale l’héritier de cette famille demanda qu’on étendît la même mesure à toute la France. La proposition fut adoptée à l’unanimité.

Cette proposition a été textuellement recueillie et insérée au Moniteur[2]. Elle n’est évidemment relative qu’aux titres nobiliaires. Partisan décidé de l’unité dans le pouvoir législatif, Condorcet espérait dérouter ses adversaires, ceux qui méditaient alors la création de deux chambres, en faisant disparaître les parchemins qu’ils semblaient vouloir consulter pour composer le personnel de leur sénat. L’artifice était peut-être mesquin, puéril ; toutefois, cela n’autorisait pas un écrivain illustre, l’honneur de notre littérature, à le présenter comme la cause immédiate de l’abandon de plusieurs travaux historiques, car ces travaux avaient entièrement cessé une année auparavant, en 1791. Cela autorisait encore moins un journal grave et d’une date récente, à nous dire que, nouvel Omar, Condorcet fit brûler les immenses travaux des congrégations savantes, car ces travaux ne furent point brûlés ; car, le discours est là, notre confrère n’avait absolument parlé que de titres, que de diplômes nobiliaires ; car, enfin, et cet argument moral est à mes yeux plus fort encore que des faits positifs et des dates, il n’a jamais pu exister une chambre française, produit du monopole ou du droit commun, avec des élections à un, à deux, à mille degrés, qui eût voulu sanctionner par un vote unanime la proposition barbare, antilittéraire, antihistorique, antinationale, si légèrement attribuée à l’ancien secrétaire de l’Académie.

C’est vers cette époque, et non postérieurement à la condamnation de Louis XVI, comme on l’a supposé par erreur, que, sur les ordres formels de Catherine et de Frédéric-Guillaume, le nom de Condorcet fut effacé de la liste des membres composant les Académies de Pétersbourg et de Berlin. Malgré toutes mes recherches, je n’ai pas pu découvrir si ces deux actes de mécontentement affligèrent beaucoup notre ancien secrétaire. Pas une ligne, pas un seul mot de ses nombreux manuscrits, de ses ouvrages imprimés, n’a trait à cet événement. Condorcet imagina, peut-être, que les confirmations impériales et royales ayant peu ajouté à la valeur réelle des titres littéraires dont on l’avait revêtu, il pouvait regarder le retrait de ces confirmations comme un fait sans portée et peu digne de son attention.

Condorcet avait vu naître, dans l’Assemblée législative, les dissensions personnelles qui, après s’être envenimées, devaient ensanglanter la Convention et conduire le pays sur le bord d’un abîme. Il ne voulut jamais prendre part à tous ces combats, lorsqu’ils semblaient se donner pour des noms propres. Si ses amis lui dépeignaient l’exaltation frénétique de quelques députés de la Montagne, « Il vaudrait mieux, répondait-il, essayer de les modérer que de se brouiller avec eux. » Plusieurs fois il fit retentir aux oreilles des factions ces paroles pleines de sagesse : « Occupez-vous un peu moins de vous-mêmes, et un peu plus de la chose publique. »

En temps d’agitations révolutionnaires, celui que les principes seuls passionnent, est bientôt accusé de faiblesse par tous les partis. Tel fut le sort de Condorcet. Voyez, d’une part, ce passage de madame Roland : à On peut dire de l’intelligence de Condorcet, en rapport avec sa personne, que c’est une liqueur fine imbibée dans du coton. » Voyez, de l’autre, le corps électoral de Paris, alors complétement jacobin, appelé à nommer ses représentants à la Convention ; il retire à Condorcet le mandat dont il l’avait investi pour l’Assemblée législative.

Bientôt, dans cette même Convention où cinq départements, à défaut de celui de la Seine, appelèrent Condorcet, nous verrons si on ne peut pas être à la fois de coton, pour les questions de personnes, et de bronze pour les questions de principes.

Condorcet figura parmi les juges de Louis XVI. Je sais que, par une sorte de convention tacite, il est d’usage de considérer cette période de notre histoire comme un terrain brûlant sur lequel on ne saurait s’arrêter sans imprudence. Je crois une pareille réserve fâcheuse. Le mystère dans lequel on s’enveloppe tend à faire penser qu’à l’éternelle honte du caractère national, aucune vue patriotique, aucun acte de courage, aucune idée élevée, aucun sentiment de justice, ne se firent jour pendant la longue durée du drame lugubre.

La portion nombreuse du public à qui le Moniteur et les autres sources officielles sont interdits, à cause de leur haut prix ou de leur rareté, ne connaît déjà plus cette partie de nos annales que par quelques phrases barbares, dont plusieurs vont se répétant de génération en génération, sans être pour cela moins contraires à la vérité. La pruderie, qui, en pareilles circonstances, détournerait l’historien d’attribuer à chaque personnage sa part réelle de responsabilité, serait, suivant moi, inexcusable. Je vous dirai donc fidèlement, et sans réticence, ce que fut Condorcet dans le célèbre procès.

Le roi pouvait-il être jugé ? Son inviolabilité n’était-elle pas absolue, aux termes de la Constitution ? La liberté serait-elle possible dans un pays où la loi positive cesserait d’être la règle des jugements ? Ne violerait-on pas un axiome éternel, fondé sur l’humanité et sur la raison, en poursuivant des actes qu’aucune loi antérieure à leur perpétration n’aurait qualifiés de délit ou de crime ? Ne serait-il pas aussi d’une stricte justice que le mode de jugement eût été réglé avant l’époque du crime ou du délit ? Devait-on espérer qu’un souverain déchu trouverait des juges impartiaux parmi ceux qu’il appelait naguère ses sujets ? Si Louis XVI n’avait pas compté sur une inviolabilité absolue, pouvait-on assurer qu’il aurait accepté la couronne ?

Voilà la série de questions, assurément bien naturelles, que Condorcet porta à la tribune de la Convention, et qu’il soumit à une discussion sévère avant le commencement du procès de Louis XVI. Ne devais-je pas les énumérer, ne fût-ce que pour montrer à quel point se trompent ceux à qui l’histoire de notre révolution étant seulement connue par une sorte de tradition orale, se représentent tous les conventionnels comme des tigres altérés de sang, ne prenant même aucun souci de couvrir leurs fureurs des simples apparences du droit ou de la légalité.

Condorcet reconnaissait que le roi était inviolable, que le pacte constitutionnel le couvrait sans réserve pour tous les actes du pouvoir qui lui était délégué.

Il ne croyait pas, en thèse générale, que la même garantie dût s’étendre à des délits personnels, s’ils étaient sans liaison nécessaire avec les fonctions royales. Les codes les plus parfaits, disait encore Condorcet, renferment des lacunes. Celui de Solon, par exemple, ne faisait aucune mention du parricide. Le monstre coupable d’un tel crime serait-il resté impuni ? Non, sans doute ; on lui eût appliqué la peine des meurtriers.

En admettant des condamnations par analogie, Condorcet voulait, du moins, que le tribunal, constitué en dehors du droit commun, reposât sur des dispositions favorables à l’inculpé : ainsi, le droit de récusation plus étendu ; ainsi, la nécessité d’une plus grande majorité pour la condamnation, etc. Suivant lui, le jugement du roi devait être confié à un jury spécial, nommé dans la France entière, par les colléges électoraux.

Le droit de punir ne paraissait pas aussi incontestable à notre confrère que le droit de juger. L’idée d’une sentence, en quelque sorte morale, semblera peut-être bizarre. Condorcet y voyait l’occasion de montrer à l’Europe, par une discussion juridique et contradictoire, que le changement de la Constitution française n’avait pas été l’effet du simple caprice de quelques individus.

Après avoir développé les opinions vraies, fausses ou controversables que vous venez d’entendre, Condorcet déclarait, avec non moins de sincérité, que, sous peine de violer les premiers principes de la jurisprudence, la Convention ne pouvait pas juger le roi. La justice politique était à ses yeux une véritable chimère. Une même assemblée à la fois législatrice, accusatrice et juge, s’offrait à ses yeux comme une monstruosité de l’exemple le plus dangereux. Dans tous les temps, ajoutait-il, et dans tous les pays, on a regardé comme légitimement récusable le juge qui, d’avance, avait manifesté son opinion sur l’innocence ou sur la culpabilité d’un accusé. En effet, on ne peut pas attendre une bonne justice des hommes qui, forcés de renoncer à une opinion énoncée publiquement, encourraient, au moins, le reproche de légèreté ; or, disait Condorcet, dans une déclaration solennelle adressée à la nation suisse, la Convention s’est déjà prononcée sur la culpabilité du roi. Condorcet demandait, au reste, que dans le cas de la condamnation, on se réservât le droit d’atténuer la peine : « Pardonner au roi, disait-il, peut devenir un acte de prudence ; en conserver la possibilité sera un acte de sagesse. »

C’est dans le même discours que je lis ces paroles, dont la beauté dut être rehaussée par les circonstances solennelles où se trouvait l’orateur :

« Je crois la peine de mort injuste… La suppression de la peine de mort sera un des moyens les plus efficaces de perfectionner l’espèce humaine, en détruisant le penchant à la férocité qui l’a longtemps déshonorée… Des peines qui permettent la correction et le repentir, sont les seules qui puissent convenir à l’espèce humaine régénérée. »

La Convention dédaignant tous les scrupules que Condorcet avait soulevés, se constitua tribunal souverain pour le jugement de Louis XVI. Notre confrère ne se récusa point.

Était-ce là, cependant, je me le demande, un de ces cas où, dans les corps politiques, les minorités doivent se courber aveuglément sous le joug des majorités ? La plus criminelle des usurpations est, sans contredit, celle du pouvoir judiciaire ; elle blesse à la fois l’intelligence et le cœur ; sur un pareil sujet, le témoignage de sa propre conscience peut-il être mis en balance avec le résultat matériel d’un scrutin ?

Ne portons pas, toutefois, notre sévérité à l’extrême : songeons qu’en pleine mer, au milieu de la tourmente, le plus intrépide matelot est quelquefois saisi de vertiges que le citadin timide, assis sur le rivage, n’a jamais éprouvés. Il eût été certainement plus romain de refuser les fonctions de juge ; il était plus humain, dans les idées de Condorcet, de les accepter.

Condorcet refusa de voter la peine de mort. — Toute autre peine lui semblait pouvoir être appliquée. Il se prononça pour l’appel au peuple.



