L’Encyclopédie/1re édition/AGNUS SCYTHICUS

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 179-180).
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* AGNUS SCYTHICUS. (Hist. nat. bot.) Kircher est le premier qui ait parlé de cette plante. Je vais d’abord rapporter ce qu’a dit Scaliger pour faire connoître ce que c’est que l’agnus scythicus, puis Kempfer & le savant Hans Sloane nous apprendront ce qu’il en faut penser. « Rien, dit Jules César Scaliger, n’est comparable à l’admirable arbrisseau de Scythie. Il croît principalement dans le Zaccolham, aussi célebre par son antiquité que par le courage de ses habitans. L’on seme dans cette contrée une graine presque semblable à celle du melon, excepté qu’elle est moins oblongue. Cette graine produit une plante d’environ trois piés de haut, qu’on appelle boramets, ou agneau, parce qu’elle ressemble parfaitement à cet animal par les piés, les ongles, les oreilles & la tête ; il ne lui manque que les cornes, à la place desquelles elle a une touffe de poil. Elle est couverte d’une peau légere dont les habitans font des bonnets. On dit que sa pulpe ressemble à la chair de l’écrevisse de mer, qu’il en sort du sang quand on y fait une incision, & qu’elle est d’un goût extrèmement doux. La racine de la plante s’étend fort loin dans la terre : ce qui ajoûte au prodige, c’est qu’elle tire sa nourriture des arbrisseaux circonvoisins, & qu’elle périt lorsqu’ils meurent ou qu’on vient à les arracher. Le hasard n’a point de part à cet accident : on lui a causé la mort toutes les fois qu’on l’a privée de la nourriture qu’elle tire des plantes voisines. Autre merveille, c’est que les loups sont les seuls animaux carnassiers qui en soient avides. (Cela ne pouvoit manquer d’être.) On voit par la suite que Scaliger n’ignoroit sur cette plante que la maniere dont les piés étoient produits & sortoient du tronc ».

Voilà l’histoire de l’agnus scythicus, ou de la plante merveilleuse de Scaliger, de Kircher, de Sigismond, d’Hesberstain, d’Hayton Arménien, de Surius, du Chancelier Bacon, (du Chancelier Bacon, notez bien ce témoignage) de Fortunius Licetus, d’André Lebarrus, d’Eusebe de Nuremberg, d’Adam Olearius, d’Olaus Vormius, & d’une infinité d’autres Botanistes.

Seroit-il bien possible qu’après tant d’autorités qui attestent l’existence de l’agneau de Scythie, après le détail de Scaliger, à qui il ne restoit plus qu’à savoir comment les piés se formoient, l’agneau de Scythie fût une fable ? Que croire en Histoire naturelle, si cela est ?

Kempfer, qui n’étoit pas moins versé dans l’Histoire naturelle que dans la Medecine, s’est donné tous les soins possibles pour trouver cet agneau dans la Tartarie, sans avoir pû y réussir. « On ne connoît ici, dit cet auteur, ni chez le menu peuple ni chez les Botanistes, aucun zoophite qui broute ; & je n’ai retiré de mes recherches que la honte d’avoir été trop crédule ». Il ajoûte que ce qui a donné lieu à ce conte, dont il s’est laissé bercer comme tant d’autres, c’est l’usage que l’on fait en Tartarie de la peau de certains agneaux dont on prévient la naissance, & dont on tue la mere avant qu’elle les mette bas, afin d’avoir leur laine plus fine. On borde avec ces peaux d’agneaux des manteaux, des robes & des turbans. Les voyageurs, ou trompés sur la nature de ces peaux par ignorance de la langue du pays, ou par quelqu’autre cause, en ont ensuite imposé à leurs compatriotes, en leur donnant pour la peau d’une plante la peau d’un animal.

M. Hans-Sloane dit que l’agnus scythicus est une racine longue de plus d’un pié, qui a des tubérosités, des extrémités desquelles sortent quelques tiges longues d’environ trois à quatre pouces, & assez semblables à celles de la fougere, & qu’une grande partie de sa surface est couverte d’un duvet noir jaunâtre, aussi luisant que la soie, long d’un quart de pouce, & qu’on emploie pour le crachement de sang. Il ajoûte qu’on trouve à la Jamaïque plusieurs plantes de fougere qui deviennent aussi grosses qu’un arbre, & qui sont couvertes d’une espece de duvet pareil à celui qu’on remarque sur nos plantes capillaires ; & qu’au reste il semble qu’on ait employé l’art pour leur donner la figure d’un agneau, car les racines ressemblant au corps, & les tiges aux jambes de cet animal.

