La Vie et les Êtres vivans dans les Régions polaires

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LA VIE ET LES ÊTRES VIVANS
DANS LES RÉGIONS POLAIRES


F. Nansen’s Farthest North. Westminster, 1897. — Expédition antarctique belge (Société royale de géographie. Bruxelles, 1900). — Georges Newnes. The « Southern Cross » Antartic Expedition. Londres, 1899-1900. — Ch. Velain, Les régions arctiques. Delagrave, 1897. — J. Richard, Les campagnes scientifiques de S. A. S. le prince de Monaco, 1900. — A. Schimper, Pflanzen-Geographie. Iéna, 1898. — G. Bonnier, Les plantes arctiques et les plantes alpines. Revue générale de botanique, 1897. — K. Racovitza, Résultats généraux de l’expédition antarctique belge. La Vie des animaux et des plantes.


Il y a déjà quelque temps que les expéditions polaires n’ont plus pour but unique ou même principal l’accès du pôle, c’est-à-dire du lieu précis où l’axe de la terre en perce la surface. « Ce n’est pas pour mettre le pied sur ce point mathématique que nous entreprenons notre voyage, » disait Nansen avant de se lancer dans l’aventure à la fois héroïque et savante qui a été l’un des grands événemens géographiques du siècle. « Il s’agit, ajoutait-il, d’explorer l’immense région encore inconnue qui environne le pôle Nord. »

De même, l’expédition conduite dans les régions antarctiques par M. de Gerlache[1] ne se proposait point de tout sacrifier à une marche en avant vers le pôle austral pour s’en approcher au plus près. Son but était autre. Elle s’était fixé un programme d’études embrassant toutes les sciences qui se rattachent à la géographie, la physique du globe, l’océanographie et l’histoire naturelle des animaux et des plantes : elle emmenait des physiciens et des naturalistes. L’année suivante, c’était encore une mission scientifique que le navire de M. Borchgrevink, le Southern Cross, conduisait vers le continent antarctique et débarquait sur la Terre Victoria, où elle a séjourné un an.

Cela ne veut pas dire que l’âme de ces hardis pionniers soit insensible à toute espèce de gloire sportive. Chacun a rêvé de rompre, le premier, le cercle magique qui défend le pôle, arctique ou antarctique, réduit inviolé, but inaccessible jusqu’ici de tant de vaillans efforts. Nansen abandonne son navire le Fram lorsque la dérive l’éloigné du point mystérieux, et seul avec Johansen, il entreprend sur la banquise, à travers tous les périls, la marche hasardeuse qui devait l’amener, le 7 avril 1895, à la latitude de 86° 13’ 6", plus près qu’aucun de ses prédécesseurs du point mystérieux. Tout le monde sait que le duc des Abruzzes vient de battre ce record de quelques minutes.

Même poursuite ardente du côté du pôle Sud. Quand le Southern Cross réussit, avec un bonheur presque inespéré, à rejoindre les explorateurs, abandonnés un an auparavant sur la plage glacée, M. Borchgrevink ne veut pas revenir en Europe sans avoir battu le record de James Ross, qui en 1842 avait atteint le parallèle de 78° 10’. Il cherche une brèche dans la falaise, et il s’avance, en traîneau, jusqu’au parallèle de 78° 50’. L’honneur était sauf.

Il y a cependant, plus de gloire certaine à résoudre quelques-unes des questions scientifiques qui se posent à propos de ces régions inconnues. Et parmi ces problèmes il y en a un, celui de la vie animale et végétale dans la zone polaire, qui offre un réel intérêt. Il a donné lieu déjà à des observations assez nombreuses et assez nouvelles pour mériter l’attention des naturalistes de profession et assez générales pour intéresser tout le monde.


I

Il y a dans l’une et l’autre région polaire quatre paysages différens, la banquise, l’inlandsis, la terre découvrable et la mer, c’est-à-dire quatre milieux diversement appropriés à l’exécution des actes de la vie et au développement des êtres vivans. Et ces quatre aspects de l’habitat des animaux et des plantes ne sont pas également répartis, ni distribués de la même manière, autour du pôle boréal et autour du pôle austral.