DISCUSSION SUR LA CONSTITUTION DE L’AN II. — CONDORCET HORS LA LOI ; SA RETRAITE CHEZ MADAME VERNET ; SON ESQUISSE D’UN TABLEAU HISTORIQUE DES PROGRÈS DE L’ESPRIT HUMAIN. — FUITE DE CONDORCET ; SA MORT.


De tous les écrits de Condorcet, aucun n’exerça sur sa destinée une plus fatale influence que le projet de Constitution de l’an ii.

Au milieu des efforts incomparables que faisait la Convention pour repousser les armées ennemies, pour étouffer la guerre civile, créer des ressources financières, remplir nos arsenaux, elle ne négligeait pas entièrement l’organisation politique du pays. Une commission, composée de neuf de ses membres, reçut le mandat de préparer une nouvelle Constitution. Condorcet en faisait partie. Après plusieurs mois du travail le plus assidu et de discussions très-approfondies, cette commission présenta son projet les 15 et 16 février 1793.

Le nouveau plan de Constitution ne renfermait pas moins de treize titres subdivisés en un grand nombre d’articles. Une introduction de cent quinze pages, rédigée par Condorcet, exposait en détail les motifs qui avaient décidé la commission. La Convention accorda au projet de notre ancien confrère la priorité sur tous ceux qui lui étaient arrivés par d’autres voies, et décida qu’elle passerait sans retard à la discussion publique. De violents débats, excités chaque jour par des haines personnelles, les fureurs des partis, les difficultés inouïes des circonstances, les usurpations incessantes de la commune de Paris, absorbaient presque tout le temps des séances. Condorcet, étranger à ce qui, de son point de vue, n’allait pas directement au triomphe, à la gloire, au bonheur de la France, gémissait de voir la Constitution sans cesse ajournée. Dans son impatience, il demanda la fixation d’un délai à l’expiration duquel une nouvelle Convention serait convoquée. À Paris, la proposition passa presque-inaperçue ; les départements, au contraire, l’accueillirent avec faveur. Elle y porta, elle y fit naître des idées qui devinrent une puissance dont il eût été impolitique de ne pas tenir compte. Aussi, après les événements du 31 mai et du 2 juin, le parti conventionnel qui venait de triompher, jugea-t-il opportun de déférer sans retard au vœu de la population, de doter le pays de la Constitution depuis si longtemps promise ; mais il refusa de reprendre le plan de Condorcet. Cinq commissaires désignés par le comité de salut public, en tête desquels était Hérault de Séchelles, firent un plan nouveau. Le comité l’amenda et l’accepta en une seule séance. La Convention ne se montra guère moins expéditive. La Constitution, présentée le 10 juin 1793, fut décrétée le 24. Les cris d’allégresse des habitants de Paris et le bruit du canon fêtèrent ce grand événement.

La Constitution, aux termes du décret, devait être sanctionnée ou rejetée par les assemblées primaires, dans le court délai de trois jours à partir de celui de la notification.

C’est ici que se place un acte de Condorcet dont on n’appréciera la hardiesse qu’en reportant ses pensées sur la terrible période de nos annales qui suivit le 31 mai.

Sieyès, dans son intimité, appelait l’œuvre d’Hérault de Séchelles une mauvaise table de matières. Ce que Sieyès disait en secret, Condorcet osa l’écrire à ses commettants. Il fit plus : dans une lettre rendue publique, le savant célèbre proposa ouvertement au peuple de ne pas sanctionner la nouvelle Constitution. Ses motifs étaient nombreux et nettement exprimés :

« L’intégrité de la représentation nationale, disait Condorcet, venait d’être détruite par l’arrestation de vingt-sept membres girondins. La discussion n’avait pas pu s’établir librement. Une censure inquisitoriale, le pillage des imprimeries, la violation du secret des lettres, devaient être considérés comme ayant présenté des obstacles insurmontables à la manifestation du sentiment populaire. La nouvelle Constitution, ajoutait Condorcet, ne parlant pas de l’indemnité des députés, donne à penser qu’on désire toujours composer la représentation nationale de riches, ou de ceux qui ont d’heureuses dispositions pour le devenir. Les élections trop morcelées sont une prime à l’intrigue et à la médiocrité. C’est calomnier le peuple que de le croire incapable de faire de bonnes élections immédiates. Composer le pouvoir exécutif de vingt-quatre personnes, c’est vouloir jeter toutes les affaires dans une incurable stagnation. Une Constitution qui ne donne pas de garanties à la liberté civile est radicalement défectueuse. Il y a dans quelques dispositions un premier pas vers le fédéralisme, vers la rupture de Funité française. Le plus grand défaut, cependant, c’est qu’on a rendu les moyens de réforme illusoires. »

Une critique si vive, si détaillée, si juste, surtout, ne pouvait être bien accueillie des auteurs du projet. Voici cependant ce qui les irrita le plus, car l’amour-propre est toujours le côté faible de notre espèce, même chez ceux qui s’appellent des hommes d’État :

« Tout ce qui est bon dans le second projet, disait Condorcet, est copié du premier. On n’a fait que pervertir et corrompre ce qu’on a voulu corriger. »

Chabot dénonça la lettre de Condorcet à la Convention, dans la séance du 8 juillet 1793. L’ex-capucin appelait la nouvelle Constitution d’Hérault de Séchelles une œuvre sublime. Suivant lui (je rapporte les propos, quoique dans cette enceinte on ne doive pas les trouver polis) ; suivant Chabot, il fallait être académicien pour ne pas l’accueillir avec enthousiasme. La critique lui semblait une action infâme, que des scélérats pouvaient seuls se permettre. Après toutes ces aménités, Chabot ajoutait ingénument : « Condorcet prétend que sa Constitution est meilleure que la vôtre ; que les assemblées primaires doivent l’accepter : je propose donc qu’il soit mis en état d’arrestation et traduit à la barre, »

L’Assemblée décréta, sans autre information, que l’illustre député de l’Aisne serait arrêté, et qu’on apposerait les scellés sur ses papiers.

Condorcet, quoiqu’on le considérât généralement, mais à tort, comme girondin, ne figurait pas au nombre des vingt-deux députés dont le 31 mai amena l’arrestation. Le 3 octobre 1773, son nom se trouva cependant avec ceux de Brissot, de Vergniaud, de Gensonné, de Valazé, dans la liste des conventionnels traduits devant le tribunal révolutionnaire, accusés de conspiration contre l’unité de la république, et condamnés à mort.

Condorcet, contumace, fut mis hors la loi, et inscrit sur la liste des émigrés. On confisqua ses biens.

L’honneur s’était réfugié dans les camps ! C’est ainsi que des historiens prétendent caractériser les terribles années 1793 et 1794 de notre révolution. On ne parvient à apprécier en si peu de mots de grandes époques historiques qu’aux dépens de la vérité.

Oui, les armées de la république montrèrent un dévouement, une patience, un courage admirables ; oui, des soldats mal armés, mal vêtus, nu-pieds, étrangers aux plus simples évolutions militaires, sachant à peine se servir de leurs fusils, battirent à force de patriotisme les meilleures troupes de l’Europe et en poursuivirent les débris au delà de nos frontières ; oui, du sein de ce peuple auquel l’orgueil, la morgue nobiliaire, les préjugés de nos ancêtres faisaient une si mesquine part d’intelligence, surgirent, comme par enchantement, d’immortels capitaines ; oui, quand le salut ou l’honneur du pays l’exigea, le fils de l’humble gardien d’un chenil devint le chef illustre d’une de nos armées, vainquit le maréchal Wurmser et pacifia la Vendée ; oui, le fils d’un simple cabaretier, se précipitant comme une avalanche des hauteurs de l’Albis, dispersa sous les murs de Zurich les Russes de Korsakoff, à l’instant même où ils croyaient marcher avec certitude à la conquête de la France ; oui, le fils d’un terrassier et quelques milliers de soldats donnèrent, à Héliopolis, de telles preuves d’habileté, de bravoure, qu’il ne serait plus permis aujourd’hui de citer la phalange macédonienne et les légions de César comme les plus vaillantes troupes qui aient foulé le sol égyptien.

Conservons religieusement ces souvenirs. Nos hommages, quelque vifs qu’ils puissent être, pâliront à côté des hauts faits de ces immortelles armées républicaines qui sauvèrent la nationalité française. Soyons justes, cependant, et que notre enthousiasme pour d’étonnants soldats ne nous empêche pas de payer un juste tribut à tant de citoyens de l’ordre civil qui, eux aussi, rendirent d’éminents, de périlleux, d’honorables services à la patrie.

Pendant que les armées françaises combattaient courageusement aux frontières, n’était-ce pas à l’intérieur qu’à travers d’incroyables difficultés, on créait, on improvisait, par des méthodes entièrement nouvelles, les armes, les munitions indispensables ? n’était-ce pas à l’intérieur que se préparaient les plans de campagne ; que le télégraphe naissait à point nommé, pour donner aux ordres venant de la capitale un ensemble, une rapidité, inespérés ? n’était-ce pas de l’intérieur que partait jusqu’à ce projet, réalisé à Fleurus, de faire servir les aérostats à nos triomphes ? n’était-ce pas à l’intérieur, enfin, que jaillissait la pensée de tant de brillantes institutions, gloire du pays et base de notre administration ; créations immortelles dont tous les gouvernements se sont crus obligés de copier les noms, quand, faute d’éléments, il leur a été impossible de reproduire les institutions elles-mêmes ?

Je déplore, je maudis autant que personne au monde, les actes sanguinaires qui souillèrent les années 1793 et 1794 ; mais je ne saurais me résoudre à n’envisager notre glorieuse révolution que sous ce douloureux aspect. Je trouve, au contraire, beaucoup à admirer, même au milieu des scènes les plus cruelles qui en ont marqué les diverses phases. Citerait-on, par exemple, aucune nation ancienne ou moderne, chez laquelle des victimes des deux sexes et de tous les partis aient fait preuve, au pied de l’échafaud, d’autant de résignation, de force de caractère, de détachement de la vie, qu’en ont montré nos malheureux compatriotes ? Il ne faut pas non plus oublier l’empressement intrépide que mirent tant d’honorables citoyens à secourir, à sauver, à quêter même des proscrits. Cette dernière réflexion me ramène à Condorcet et à la femme admirable qui le cacha pendant plus de neuf mois.