Voilà donc tout le merveilleux de l’agneau de Scythie réduit à rien, ou du moins à fort peu de chose, à une racine velue à laquelle on donne la figure, ou à peu près, d’un agneau en la contournant.

Cet article nous fournira des réflexions plus utiles contre la superstition & le préjugé, que le duvet de l’agneau de Scythie contre le crachement de sang. Kircher, & avant Kircher, Jules César Scaliger, écrivent une fable merveilleuse ; & ils l’écrivent avec ce ton de gravité & de persuasion qui ne manque jamais d’en imposer. Ce sont des gens dont les lumieres & la probité ne sont pas suspectes : tout dépose en leur faveur : ils sont crus ; & par qui ? par les premiers génies de leur tems ; & voilà tout d’un coup une nuée de témoignages plus puissans que le leur qui le fortifient, & qui forment pour ceux qui viendront un poids d’autorité auquel ils n’auront ni la force ni le courage de résister, & l’agneau de Scythie passera pour un être réel.

Il faut distinguer les faits en deux classes ; en faits simples & ordinaires, & en faits extraordinaires & prodigieux. Les témoignages de quelques personnes instruites & véridiques, suffisent pour les faits simples ; les autres demandent, pour l’homme qui pense, des autorités plus fortes. Il faut en général que les autorités soient en raison inverse de la vraissemblance des faits ; c’est-à-dire, d’autant plus nombreuses & plus grandes, que la vraissemblance est moindre.

Il faut subdiviser les faits, tant simples qu’extraordinaires, en transitoires & permanens. Les transitoires, ce sont ceux qui n’ont existé que l’instant de leur durée ; les permanens, ce sont ceux qui existent toûjours, & dont on peut s’assûrer en tout tems. On voit que ces derniers sont moins difficiles à croire que les premiers, & que la facilité que chacun a de s’assûrer de la vérité ou de la fausseté des témoignages, doit rendre les témoins circonspects, & disposer les autres hommes à les croire.

Il faut distribuer les faits transitoires en faits qui se sont passés dans un siecle éclairé, & en faits qui se sont passés dans des tems de ténebres & d’ignorance ; & les faits permanens, en faits permanens dans un lieu accessible ou dans un lieu inaccessible.

Il faut considérer les témoignages en eux-mêmes, puis les comparer entr’eux : les considérer en eux-mêmes, pour voir s’ils n’impliquent aucune contradiction, & s’ils sont de gens éclairés & instruits : les comparer entr’eux, pour découvrir s’ils ne sont point calqués les uns sur les autres, & si toute cette foule d’autorités de Kirker, de Scaliger, de Bacon, de Libarius, de Licetus, d’Eusebe, &c. ne se réduiroit pas par hazard à rien, ou à l’autorité d’un seul homme.

Il faut considérer si les témoins sont oculaires ou non ; ce qu’ils ont risqué pour se faire croire ; quelle crainte ou quelles espérances ils avoient en annonçant aux autres des faits dont ils se disoient témoins oculaires ! S’ils avoient exposé leur vie pour soûtenir leur déposition, il faut convenir qu’elle acquéreroit une grande force ; que seroit-ce donc s’ils l’avoient sacrifiée & perdue ?

Il ne faut pas non plus confondre les faits qui se sont passés à la face de tout un peuple, avec ceux qui n’ont eu pour spectateurs qu’un petit nombre de personnes. Les faits clandestins, pour peu qu’ils soient merveilleux, ne méritent presque pas d’être crus : les faits publics, contre lesquels on n’a point reclamé dans le tems, ou contre lesquels il n’y a eu de reclamation que de la part de gens peu nombreux & mal intentionnés ou mal instruits, ne peuvent presque pas être contredits.

Voilà une partie des principes d’après lesquels on accordera ou l’on refusera sa croyance, si l’on ne veut pas donner dans des rêveries, & si l’on aime sincerement la vérité. V. Certitude, Probabilité, &c.