Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5275

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 463-464).

5275. — À M.  HELVÉTIUS.
Le 1er mai.

Voici, mon illustre philosophe, un gentilhomme anglais très-instruit, et qui par conséquent vous estime.

Je me suis vanté à lui d’avoir quelque part à votre amitié : car j’aime à me faire valoir auprès des gens qui pensent. M. Mac-Cartney pense tout comme vous. Il croit, malgré Omer et Christophe, que si nous n’avions point de mains[1], il serait assez difficile de faire des rabats à Christophe et à Omer, et des sifflets pour les bourdons de Simon Lefranc, favori du roi, etc., etc., etc.

Il trouve notre nation fort drôle ; il dit que sitôt qu’il parait une vérité parmi nous, tout le monde est alarmé comme si les Anglais faisaient une descente.

Puisque vous avez eu la bonté de rester parmi les singes, tâchez donc d’en faire des hommes. Dieu vous demandera compte de vos talents. Vous pouvez plus que personne écraser l’erreur, sans montrer la main qui la frappe. Un bon petit catéchisme[2] imprimé à vos frais par un inconnu, dans un pays inconnu, donné à quelques amis qui le donnent à d’autres ; avec cette précaution, on fait du bien et on ne craint point de se faire du mal, et on se moque des Christophe, des Omer, etc., etc.

Jean-Jacques dit, à mon gré, une chose bien plaisante, quoique géométrique, dans sa Lettre à Christophe, pour prouver que, dans


notre secte, la partie est plus grande que le tout. Il suppose que notre sauveur Jésus-Christ communie avec ses apôtres : En ce cas, dit-il, il est clair que Jésus mit sa tête dans sa bouche. Il y a par-ci par-là de bons traits dans ce Jean-Jacques.

On m’a envoyé les deux extraits de Jean Meslier ; il est vrai que cela est écrit du style d’un cheval de carrosse ; mais qu’il rue bien à propos ! et quel témoignage que celui d’un prêtre qui demande pardon en mourant d’avoir enseigné des choses absurdes et horribles ! quelle réponse aux lieux communs des fanatiques qui ont l’audace d’assurer que la philosophie n’est que le fruit du libertinage !

Oh ! si quelque galant homme, écrivant avec pureté et avec force, donnant à la raison les grâces de l’imagination, daignait consacrer un mois ou deux à éclairer le genre humain ! Il y a de bonnes âmes qui font ce qu’elles peuvent, elles donnent quelques coups de bêche à la vigne du Seigneur ; mais vous la feriez fructifier au centuple. Amen ! Toutefois ne faites point apprendre à vos enfants le métier de menuisier : cela me paraît assez inutile pour l’éducation d’un gentilhomme.

Vale, je vous estime autant que je vous aime.

  1. De l’Esprit, discours I, chapitre i.
  2. Catéchisme de l’honnête homme ; voyez tome XXIV, page 523.