On pouvait supposer que Cordorcet n’avait pas exactement mesuré toute la gravité, toute la portée de l’écrit qu’il publia après l’adoption de la Constitution de l’an ii. Le doute, maintenant, ne serait plus permis. Ce qui s’était offert à l’esprit du député de l’Aisne comme un devoir, il l’accomplit en présence du plus imminent danger. J’en ai découvert une preuve irrécusable : la publication de l’Adresse aux citoyens français sur la nouvelle Constitution coïncida avec les démarches qui assurèrent une retraite à l’auteur.

Dans l’atmosphère politique, aussi bien que dans l’atmosphère terrestre, il y a des signes avant-coureurs des orages, que les personnes exercées saisissent du premier coup d’œil, malgré ce qu’ils offrent d’indécis.

Condorcet, son beau-frère Cabanis, leur ami commun Vic-d’Azir, ne pouvaient s’y tromper. Après sa manifestation publique au sujet de la Constitution de l’an ii, la mise en accusation de l’ancien secrétaire de l’Académie des sciences était inévitable ; la foudre allait éclater sur sa tête ; il fallait sans retard chercher un abri.

Deux élèves de Cabanis et de Vic-d’Azir, qui, depuis, ont été l’un et l’autre des membres distingués de cette Académie, MM. Pinel et Boyer, songèrent au n° 21 de la rue Servandoni, où ils avaient demeuré.

Cette maison, d’environ 2,500 francs de revenu, ordinairement occupée par des étudiants, appartenait à la veuve de Louis-François Vernet, sculpteur, et proche parent des grands peintres. Madame Vernet, comme son mari, était née en Provence. Elle avait le cœur chaud, l’imagination vive, le caractère franc et ouvert ; sa bienfaisance touchait à l’exaltation. Ces qualités excluent les détours et les longues négociations. « Madame, lui dirent MM. Boyer et Pinel, nous voudrions sauver un proscrit.

— Est-il honnête homme, est-il vertueux ? — Oui, Madame. — En ce cas, qu’il vienne ! — Nous allons vous confier son nom. — Vous me l’apprendrez plus tard ; ne perdez pas une minute : pendant que nous discourons, votre ami peut être arrêté. »

Le soir même, Condorcet confiait sans hésiter sa vie à une femme dont, peu d’heures auparavant, il ignorait même l’existence.

Condorcet n’était pas le premier proscrit que recevait le n° 21 ; un autre l’y avait précédé. Madame Vernet ne consentit jamais, au sujet de cet inconnu, à satisfaire la bien légitime curiosité de la famille de notre confrère. Même en 1830, après un laps de temps de trente-sept années, ses réponses aux questions pressantes de madame O’Connor ne dépassaient pas de vagues généralités. Le proscrit, disait-elle, était grand ennemi de la révolution ; il manquait de fermeté, s’effrayait des moindres bruits de la rue, et ne quitta sa retraite qu’après le 9 thermidor. L’excellente femme ajoutait, avec un sourire empreint de quelque tristesse : « Depuis cette époque, je ne l’ai pas revu ; comment voulez-vous que je me rappelle son nom. »

À peine entré, au commencement de juillet 1793, dans sa cellule de la rue Servandoni, notre ancien confrère y éprouva des tortures morales, cruelles. Ses revenus avaient été saisis ; il ne pouvait pas disposer d’une obole. Lui, personnellement, n’avait aucun besoin, car madame Vernet pourvoyait à tout ; car, pour cette femme incomparable, secourir un malheureux était si bien s’acquitter d’une dette, que la famille de l’illustre secrétaire, revenue à une grande aisance, échoua dans ses projets persévérants, et sans cesse renouvelés, de lui faire accepter quelque cadeau.

Mais, se disait, dans sa préoccupation, le célèbre académicien, où vivra celle qui a le malheur aujourd’hui de porter mon nom ? Toute femme noble, et, à plus forte raison, toute femme de proscrit, est exclue de la capitale. Laissez faire l’épouse dévouée, elle entrera chaque matin à Paris, à la suite des pour voyeuses des halles. « Comment vivra-t-elle ? » se demandait encore notre confrère, dans son inquiète sollicitude. Il semble, en effet, impossible qu’une dame du grand monde, habituée à être servie et non à servir les autres, conquière à force de travail, des ressources suffisantes pour elle, sa jeune fille, sa sœur maladive et une vieille gouvernante. Ce qui paraissait impossible ne tardera pas à se réaliser. Le besoin de se procurer l’image des traits de ses parents, de ses amis, n’est jamais plus vif qu’en temps de révolution. Madame de Condorcet passera ses journées à faire des portraits : tantôt dans les prisons (c’étaient les plus pressés) ; tantôt dans les silencieuses retraites que des âmes charitables procuraient à des condamnés ; tantôt, enfin, dans les salons brillants ou dans les modestes habitations des citoyens de toutes les classes qui se croyaient menacés d’un danger prochain. L’habileté de madame Condorcet rendra beaucoup moins vexatoires, beaucoup moins périlleuses, les perquisitions souvent renouvelées que des détachements de l’armée révolutionnaire iront opérer dans sa demeure d’Auteuil. Sur la demande des soldats, elle reproduira leurs traits avec le crayon ou le pinceau ; elle exercera sur eux la fascination du talent, et s’en fera presque des protecteurs. Dès que la peinture commencera à ne plus être lucrative, madame Condorcet, exempte de préjugés, n’hésitera pas à créer un magasin de lingerie dont les bénéfices seront exclusivement consacrés à d’anciens serviteurs. C’est là que, pour la première fois, depuis la révolution de 89, nous rencontrerons le nom du chef de notre secrétariat, de l’excellent M. Cardot. Plus tard, madame Condorcet sera l’habile traducteur de l’ouvrage d’Adam Smith sur les sentiments moraux, et publiera elle-même des lettres sur la sympathie, également dignes d’estime par la finesse des aperçus et par l’élégance du style.

Les premiers pas, les premiers succès de madame Condorcet dans la carrière d’abnégation personnelle, de sacrifices de tous les instants, de dévouement courageux dont je viens de tracer l’esquisse, devinrent un baume réparateur pour l’âme à demi anéantie du malheureux proscrit. Lui aussi, dès ce moment, se sentit capable d’un travail persévérant et sérieux. La force, la lucidité de son esprit, ne furent pas moins entières, dans la cellule sur laquelle veillait l’humanité héroïque de madame Vernet, qu’elles ne l’étaient vingt années auparavant, au secrétariat de l’Académie des sciences.

Le premier écrit composé par Condorcet, dans sa retraite de la rue Servandoni, n’a jamais été imprimé. J’en rapporterai les premières lignes. « Comme j’ignore, disait l’illustre philosophe, si je survivrai à la crise actuelle, je crois devoir à ma femme, à ma fille, à mes amis, qui pourraient être victimes des calomnies répandues contre ma mémoire, un exposé simple de mes principes et de ma conduite pendant la révolution. »

Cabanis et Garat se trompaient, en affirmant dans l’avant-propos de l’Esquisse sur les progrès de l’esprit humain, que leur ami avait tracé seulement quelques lignes de cet exposé. Le manuscrit se compose de quarante et une pages très-serrées ; il embrasse la presque totalité de la carrière publique de Condorcet. Secrétaire de l’Académie des sciences morales et politiques, je transcrirais peut-être ici en totalité un écrit où la candeur, la bonne foi, le sincérité de notre confrère brillent du plus vif éclat. La spécialité de l’Académie des sciences m’interdit de pareils détails. Néanmoins, comme il est de devoir rigoureux, non-seulement pour toutes les académies, mais encore pour tous les citoyens, de purifier l’histoire nationale, notre patrimoine commun, des flétrissures calomnieuses que l’esprit de parti lui a trop souvent imprimées, je rapporterai le jugement de Condorcet sur les massacres de septembre.

« Les massacres du 2 septembre, dit-il, une des souillures de notre révolution, ont été l’ouvrage de la folie, de la férocité de quelques hommes, et non celui du peuple, qui, ne se croyant pas la force de les empêcher, en détourna les yeux. Le petit nombre de factieux auxquels ces déplorables événements doivent être imputés, eut l’art de paralyser la puissance publique, de tromper les citoyens et l’Assemblée nationale. On leur résista faiblement et sans direction, parce que le véritable état des choses ne fut pas connu. »

N’êtes-vous pas heureux, Messieurs, de voir le peuple, le véritable peuple de Paris, déchargé de toute solidarité dans la plus odieuse boucherie, par un homme dont les lumières, le patriotisme et la haute position sont une triple garantie de véracité ? Désormais, il ne sera plus permis de considérer comme l’expression d’une opinion individuelle, d’un sentiment isolé, cette apostrophe d’un ouvrier aux sbires de la commune, que j’ai recueillie dans les mémoires du temps :

« Vous prétendez massacrer des ennemis ! Moi, je n’appelle jamais ainsi des hommes désarmés. Conduisez au Champ-de-Mars ceux de ces malheureux qui, dites-vous, se réjouissaient des défaites de la république ; nous les combattrons en nombre égal, à armes égales, et leur mort n’aura rien alors qui puisse nous faire rougir. »

Condorcet supporta avec une grande résignation sa réclusion cellulaire, jusqu’au jour où il apprit la mort tragique des conventionnels girondins qui avaient été condamnés le même jour que lui. Cette sanglante catastrophe concentra toutes ses idées sur les dangers que courait madame Vernet. Il eut alors avec son héroïque gardienne, un entretien que, sous peine de sacrilège, je dois reproduire sans y changer un seul mot :

« Vos bontés, Madame, sont gravées dans mon cœur en traits ineffaçables. Plus j’admire votre courage, plus mon devoir d’honnête homme m’impose de ne point en abuser. La loi est positive : si on me découvrait dans votre demeure, vous auriez la même triste fin que moi ; je suis hors la loi, je ne puis plus rester.

— La Convention, Monsieur, a le droit de mettre hors la loi : elle n’a pas le pouvoir de mettre hors de l’humanité ; vous resterez ! » Cette admirable réponse fut immédiatement suivie, au n° 21 de la rue Servandoni, de l’organisation d’un système de surveillance, dans lequel la plupart des habitants de la maison, et particulièrement l’humble portière, avaient un rôle. Madame Vernet savait imprégner de sa vertu tous ceux qui l’entouraient. À partir de ce jour, Condorcet ne faisait pas un mouvement sans être observé.

