Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5710

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 273-274).

5710. — À M. DAMILAVILLE.
13 juillet.

Dieu me préserve, mon cher frère, d’avoir la moindre part au Dictionnaire philosophique portatif[1] ! J’en ai lu quelque chose ; cela sent terriblement le fagot. Mais puisque vous êtes curieux de ces ouvrages impies pour les réfuter, j’en chercherai quelques exemplaires, et je vous les enverrai par la première occasion.

Frère Cramer vous a dit qu’il y avait un vieux pédant entouré de vieux in-folio dont le nom seul fait trembler, qui travaillait de tout son cœur à un ouvrage fort honnête[2] : frère Cramer a raison. Je crois que la meilleure manière de tomber sur l’inf… est de paraître n’avoir nulle envie de l’attaquer, de débrouiller un peu le chaos de l’antiquité, de tâcher de jeter quelque intérêt, de répandre quelque agrément sur l’histoire ancienne, de faire voir combien on nous a trompés en tout, de montrer combien ce qu’on croit ancien est moderne, combien ce qu’on nous a donné pour respectable est ridicule, de laisser le lecteur tirer lui-même les conséquences.

Il est certain qu’en rassemblant certains points de l’histoire, on peut démêler les véritables sources qu’on nous a longtemps cachées. Cela demande du temps et de la peine, mais l’objet le mérite. L’auteur m’a déjà montré quelques cahiers : il dit que l’ouvrage sera sage, qu’il dira moins qu’il ne pense, et qu’il fera penser beaucoup. Cette entreprise m’intéresse infiniment.

Je suis bien loin de songer à des tragédies. On m’a mandé que les Triumvirs dont vous me parlez sont d’un jeune ex-jésuite qui a du talent. Les jésuites avaient au moins cela de bon qu’ils aimaient la comédie, et qu’ils en faisaient. Les jansénistes sont les ennemis de tout plaisir honnête.

Mon cher frère, quoique je sois absorbé dans des in-folio, je n’oublie pourtant pas Corneille. Il y a un jeune auteur qui a fait la Jeune Indienne ; il s’appelle, je crois, M. de Chamfort[3]. Il y a un M. du Clairon, auteur de Cromwell[4]. Il me semble que quiconque travaille pour le théâtre a droit à un Corneille : il faut que les disciples aient notre maître devant les yeux. Je vous supplie donc de vouloir bien avertir Duchesne d’envoyer prendre chez vous deux exemplaires pour ces deux messieurs : vous ferez, je crois, une très-bonne œuvre.

Est-il vrai que monsieur le contrôleur général rembourse quatre millions d’effets royaux ? Cela n’a guère de rapport à Corneille ; mais il faut s’instruire un peu des affaires publiques.

Je ne sais rien de nouveau ; je moissonne mes champs, et quelques vérités éparses dans de mauvais livres : ce sont de vieux arsenaux dans lesquels je trouve des armes rouillées qui ne laisseront pas d’être aiguisées, et dont je tâcherai de me servir avec toute la discrétion possible.

Je gémis toujours de n’être pas aidé par quelqu’un de nos frères ; cela fait saigner le cœur. Vous seul me consolez et m’encouragez.

Je vous embrasse de tout mon cœur. Écr. l’inf…

  1. Il n’avait alors qu’un volume.
  2. La Philosophie de l’histoire ; voyez la note 3, page 239.
  3. Voyez page 225.
  4. Voyez page 238.