Ici vient se placer un incident qui montrera la haute intelligence de madame Vernet, sa profonde connaissance du cœur humain.

Un jour, en montant l’escalier de la chambre qu’il occupait, Condorcet fit la rencontre du citoyen Marcos, député suppléant à la Convention pour le département du Mont-Blanc. Marcos appartenait à la section des montagnards ; il logeait depuis quelques jours chez madame Vernet. Sous son déguisement, Condorcet n’avait pas été reconnu ; mais était-il possible de compter longtemps sur le même bonheur ? L’illustre proscrit fait part de ses inquiétudes à son hôte dévouée. Attendez, dit-elle aussitôt, je vais arranger cette affaire. Elle monte chez Marcos, et, sans aucun préambule, lui adresse ces paroles : « Citoyen, Condorcet demeure sous le même toit que vous ; si on l’arrête, ce sera vous qui l’aurez dénoncé ; s’il périt, ce sera vous qui aurez fait tomber sa tête. Vous êtes un honnête homme, je n’ai pas besoin de vous en dire davantage. » Cette noble confiance ne fut pas trahie. Marcos entra même, au péril de sa vie, en relations directes avec Condorcet. C’était lui qui le pourvoyait de romans, dont notre confrère faisait une grande consommation.

Cependant, une distraction, un accident fortuit pouvaient tout perdre. Madame Vernet comprit que ses efforts finiraient par être vains, si l’on n’occupait pas fortement la tête du prisonnier.

Par son intermédiaire, madame de Condorcet et les amis de son mari le supplièrent de se livrer à quelque grande composition. Condorcet se rendit à ces conseils, et commença son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain.

Pendant que, sous l’égide tutélaire de madame Vernet, Condorcet enveloppait dans ses regards scrutateurs l’état passé et l’état futur des sociétés humaines, il réussit à détourner complétement ses pensées des convulsions terribles au milieu desquelles la France se débattait. Le Tableau des progrès de l’esprit humain n’offre pas, en effet, une seule ligne où l’acrimonie du proscrit ait pris la place de la raison froide du philosophe, et des nobles sentiments du promoteur de la civilisation. « Tout nous dit que nous touchons à l’époque d’une des grandes révolutions de l’espèce humaine… l’état actuel des lumières nous garantit qu’elle sera heureuse. » Ainsi s’exprimait Condorcet, lorsque déjà il n’espérait plus échapper aux poursuites actives de ses implacables persécuteurs ; lorsque le glaive de mort n’aurait attendu, pour frapper, que le temps de constater l’identité de la victime.

Ce fut au milieu de mars 1794 que Condorcet écrivit les dernières lignes de son essai. Pousser cet ouvrage plus loin, sans le secours d’aucun livre, n’était pas au pouvoir d’une tête humaine.

Cet ouvrage ne vit le jour qu’en 1795, après la mort de l’auteur. Le public le reçut avec des applaudissements universels. Deux traductions, l’une anglaise, l’autre allemande, rendirent l’Esquisse très-populaire chez nos voisins. La Convention en acquit trois mille exemplaires, qui furent répandus, par les soins du comité d’instruction publique, sur toute l’étendue du territoire de la république.

Dans le manuscrit autographe, l’ouvrage est intitulé, non Esquisse, mais Programme d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Condorcet y indique son but en ces termes :

«…Je me bornerai à choisir les traits généraux qui caractérisent les diverses phases par lesquelles l’espèce humaine a dû passer, qui attestent tantôt ses progrès, tantôt sa décadence, qui dévoilent les causes, qui en montrent les effets. Ce n’est point la science de l’homme, prise en général, que j’ai entrepris de traiter : j’ai voulu montrer seulement comment, à force de temps et d’efforts, il avait pu enrichir son esprit de vérités nouvelles, perfectionner son intelligence, étendre ses facultés, apprendre à les mieux employer, et pour son bien-être et pour la félicité commune. »

L’ouvrage de Condorcet est trop connu pour que je puisse penser à en tracer l’analyse. Comment, d’ailleurs, analyser un Programme ? Je signalerai seulement aux esprits sans préjugés le chapitre curieux où, saisissant du regard les progrès futurs de l’esprit humain, l’auteur arrive à reconnaître la nécessité, la justice (ce sont ses expressions) d’établir une entière égalité de droits civils et politiques entre les individus des deux sexes, et proclame en outre la perfectibilité indéfinie de l’espèce humaine.

Cette idée philosophique fut combattue, au commencement de ce siècle, avec une extrême violence par les littérateurs à la mode. Suivant eux, le système de la perfectibilité indéfinie ne manquait pas seulement de vérité ; il devait avoir de désastreuses conséquences. Le Journal des Débats le présentait « comme devant favoriser beaucoup les projets des factieux. » Dans la critique acerbe qu’il en faisait dans le Mercure, à l’occasion d’un ouvrage de madame de Staël, Fontanes, caressant les passions de Napoléon, allait jusqu’à soutenir que le rêve de la perfectibilité menaçait les empires des plus terribles fléaux. Enfin, on croyait amoindrir, suivant les idées du jour, les droits de ce système philosophique à tout examen sérieux, en présentant Voltaire comme son premier, comme son véritable inventeur !

Sur ce dernier point la réponse était très-facile. L’idée de perfectibilité indéfinie se trouve, en effet, dans Bacon, dans Pascal, dans Descartes. Nulle part, cependant, elle n’est exprimée en termes plus clairs que dans ce passage de Bossuet :

« Après six mille ans d’observations, l’esprit humain n’est pas épuisé ; il cherche, et il trouve encore, afin qu’il connaisse qu’il peut trouver jusqu’à l’infini, et que la seule paresse peut donner des bornes à ses connaissances et à ses inventions. »

Le mérite de Condorcet sur cet objet spécial se borne donc à avoir étudié, à l’aide des données que lui fournissaient les sciences modernes et par des rapprochements ingénieux, l’hypothèse d’une perfectibilité indéfinie, relativement à la durée de la vie de l’homme et à ses facultés intellectuelles. Mais c’est lui, je crois, qui, le premier, a étendu le système jusqu’à faire espérer le perfectionnement indéfini des facultés morales. Ainsi, je lis, dans l’ouvrage, « qu’un jour viendra où nos intérêts et nos passions n’auront pas plus d’influence sur les jugements qui dirigent la volonté, que nous ne les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques. » Ici, sans me séparer entièrement de l’auteur, j’ose affirmer qu’il vient de faire une prédiction à bien long terme.

Le Programme que nous connaissons devait être originairement suivi du Tableau complet des progrès de l’esprit humain. Ce tableau, composé principalement de faits, de documents historiques et de dates, n’a pas été achevé. Les éditeurs de 1804 en ont publié quelques fragments. D’autres existent dans les papiers de M. et Mme O’Connor. Espérons que la piété filiale se hâtera d’en faire jouir le public. J’ose assurer qu’ils confirmeront ce jugement que portait Daunou sur l’ensemble de l’esquisse : « Je n’ai connu aucun érudit, ni parmi les nationaux, ni parmi les étrangers, qui, privé de livres comme l’était Condorcet, qui, n’ayant d’autre guide que sa mémoire, eût été capable de composer un pareil ouvrage. »

Dès que l’état fébrile d’auteur eut cessé, notre confrère reporta de nouveau toutes ses pensées sur le danger que sa présence, rue Servandoni, faisait courir à madame Vernet. Il résolut donc, j’emploie ici ses propres expressions, il résolut de quitter le réduit que le dévouement sans bornes de son ange tutélaire avait transformé en paradis.

Condorcet s’abusait si peu sur la conséquence probable du projet qu’il avait conçu ; les chances de salut, après son évasion, lui paraissaient tellement faibles, qu’avant de se dérober aux bienfaits de madame Vernet, il rédigea ses dernières dispositions.

Cet écrit, je l’ai tenu dans mes mains, et j’y ai trouvé partout les vifs reflets d’un esprit élevé, d’un cœur sensible et d’une belle âme. J’oserai dire, en vérité, qu’il n’existe dans aucune langue rien de mieux pensé, de plus attendrissant, de plus suave dans la forme, que les passages du testament de notre confrère intitulés : Avis d’un proscrit à sa fille. Je regrette que le temps ne me permette pas d’en citer quelques fragments.

Ces lignes si limpides, si pleines de finesse et de naturel, furent écrites par Condorcet le jour même où il allait volontairement s’exposer à un immense danger. Le pressentiment d’une fin violente, presque inévitable, ne le troublait pas ; sa main traçait ces terribles expressions : Ma mort, ma mort prochaine ! avec une fermeté que les stoïciens de l’antiquité eussent enviée. La sensibilité dominait, au contraire, la force d’âme, quand l’illustre proscrit croyait entrevoir que madame de Condorcet pourrait aussi être entraînée dans la sanglante catastrophe qui le menaçait. Alors, il n’abordait plus les réalités de front ; on dirait qu’il cherchait à voiler à ses propres yeux les horreurs de la situation par des artifices de style.

« Si ina fille était destinée à tout perdre ! » Voilà ce que l’époux insérera de plus explicite dans son dernier écrit. Cependant, comme si cet effort l’avait épuisé, il songe aussitôt à l’appui que son enfant de cinq ans, que sa chère Éliza, pourra trouver auprès de sa bienfaitrice ; il prévoit, il règle tout ; aucun détail ne lui semble indifférent. Éliza appellera madame Vernet sa seconde mère ; elle apprendra, sous la direction de cette excellente amie, outre les ouvrages de femme, le dessin, la peinture, la gravure, et cela assez complétement pour gagner sa vie sans trop de peine et de dégoût. En cas de nécessité, Éliza trouverait de l’appui en Angleterre chez milord Stanhope et chez milord Dear ; en Amérique, chez Bâche, petit-fils de Franklin, et chez Jefferson. Elle devra donc se familiariser avec la langue anglaise ; c’était d’ailleurs le vœu de sa mère, et cela dit tout. Quand le temps sera venu, madame Vernet fera lire à mademoiselle Condorcet les instructions de ses parents, sur le manuscrit (cette circonstance est particulièrement indiquée), sur le manuscrit original. On éloignera d’Éliza tout sentiment de vengeance ; on lui apprendra à se défier de sa sensibilité filiale ; c’est au nom de son père que ce sacrifice sera réclamé.

Le testament se termine par ces lignes : « Je ne dis rien de mes sentiments pour la généreuse amie (madame Vernet) à qui cet écrit est destiné ; en interrogeant son cœur, en se mettant à ma place, elle les connaîtra tous. »

Voilà ce que Condorcet écrivait dans la matinée du 5 avril 1794. À dix heures, il quitta sa cellule, en veste et en gros bonnet de laine, son déguisement habituel, descendit dans une petite pièce du rez-de-chaussée, et lia conversation avec un autre locataire[3] de la maison de madame Vernet. Notre confrère avait vainement choisi un sujet dépourvu d’intérêt, et qui semblait devoir donner lieu à de très-longs développements ; vainement il mêlait à son discours force termes latins ; madame Vernet restait là de pied ferme. Le proscrit désespérait déjà de pouvoir se dérober à la surveillance dont il était l’objet, lorsque, par hasard ou par calcul, il se montra contrarié d’avoir oublié sa tabatière. Madame Vernet, toujours bonne, toujours empressée, se leva et monta l’escalier pour aller la chercher. Condorcet saisit ce moment et s’élança dans la rue. Les cris déchirants de la portière avertirent aussitôt madame Vernet qu’elle venait de perdre le fruit de neuf mois d’un dévouement sans exemple. La pauvre femme tomba évanouie.

Tout entier au besoin d’éviter une poursuite qui aurait perdu sa bienfaitrice, Condorcet parcourut la rue Servandoni avec beaucoup de vitesse. En s’arrêtant pour prendre haleine, au détour de la rue de Vaugirard, il vit à ses côtés M. Sarret, le cousin de madame Vernet. Le proscrit avait à peine eu le temps de laisser échapper quelques paroles où l’admiration se mêlait à la sensibilité, à la reconnaissance, que M. Sarret lui disait avec cette fermeté qui n’admet point de réplique : « Le costume que vous portez ne vous déguise pas suffisamment ; vous connaissez à peine votre chemin ; seul, vous ne réussiriez jamais à tromper l’active surveillance des argus que la Commune entretient à toutes les portes de Paris. Je suis donc décidé à ne vous point quitter. »

C’était à dix heures du matin, en plein soleil, dans une rue très-fréquentée, à la porte même de ces terribles prisons du Luxembourg et des Carmes, d’où l’on ne sortait guère que pour aller à l’échafaud ; c’était devant de lugubres affiches portant, en gros caractères, que la peine de mort serait infligée à quiconque prêterait assistance à des proscrits, que M. Sarret s’attachait aux pas du proscrit. Ne trouvez-vous pas qu’une pareille intrépidité va de pair, tout au moins, avec celle qui précipite des soldats sur l’artillerie tonnante d’une redoute ?

Le petit nombre d’heures qui doit nous conduire à un dénomment funeste, éveillera peut-être de bien pénibles sentiments ; aussi, tout en respectant les droits imprescriptibles de l’histoire, serai-je bref.

Les deux fugitifs échappèrent par une sorte de miracle aux dangers qui les attendaient à la barrière du Maine, et se dirigèrent vers Fontenay-aux-Roses. Le voyage fut long : après neuf mois d’un repos absolu, notre confrère ne savait plus marcher. Enfin, sur les trois heures de l’après-midi, Condorcet et son compagnon arrivèrent sans fâcheuse rencontre, mais exténués de fatigue, à la porte d’une maison de campagne occupée par un heureux ménage, qui, depuis près de vingt années, avait reçu de Condorcet d’éclatants services et des marques sans nombre d’attachement. Là finissait la périlleuse mission que M. Sarret s’était donnée ; il se retira et reprit la route de Paris.

Que se passa-t-il ensuite ? Les relations ne sont point concordantes. D’après leur ensemble, je vois que Condorcet sollicita l’hospitalité seulement pour un jour ; que des difficultés, dont je ne me fais pas juge, empêchèrent M. et Mme Suard d’accueillir sa prière ; que, néanmoins, on convint qu’une petite porte de jardin donnant sur la campagne, et s’ouvrant en dehors, ne serait pas fermée la nuit ; que Condorcet pourrait s’y présenter, à partir de dix heures ; qu’enfin, au moment de congédier le malheureux proscrit, ses amis lui remirent les Épîtres d’Horace, triste ressource, en vérité, pour qui allait être obligé de chercher un refuge dans la profonde obscurité des carrières de Clamart.

Les anciens amis de Condorcet commirent, sans doute, la faute irréparable de ne pas présider eux-mêmes aux arrangements convenus. Un ou deux jours après, madame Vernet, parcourant en tout sens la campagne de Fontenay-aux-Roses, avec la pensée que sa présence pourrait y être utile, remarqua une motte de terre et une haute touffe de gazon, qui, adossées à la petite porte, prouvaient, hélas ! avec trop d’évidence, que depuis bien longtemps elle n’avait tourné sur ses gonds. Pendant ces nuits néfastes, il n’y eut de portes ouvertes que dans la rue Servandoni. Là, au n° 21, pendant toute une semaine, porte cochère, porte de boutique, porte d’allée, auraient cédé à la plus légère pression du doigt du fugitif. Dans la prévision, je ne dis pas assez, dans l’espérance d’un retour nocturne, madame Vernet ne songea même pas qu’il y eût dans une immense capitale des voleurs et des assassins.

Bien grande, hélas ! fut la différence de conduite des deux familles que les relations du monde et le malheur rapprochèrent de Condorcet !

Le 5 avril, à deux heures, nous laissions Condorcet s’éloignant avec résignation, mais non sans tristesse, de la maison de campagne où il avait espéré passer vingt quatre heures en sûreté. Personne ne saura jamais les angoisses, les souffrances qu’il endura pendant la journée du 6. Le 7, un peu tard, nous voyons notre confrère, blessé à la jambe et poussé par la faim, entrer dans un cabaret de Clamart et demander une omelette. Malheureusement, cet homme presque universel ne sait pas, même à peu près, combien un ouvrier mange d’œufs dans un de ses repas. À la question du cabaretier, il répond une douzaine. Ce nombre inusité excite la surprise ; bientôt le soupçon se fait jour, se communique, grandit. Le nouveau venu est sommé d’exhiber ses papiers ; il n’en a pas. Pressé de questions, il se dit charpentier ; l’état de ses mains le dément. L’autorité municipale avertie le fait arrêter et le dirige sur Bourg-la-Reine. Dans la route un brave vigneron rencontre le prisonnier ; il voit sa jambe malade, sa marche pénible, et lui prête généreusement son cheval. Je ne devais pas oublier la dernière marque de sympathie qu’ait reçue notre malheureux confrère.

Le 8 avril (1794) au matin, quand le geôlier de Bourg-la-Reine ouvrit la porte de son cachot pour remettre aux gendarmes le prisonnier encore inconnu qu’on devait conduire à Paris, il ne trouva plus qu’un cadavre. Notre confrère s’était dérobé à l’échafaud par une forte dose de poison concentré, qu’il portait depuis quelque temps dans une bague[4].

Bochard de Saron, Lavoisier, La Rochefoucauld, Malesherbes, Bailly, Condorcet, tel fut le lugubre contingent de l’Académie pendant nos sanglantes discordes. Les cendres de ces hommes illustres ont eu des destinées bien diverses. Les unes reposent en paix, justement entourées des regrets universels ; les autres sont soumises périodiquement au souffle empesté et trompeur des passions politiques.

J’espère que les forces ne trahiront pas ma volonté, et que bientôt, à cette même place, je pourrai dire ce que fut Bailly. Aujourd’hui, je n’aurais pas accompli ma tâche dans ce qu’elle a de plus sacré, même après tout ce que vous avez déjà entendu, si je n’écartais avec indignation de la mémoire de Condorcet une imputation calomnieuse. La forme du reproche adressé à notre confrère n’a pas calmé mes inquiétudes ; j’ai très-bien remarqué qu’on n’a parlé que de faiblesse, mais il est des circonstances où la faiblesse devient un crime.

En rendant compte de la déplorable condamnation de Lavoisier, une plume très-savante, très-respectable et très-respectée, écrivait, il y a quelques années :

« On se reposait sur les instances que quelques-uns des anciens confrères de Lavoisier paraissaient à portée de faire en sa faveur ; mais la terreur glaça tous les cœurs. » Partant de là, un certain public, cruellement frivole, dénombra sur ses doigts tous les académiciens qui siégèrent à la Convention, et, sans autre examen, le nom de notre ancien secrétaire se trouva fatalement impliqué dans la catastrophe stupidement féroce qui enleva à la France un excellent citoyen, au monde un homme de génie.

Deux dates, deux simples dates, et vous déciderez si s’abstenir de citer des noms propres quand on parle d’événements aussi graves ; si rester dans des termes généraux, qui, n’incriminant directement personne, permettent à la calomnie d’inculper tout le monde, c’est vraiment de la sagesse.

Condorcet, dites-vous, aurait pu intervenir en faveur de Lavoisier. Est-ce au moment de l’arrestation ? Voici ma réponse :

Lavoisier fut arrêté dans le mois d’avril 1794.

Condorcet était proscrit et caché chez madame Vernet depuis le commencement de juillet 1793.

Parlez-vous d’une intervention qui aurait pu suivre la sentence du tribunal révolutionnaire ? La réponse sera plus écrasante encore :

Lavoisier périt le 8 mai 1794.

Condorcet s’était empoisonné, à Bourg-la-Reine, un mois auparavant, le 8 avril.

Je n’ajouterai pas une syllabe à ces chiffres : ils resteront imprimés en traits ineffaçables sur le front des calomniateurs.



PORTRAIT DE CONDORCET.


J’ai successivement présenté à vos yeux, et dans le jour qui m’a paru le plus vrai, le savant, le littérateur, l’économiste et le membre de deux de nos assemblées politiques. Il me reste à faire le portrait de l’homme du monde, à vous parler de son extérieur, de ses manières.

Un moment, j’ai désespéré de pouvoir remplir cette partie de ma tâche, car je ne connus pas personnellement le secrétaire de l’Académie, car je ne le vis même jamais. Je ne devais pas oublier, en outre, combien les livres sont des guides infidèles ; combien les auteurs saveut se parer quelquefois, dans ce qu’ils écrivent, d’un caractère peu en harmonie avec leurs actions habituelles ; combien il a été donné de démentis à la maxime de Buffon : le style, c’est tout l’homme. Heureusement, des correspondances inédites m’ont transporté, en quelque sorte, au milieu de la famille de Condorcet. Je l’y ai vu entouré de ses proches, de ses amis, de ses confrères, de ses subordonnés, de ses clients. Je suis devenu le témoin, j’ai presque dit le confident de toutes ses actions. Alors je me suis rassuré. Pouvais-je craindre de parler avec confiance des plus secrètes pensées de l’illustre académicien, de sa vie privée, de ses sentiments intimes, lorsque j’avais pour guides et pour garants Turgot, Voltaire, d’Alembert, Lagrange et une femme, mademoiselle de L’Espinasse, célèbre par l’étendue, la pénétration et la finesse de son esprit ?

Condorcet était d’une haute stature. L’immense volume de sa tête, ses larges épaules, son corps robuste, contrastaient avec des jambes restées toujours grêles, à cause, croyait notre confrère, de l’immobilité presque absolue que le costume de jeune fille et les inquiétudes trop vives d’une mère tendre lui avaient imposée pendant ses huit premières années.

Condorcet avait, dans le maintien, de la simplicité, et même un tant soit peu de gaucherie. Qui ne l’eût vu qu’en passant, aurait dit : Voilà un bon homme, plutôt que, Voilà un homme d’esprit. Sa qualité principale, sa qualité vraiment caractéristique était une extrême bonté. Elle se mariait harmonieusement à une figure belle et douce.

Condorcet passait, parmi ses demi-connaissances, pour insensible et froid. C’était une immense erreur. Jamais peut-être il ne dit, en face, des paroles affectueuses à aucun de ses parents ou de ses amis ; mais jamais aussi il ne laissa échapper l’occasion de leur donner des preuves d’attachement : il était malheureux de leurs malheurs ; il souffrait de leurs maux, au point que son repos et sa santé en furent plus d’une fois gravement altérés.

D’où provenaient donc les reproches d’insensibilité si souvent adressés à notre confrère ? C’est qu’on prenait, je n’hésite pas à le redire, l’apparence pour la réalité ; c’est que jamais les mouvements d’une âme aimante ne se peignirent ni dans la figure ni dans la contenance de Condorcet. Il écoutait avec l’air le plus indifférent le récit d’un malheur ; mais après, quand chacun se contentait d’exhaler sa douleur en de vaines paroles, lui s’éclipsait sans mot dire, et portait des secours, des consolations de toute nature à ceux dont les souffrances venaient de lui être révélées.

Vous savez maintenant le véritable sens de ces paroles de d’Alembert : « Condorcet est un volcan couvert de neige. » On s’est complétement mépris sur la pensée de l’immortel géomètre, en persistant à voir dans son assimilation pittoresque la violence de caractère recouverte du masque de la froideur.

D’Alembert avait vu le volcan en complète action dans l’année 1771. Le géomètre, le métaphysicien, l’économiste, le philosophe Condorcet, dominé par des peines de cœur, était devenu pour toutes ses connaissances un objet de pitié. Il alla même jusqu’à penser au suicide. Rien de plus curieux que la manière dont il repoussait les palliatifs que Turgot, son confident, lui recommandait : « Faites des vers : c’est un genre de composition auquel vous êtes peu habitué, il captivera votre esprit. — Je n’aime pas les mauvais vers ; je ne pourrais souffrir les miens ! — Attaquez quelque rude problème de géométrie. — Quand un goût dépravé nous a jetés sur des aliments à saveur forte, tous les autres aliments nous déplaisent. Les passions sont une dépravation de l’intelligence ; en dehors du sentiment qui m’absorbe, rien au monde ne saurait m’intéresser. » Pour essayer de tous les moyens, comme font les médecins dans les maladies désespérées, Turgot invoquait force exemples empruntés à l’histoire ancienne et moderne, même à la mythologie. Soins superflus ; le temps seul pouvait guérir, le temps seul guérit, en effet, la profonde blessure qui rendit notre confrère si malheureux.

Si le public avait grandement tort de refuser à Condorcet la sensibilité, il ne se trompait pas moins en l’accusant de sécheresse en matière d’art.

Lisait-on pour la première fois à l’Académie française, ou dans le monde, une de ces productions littéraires qui sont l’honneur et la gloire du xviiie siècle, Condorcet restait complétement impassible au milieu des bruyants transports d’admiration et d’attendrissement qui retentissaient autour de l’auteur. Il paraissait n’avoir pas écouté ; mais, pour peu que les circonstances l’y amenassent, il faisait l’analyse minutieuse de l’ouvrage, il en appréciait les beautés, il en signalait les parties faibles avec une fmesse de tact, avec une rectitude de jugement admirables, et récitait sans hésiter, à l’appui de ses remarques, de longues tirades de prose ou des centaines de vers qui venaient de se graver, comme par enchantement, dans une des plus étonnantes mémoires dont les annales littéraires aient jamais fait mention.

La réserve que Condorcet s’imposait devant des étrangers, faisait place, dans sa société intime, à une gaieté de bon ton, spirituelle, doucement épigrammatique. C’est alors que l’immense variété de ses connaissances se révélait sous toutes les formes. Il parlait avec une égale netteté, avec une égale précision, sur la géométrie et les formules du palais ; sur la philosophie et la généalogie des gens de cour, sur les mœurs des républiques de l’antiquité et les colifichets à la mode.

Le secrétaire de l’ancienne Académie des sciences ne descendit dans l’arène de la polémique que pour défendre ses amis contre les attaques de la médiocrité, de la haine et de l’envie. Mais son courageux dévouement ne l’entraîna point à partager les injustes préventions de ceux-là même auxquels il était le plus tendrement attaché. Ce genre d’indépendance est assez rare pour que j’en cite quelques exemples.

D’Alembert, dominé à son insu par un sentiment indéfinissable de jalousie, ne rendait pas à Clairaut toute la justice désirable. Examinez, cependant, si dans deux de ses éloges, si, en citant presque sans nécessité les relations de M. de Trudaine et de M. d’Arci avec l’auteur du bel ouvrage sur la figure de la Terre, Condorcet hésite le moins du monde à appeler Clairaut un homme de génie, et à parler des prodiges de sa jeunesse !

Lagrange et d’Alembert n’accordaient aucune estime aux Lettres d’Euler à une princesse d’Allemagne. Ils en étaient venus, en les assimilant à une erreur de la vieillesse de Newton, jusqu’à les appeler « le Commentaire sur l’apocalypse d’Euler. » D’un autre point de vue, Condorcet, trouvant les lettres utiles, ne se contenta pas de les louer ; il s’en fit l’éditeur, sans même concevoir le soupçon qu’une opinion indépendante pût faire ombrage à ses meilleurs amis.

Le livre d’Helvétius avait irrité Turgot, qui s’en expliquait dans sa correspondance avec une vivacité extrême. Sur ce point, le célèbre intendant de Limoges supportait impatiemment la contradiction. Condorcet, néanmoins, soutenait la lutte avec la plus grande fermeté. Il était loin de prétendre que l’ouvrage fût irréprochable ; suivant lui, seulement, on s’exagérait ses dangers. Je ne résiste pas au plaisir de citer cette conclusion si gaie d’un des plaidoyers de notre ancien secrétaire : « Le livre ne fera aucun mal ni à moi ni à d’autres bonnes gens. L’auteur a beau dire, il ne m’empêchera pas d’aimer mes amis ; il ne me condamnera pas à l’ennui mortel depenser sans cesse à mon mérite ou à ma gloire ; il ne me fera pas accroire que, si je résous des problèmes, c’est dans l’espérance que les belles dames me rechercheront, car je n’ai pas vu jusqu’ici qu’elles raffolassent des géomètres. »

La vanité règne en souveraine dans toutes les classes de la société, et particulièrement, dit-on, parmi les gens de lettres. Nous pouvons affirmer, néanmoins, que ce mobile, que ce stimulant si ordinaire, si actif de nos actions, n’effleura jamais la belle âme de notre ancien confrère. Quelques faits ont déjà témoigné de ce phénomène. J’ajouterai ici qu’à la suite d’une vive controverse touchant cette question de morale, mademoiselle de l’Espinasse embrassa le parti de ceux qui soutenaient que la nature, en ce genre, ne fait pas de miracles ; qu’elle promit de se livrer à un examen attentif dans le cercle très étendu de la société, et qu’après une longue épreuve elle s’avoua vaincue. Son esprit fin, pénétrant, n’était parvenu à saisir dans Condorcet ni un trait, ni un mouvement, ni même un symptôme de vanité, quoiqu’elle l’eût vu presque tous les jours pendant plusieurs années, et sans cesse en contact avec des littérateurs, des philosophes ou des mathématiciens.

La jalousie est la juste punition de la vanité ; Condorcet n’éprouva donc jamais cette cruelle infirmité. Lorsque, absorbé par les devoirs impérieux de secrétaire de l’Académie, et, aussi, par une polémique littéraire ou politique de tous les jours, notre confrère se vit obligé de renoncer aux plaisirs vifs et purs que donnent les découvertes scientifiques, il n’en écrivait pas moins, comme d’Alembert malade, aux Euler, aux Lagrange, aux Lambert : « Donnez-moi des nouvelles de vos travaux. Je suis comme les vieux gourmands qui, ne pouvant plus digérer, ont encore du plaisir à voir manger les autres. »

Condorcet avait poussé si loin le besoin de se rendre utile, qu’il ne fermait jamais sa porte à personne ; qu’il était constamment accessible ; qu’il recevait chaque jour, sans humeur, sans même en paraître fatigué, les interminables visites des légions d’importuns, de désœuvrés dont r égorgent toutes les grandes villes, et au premier rang la ville de Paris. Donner ainsi son temps au premier venu, c’est la bonté poussée jusqu’à l’héroïsme.

Je ne parlerai pas du désintéressement de Condorcet ; personne ne l’a nié.

« En morale, disait-il dans une lettre à Turgot, je suis grand ennemi de l’indifférence et grand ami de l’indulgence. »

La phrase manquerait de vérité si on la prenait dans un sens absolu : Condorcet était très-indulgent pour les autres et très-sévère pour lui-même. Il portait quelquefois le rigorisme jusqu’à se préoccuper sérieusement, jusqu’à s’effaroucher de certaines formules de politesse qui ont cours dans la société, comme des pièces de monnaie dont on serait convenu de ne jamais examiner le titre. Ainsi, M. de Maurepas se montre très-irrité d’une lettre, dirigée contre Necker, et dans laquelle se trouvaient des passages qui pouvaient nuire au crédit public. Cette lettre n’était pas de Condorcet. Le duc de Nivernais veut décider son confrère et ami à l’écrire au ministre ; il résiste avec une fermeté qui paraît inexplicable. Aujourd’hui je trouve l’explication dans une lettre inédite adressée à Turgot : « Le secrétaire de l’Académie éprouvait de la répugnance à assurer de son respect un homme qu’il était fort loin de respecter. »

Condorcet avouait les fautes, les erreurs qu’il avait pu commettre, avec une loyauté, un abandon que cette courte citation fera apprécier : « Connaissez-vous, lui disait-on un jour, les circonstances qui amenèrent la rupture de Jean-Jacques et de Diderot ? — Non, répondit-il ; je sais seulement combien Diderot était un excellent homme : celui qui se brouillait avec lui avait tort. — Mais vous-même ? — J’avais tort ! »

Dans l’édition donnée par l’auteur de Mérope des Pensées de Pascal, je trouve cette note de Condorcet : « L’expression honnêtes gens a signifié dans l’origine les hommes qui avaient de la probité ; du temps de Pascal, elle signifiait les gens de bonne compagnie ; maintenant on l’applique à ceux qui ont de la naissance ou de l’argent. — Non, monsieur, a dit Voltaire en s’adressant à l’annotateur, les honnêtes gens sont ceux à la tête desquels vous êtes ! »

Justifier cette exclamation, depuis qu’elle m’a semblé l’expression de la vérité, tel a dû être mon but principal en écrivant ces pages. Je serai heureux si le portrait que j’ai tracé de l’illustre secrétaire perpétuel de l’ancienne Académie des sciences, a dissipé de bien cruelles préventions, neutralisé l’effet des plus hideuses calomnies ; si, d’accord avec tous ceux qui jouirent de l’intimité de Condorcet, vous voyez désormais en lui un homme qui honora les sciences par ses travaux, la France par ses hautes qualités, l’humanité par ses vertus.



APPENDICE


REMARQUES SUR DIVERS PASSAGES
DE
L’HISTOIRE DES GIRONDINS
RELATIFS À CONDORCET.


Lorsque les deux premiers volumes de l’Histoire des Girondins, de M. de Lamartine, parurent, madame O’Connor les parcourut avec la curiosité inquiète que devait lui inspirer la profonde vénération qu’elle a vouée à la mémoire de son père. Elle y trouva, avec un vif chagrin, de fausses appréciations et des erreurs manifestes. J’en parlai à mon confrère. M. de Lamartine reçut, par ma bouche, les remarques de la fille de Condorcet, avec cette bienveillance fascinatrice dont toutes ses connaissances ont éprouvé les effets. Il me fit même l’honneur de me demander communication de ma biographie de Condorcet, encore manuscrite à cette époque. Je n’ai sans doute pas besoin de dire que je souscrivis sans retard à une demande si flatteuse pour moi.

Ces circonstances m’avaient porté à penser, je l’avoue, que les inexactitudes échappées à l’auteur de l’Histoire des Girondins, écrivant d’après des documents erronés les deux premiers volumes de ce bel ouvrage, seraient rectifiées dans les éditions suivantes ; que des inexactitudes nouvelles ne dépareraient pas les autres volumes. Cette espérance ne s’est pas réalisée ; de nombreuses éditions se sont succédé avec rapidité, sans qu’on remarque aucun changement dans les jugements, souvent sévères, dont Condorcet avait été l’objet dans les deux premiers volumes ; sans que, dans les volumes suivants, M. de Lamartine ait cru devoir tenir aucun compte des renseignements, puisés à des sources certaines, consignés dans ma biographie, ou de ceux que j’avais eu l’honneur de lui communiquer verbalement. Je n’ai donc plus d’autre ressource que de signaler les points sur lesquels nous ne sommes pas d’accord, M. de Lamartine et moi, afin que le public puisse prononcer entre nous en connaissance de cause. Ainsi que je le disais (page 192 de la Biographie), dans un passage relatif à M. de Chateaubriand, je ne saurais prouver d’une manière plus éclatante ma confiance dans la force de la vérité, que d’oser l’opposer toute nue à des erreurs dont il est difficile de saisir le véritable caractère sous les traits brillants du plus beau langage.

Dans le pramier volume de la première édition de son Histoire des Girondins, M. de Lamartine s’est occupé de Condorcet aux pages 233 et 403. La première fois, notre savant confrère est appelé ambitieux. À la page 403, l’imputation est aggravée : Condorcet n’est pas seulement un ambitieux ordinaire, il est qualifié d’ ambitieux sans scrupule.

On éprouve généralement des difficultés réelles quand on se trouve dans l’obligation de repousser des accusations formulées en des termes aussi vagues. Les jésuites avaient appelé Pascal Porte d’Enfer. « Comment, disait gaiement l’auteur des Provinciales, démontrer que je ne suis pas une porte d’Enfer ? » Heureusement, je n’éprouverai pas, moi, dans cette circonstance, l’embarras de Pascal ; deux faits, deux faits incontestables, réduiront au néant le reproche d’ambition adressé à l’ancien secrétaire de l’Académie des sciences.

On propose à Condorcet d’être le précepteur du dauphin ; il refuse.

On lui offre le ministère de la marine ; il refuse encore, et fait nommer Monge.

Prenez maintenant l’histoire de tous les temps et de tous les pays, et si vous y rencontrez un seul ambitieux qui n’ait point accepté avec empressement deux positions aussi élevées que la position de ministre et celle de gouverneur de l’héritier présomptif d’une couronne, je passe condamnation sur l’accusation blessante dont Condorcet a été l’objet de la part de M. de Lamartine.

Cette accusation porterait-elle sur l’amour de l’argent, la plus âpre, la plus vive, et je puis ajouter la plus vile des ambitions ? Toute réfutation à cet égard serait superflue, après tant de traits de désintéressement que j’ai cités dans ma Biographie. Voudrait-on, enfin, car je dois tout prévoir, parler de l’ambition si commune, et cependant si puérile, qui consiste à accaparer des centaines de titres scientifiques et littéraires ? Je ferai remarquer que personne ne les envisageait avec plus de philosophie que Condorcet, lui qui avouait franchement que, dans le plus grand nombre des cas, on obtenait ces titres plutôt par l’exactitude que l’on mettait dans sa correspondance, que par le mérite réel de ses travaux.

Condorcet n’a été, dans sa vie, animé que d’une seule ambition, celle de faire prévaloir ses idées : lorsqu’on n’a été guidé que par l’inspiration de sa conscience, une telle ambition n’a rien dont un honnête homme doive rougir.

M. de Lamartine joue vraiment de malheur toutes les fois qu’il met Condorcet en scène. Les documents d’après lesquels il écrit, qu’il s’agisse de grandes comme de petites choses, sont constamment entachés de légèreté ou d’erreur.

Voyez plutôt :

L’illustre écrivain est-il amené à parler de l’influence que madame de Staël exerça sur quelques événements de notre première révolution, il nous dépeint Voltaire, Rousseau, Buffon, d’Alembert, Condorcet, etc., jouant avec cet enfant et attisant ses premières pensées. En ce qui concerne Condorcet, l’assertion manque de vérité : Condorcet, ami de Turgot, ne fréquenta jamais les salons de M. de Necker, pour lequel il avait des sentiments qui, à quelques égards, n’étaient peut-être pas exempts de préventions.

M. de Lamartine commet une erreur du même genre, lorsqu’il fait du girondin Condorcet un des membres les plus assidus des conciliabules de M. et Mme Roland. L’ancien secrétaire de l’Académie ne rendit jamais que de simples visites de politesse au ministre de l’intérieur et à sa femme. Celui-là pouvait-il, d’autre part, être légitimement rangé parmi les girondins, qui leur adressait sans cesse ces paroles pleines de bon sens, de patriotisme, et qui malheureusement ne furent pas écoutées : « Occupezvous un peu moins de vous-mêmes, et un peu plus de la chose publique. »

Dans le volume ii, page 92, M. de Lamartine traite avec une grande sévérité les membres de la Société des amis des noirs, au nombre desquels il place avec raison Condorcet. Il les accuse « d’avoir lancé leurs principes sur les colonies comme une vengeance plutôt que comme une justice. Ces principes, ajoute-t-il, avaient éclaté sans préparation et sans prévoyance dans cette société coloniale, où la vérité n’avait d’autre organe que l’insurrection. »

En écrivant ces lignes, M. de Lamartine savait-il que déjà, en 1776, dans une note de l’Éloge de Pascal, Condorcet s’élevait contre l’esclavage des noirs ; qu’en 1781, il publiait un Mémoire intitulé : Réflexions sur l’esclavage des nègres ; qu’en février 1789, il adressait au corps électoral un écrit sur cette plaie de la société ; qu’en juin de la même année, il faisait paraître un écrit remarquable sur l’admission des députés des planteurs de Saint-Domingue ? Les projets d’émancipation détaillés dans ces deux derniers écrits ont cela de remarquable, que plusieurs des dispositions qu’on y trouve figurent dans les lois anglaises rendues postérieurement.

Dans le portrait qu’il a tracé de Condorcet, volume I, page 230 et suivantes, M. de Lamartine dit que le savant célèbre « rédigeait depuis 1789 la Chronique de Paris, journal où l’on sentait, ajoute l’auteur, les palpitations de la colère sous la main polie et froide du philosophe. » Ce passage exige une explication. Condorcet ne rédigeait pas la Chronique de Paris ; il écrivait dans ce journal, ce qui est fort différent, des articles signés de lui, et particulièrement le compte-rendu des séances de l’Assemblée nationale. Est-ce dans ces articles ou dans le corps du journal, dont Condorcet ne saurait être responsable, que l’auteur des Girondins a trouvé des palpitations de colère ? La question mérite d’être éclaircie. Au reste, dans un autre passage du tome i, page 96, M. de Lamartine, mieux inspiré, s’était contenté de dire lui-même : « Condorcet écrivait dans la Chronique de Paris. »

« Condorcet, haï de la cour, dit M. de Lamartine, la haïssait de la haine des transfuges. »

On est transfuge, suivant le Dictionnaire de l’Académie, quand on « abandonne son parti pour passer dans le parti contraire » : il faudrait donc, pour justifier l’accusation, prouver que l’ami de Voltaire, de d’Alembert, fut, à une époque quelconque de sa vie, du parti de la cour. On chercherait vainement une pareille preuve ; le contraire a dû frapper tous ceux qui connaissent en détail l’histoire politique et littéraire du xviiie siècle ; le marquis de Condorcet n’a peut-être été à la cour qu’une seule fois dans sa vie, le jour où, suivant l’usage, il fut présenté au roi comme membre de l’Académie française.

J’ai attribué la fuite inopinée de Condorcet, son départ subit de la rue Servandoni, à la crainte honorable qu’éprouvait l’illustre proscrit de compromettre par sa présence la femme qu’il appelait sa seconde mère, celle qui lui avait donné les plus admirables preuves de dévouement. M. de Lamartine l’explique, suivant moi, par des causes bien puériles. Voici le passage des Girondins qui a trait à la fuite de Condorcet :

« Condorcet aurait été heureux et sauvé s’il eût su attendre ; mais l’impatience de son imagination ardente l’usait, et le perdit. Il fut saisi, au retour du printemps et à la réverbération du soleil d’avril contre les murs de sa chambre, d’un tel besoin de liberté et de mouvement, d’une telle passion de revoir la nature et le ciel, que madame Vernet fut obligée de le surveiller comme un véritable prisonnier, de peur qu’il n’échappât à sa bienveillante surveillance. Il ne parlait que du bonheur de parcourir les champs, de s’asseoir à l’ombre d’un arbre, d’écouter le chant des oiseaux, le bruit des feuilles, la fuite de l’eau. La première verdure des arbres du Luxembourg, qu’il entrevit de sa fenêtre, porta cette soif d’air et de mouvement jusqu’au délire. »

Voyons ce qu’il y a de vrai dans ces assertions.

Si Condorcet était dominé par le désir de s’asseoir à l’ombre d’un arbre et d’entendre le bruit des feuilles, il pouvait se donner cette satisfaction sans quitter la maison de madame Vernet, car il y avait dans la cour cinq gros tilleuls.

En tout cas, les arbres du Luxembourg, dont la première verdure, dit M. de Lamartine, donna le vertige à l’ancien secrétaire de l’Académie des sciences, doivent être mis hors de cause ; car alors on ne les voyait pas, je crois, de la rue Servandoni ; et je puis affirmer qu’ils étaient complétement invisibles des fenêtres de la maison de madame Vernet. J’ajouterai que, dans son désir supposé et fort inopportun de jouir des plaisirs de la campagne, Condorcet aurait été bien mal inspiré en se dirigeant sur Fontenay-aux-Roses, vers un plateau où il n’existe ni rivière ni le plus petit ruisseau, où l’on ne peut écouter la fuite des eaux qu’au moment d’une forte averse.

Les inexactitudes dans lesquelles des personnes mal informées ont entraîné M. de Lamartine m’ont conduit, au surplus, à la découverte d’un passage authentique qui ne peut laisser aucun doute sur les honorables motifs qui déterminèrent l’évasion de Condorcet, le 4 germinal an ii. Ce passage, je l’ai trouvé dans l’avertissement d’un Traité d’arithmétique publié par ce même M. Sarret, que j’ai pu citer si honorablement (page 220). Le voici :

« La veille du jour où Condorcet quitta son asile, un inconnu se présenta chez la propriétaire de la maison, sous prétexte de voir un appartement qui était à louer ; il fit connaître, par nombre de questions singulières et étrangères à l’objet qu’il disait l’avoir amené, qu’il n’était pas, comme le dit ensuite Condorcet, qui, de son réduit, avait entendu tout le colloque, un chercheur d’appartements, et qu’il savait ou au moins soupçonnait que quelqu’un était caché dans la maison. Il parla des visites pour le salpêtre, et donna à entendre que vraisemblablement on viendrait en faire ; ajoutant, et il le répéta plusieurs fois avec une sorte d’affectation, que si l’on avait quelque chose de précieux, il fallait y bien prendre garde, vu que ceux qui étaient chargés de ces visites n’étaient pas toujours des gens sur qui l’on pût compter.

« On doit juger que cet individu nous inquiéta beaucoup ; nous ne pouvions deviner s’il était venu pour espionner, ou pour donner un avis généreux (je dois dire à sa louange qu’il était venu dans cette dernière intention : nous l’avons su depuis). Quoi qu’il en soit, le lendemain matin, Condorcet reçut une lettre qui lui annonçait qu’on devait peut-être le même jour faire une visite dans la maison qu’on soupçonnait recéler des fugitifs du Midi. »

On ne trouve, comme on voit, dans cette relation, aucune trace de l’impatience juvénile qui, suivant M. de Lamartine, amena la fin déplorable de Condorcet.

J’ai rendu compte (page 188), des principales circonstances qui conduisirent à une séparation malheureuse et définitive entre Condorcet et son illustre ami le duc de La Rochefoucauld. Quand la séparation éclata, les ennemis de Condorcet cherchèrent à l’envenimer, ils crièrent à l’ingratitude ; ils prétendirent que La Rochefoucauld avait constitué de son plein gré une rente perpétuelle de 5,000 francs en faveur du savant académicien, au moment de son mariage, et que la rupture fut suivie de la demande brutale et impérative du capital. M. de Lamartine a recueilli ces bruits ; on ne peut lui en faire un reproche, ils étaient fort répandus. Pour moi, qui ne devais pas m’en rapporter à la rumeur publique, j’accomplissais un devoir en prenant avec soin les informations qui pouvaient me conduire à la vérité. La vérité, j’ai eu l’avantage de la découvrir, et, je le dis avec bonheur, elle ne jettera aucune ombre sur la brillante figure de Condorcet ; elle montrera qu’il est des hommes heureusement nés, qui, pendant une vie agitée, au milieu des circonstances les plus difficiles, trouvent le secret de ne pas payer leur tribut à la fragilité humaine.

Deux voies s’offraient à moi pour arriver à mon but : je pouvais consulter des contemporains, amis désintéressés du fils de la respectable duchesse d’Enville, et recourir ensuite à des documents écrits. M. Feuillet, bibliothécaire de l’Institut et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, avait été secrétaire intime du duc de La Rochefoucauld, jusqu’à la catastrophe effroyable qui enleva ce bon citoyen à la France. Au moment où j’écrivais la biographie de Condorcet, je demandai à M. Feuillet de vouloir bien m’éclairer sur les bruits relatifs à la pension et à la demande du capital, qui étaient aussi venus à mes oreilles. Il me répondit sans hésiter qu’il n’en avait personnellement aucune connaissance. Ce renseignement négatif, et du plus haut prix, est corroboré par l’examen minutieux que j’ai fait du compte de tutelle de madame O’Connor. Je trouve là des détails circonstanciés sur le passif et sur l’actif de la succession à diverses époques, sur la vente opérée par Condorcet, au moment de son mariage, d’une petite propriété située près de Mantes, nommée Denmont ; sur l’acquisition qu’il fit, avec une partie du prix de la vente, de fermes près de Guise, provenant de l’abbaye de Corbie. Il est mention dans ce compte, à l’article du passif, de mémoires très-peu importants de menuiserie, de serrurerie, etc. Je cite cette circonstance pour montrer avec quelle minutie cet acte est rédigé. J’y trouve aussi dans l’actif l’origine, j’ai presque dit la filiation de petites rentes de 3, de 4 et de 5 francs.

Je n’y vois, au contraire, aucune trace d’une augmentation de revenu correspondant à 1780, année du mariage de Condorcet, ni rien qui puisse faire croire à une augmentation de capital de cent mille francs, qui aurait eu lieu à l’époque de la rupture de notre confrère et du duc de La Rochefoucauld.

Il faudrait renoncer à toute logique pour supposer qu’après cette simple remarque, il restera quelque chose de l’horrible calomnie qu’on a voulu faire peser sur la mémoire de Condorcet.

En parlant de la fuite de Condorcet, et de la tentative qu’il fit pour être admis à Fontenay-aux-Roses, dans la petite maison habitée par M. et Mme Suard, M. de Lamartine a employé des termes qui seuls auraient rendu ces rectifications indispensables.

« Condorcet, dit l’auteur des Girondins, se refusa généreusement aux instances qui lui furent faites, de peur de traîner avec lui son malheur et son crime sur le seuil qu’il aurait habité. »

Pour réprimer le mouvement d’humeur, j’ai presque dit de colère, que ce passage a soulevé chez moi, il n’a fallu rien moins que le souvenir des hautes qualités qui distinguent M. de Lamartine. De quel crime a-t-on voulu parler ? Est-ce un crime privé, un crime public, un crime politique ? Je ne trouve pas d’explication qui puisse atténuer la gravité de l’imputation odieuse, qui, dans son vague indéfini, n’est pas susceptible de réfutation. Je ne croirai jamais, par exemple, quoi qu’on en puisse dire, que le culte de la forme ait dominé un homme de conscience et de talent, au point de lui faire tracer, dans l’unique but d’arrondir sa phrase, une expression outrageante, et qui ne devait jamais figurer à côté du nom glorieux de Condorcet. Cet expression ne peut être qu’un lapsus calami, ou une faute d’impression. Je laisserai à la loyauté de M. de Lamartine le soin de la retirer.



  1. Au moment de mettre sous presse, un ami m’assure que le mot bienfaisance se trouve déjà dans Balzac. Je n’ai pas eu le temps de vérifier le fait. En tout cas, je dirai avec d’Alembert : « L’abbé de Saint-Pierre est bien le véritable créateur du mot bienfaisance, puisque ce mot était resté enseveli chez ses prédécesseurs, et que lui l’a ressuscité et naturalisé. »
  2. Voir le discours de Condorcet, du 19 juin 1792.
  3. Ce locataire, nommé Sarret, est auteur de plusieurs ouvrages élémentaires. Il avait épousé madame Vernet, mais le mariage était resté secret, la femme n’ayant pas voulu renoncer à son premier nom.
  4. Ce poison (on en ignore la nature) avait été préparé par Cabanis. Celui avec lequel Napoléon voulut s’empoisonner à Fontainebleau, avait la même origine et datait de la même époque.