La zone antarctique est la plus simple. Les terres susceptibles d’être à découvert pendant une période plus ou moins longue de l’année y sont rares, et, en dedans du cercle antarctique, il ne peut exister qu’exceptionnellement des régions entières, insulaires ou continentales, qui soient nues, c’est-à-dire débarrassées, même temporairement, de leur manteau de neige ou de glace. Si l’on considère le parallèle de 65° de latitude Sud, sur tous ses points, la température moyenne annuelle de l’année est 0°. Cette remarque intéressante qui fait de ce 65e parallèle l’isotherme de zéro, n’indique pas que les terres correspondantes doivent rester couvertes de neiges éternelles. Et de fait, dans le canal de la Belgica, précisément à cette latitude de 65°, M. de Gerlache et ses compagnons ont trouvé des plages nues. Le niveau des neiges éternelles y descend seulement très près de la surface de la mer, à vingt ou trente mètres environ d’altitude. Les îlots qui occupent le débouché du canal de la Belgica dans l’océan Pacifique sont presque complètement découverts en été. Mais pour peu que l’on avance vers le Sud et même vers l’Ouest, la limite des neiges éternelles s’abaisse rapidement. La terre de Graham, les petites îles de la baie des Flandres restent toujours ensevelies sous la glace. Elles présentent l’aspect d’un dôme surbaissé, bordé sur son pourtour de falaises à pic où la roche apparaît à nu.

Au point du cercle antarctique, diamétralement opposé à la terre de Graham, c’est-à-dire sur la terre Victoria, où Borchgrevink est resté déporté avec ses neuf compagnons, pendant toute l’année 1899, il y a de même quelques parties découvertes. Au pied des hautes falaises qui représentent le continent antarctique, il y a d’étroites plages où la roche est à nu pendant l’été, et qu’une bande de mer libre entoure alors comme une ceinture. Autour de celle-ci règne la banquise, rompue et effritée sur quelques points, et plus ou moins pénétrable pour les navires convenablement protégés. La plage s’élargit quelquefois et une manière de vallée s’ouvre, qui ne tarde pas à s’achever un peu plus haut en glacier. Telle est la terre de Newnes découverte par Borchgrevink sur les bords de la baie de Robertson.

Au résumé, la région antarctique est une immense étendue éternellement glacée. Le centre en est occupé par un vaste continent et le pourtour par une ceinture de glace qui est la banquise. La masse terrestre continentale est recouverte d’un manteau de neige, qui s’accumule sur les sommets rocheux et en adoucit les angles. Les hautes montagnes, le mont Melbourne, le volcan Erèbe, le mont Terror, s’offrent au regard comme des masses coniques plus ou moins surbaissées. Mais le plus souvent le relief est effacé. La neige tassée en glace a rempli les anfractuosités, comblé les vallées et fait disparaître les inégalités originelles. L’aspect est alors celui d’une nappe indéfinie où aucun accident de surface n’arrête le regard. C’est, en définitive, un glacier colossal qui se dégorge dans la mer ou sur la banquise. On s’en ferait une idée en considérant les glaciers des Alpes et en imaginant qu’un cataclysme ait amené le niveau de la mer jusqu’à la limite des neiges éternelles. On donne le nom d’inlandsis, qui signifie « glace intérieure, » à cette calotte glaciaire.

Si cette vue sur la constitution du continent antarctique est exacte, il n’y a pas de question à se poser relativement à la population d’êtres vivans qui pourrait l’habiter, ou, plutôt, la réponse est évidente : il est inhabitable. Ce ne peut être qu’une morne solitude, inhospitalière à la vie. Bien que personne ne l’ait encore parcourue et que les explorateurs les plus favorisés, comme Borchgrevink, en aient seulement foulé la lisière, on peut être assuré de n’y rencontrer, en fait d’animaux, pas d’autres hôtes que ceux de la banquise, en déplacement temporaire. Et, quant aux plantes, à peine peut-on espérer d’y trouver quelques-unes de ces algues microscopiques que Nordenskïold a observées sur la calotte glacée du Groenland, où elles produisent le phénomène de la neige rouge, et que, Nansen a retrouvées plus tard. Au contraire, on va voir que la banquise présente une flore et une faune remarquables, sinon parle nombre des espèces, au moins par celui des individus.


II

Les conditions géographiques de la zone glaciale arctique sont différentes de celles de la zone antarctique. Une mer profonde de trois à quatre mille mètres en occupe le centre. Cet océan qui entoure immédiatement le pôle Nord confine à des terres plus ou moins découvertes, comme le Groenland, la terre, ou mieux l’archipel de François-Joseph, et les parties boréales des grands continens asiatique, américain, et européen, avec le Spitzberg, la Nouvelle-Zemble et les îles de la Sibérie.

La continuité de la banquise avec des terres qui ne sont pas toujours entièrement glacées est un trait caractéristique de la zone arctique. C’est un fait de grande importance au point de vue de la dissémination des animaux et des plantes. La faune arctique comprend, outre les hôtes propres à la banquise (les habitans nomades, et par exemple les ours maraudeurs), des régions côtières insulaires ou continentales.

La banquise forme à elle seule toute la calotte polaire septentrionale au lieu de n’en être que la bordure, comme au pôle Sud. Elle couvre entièrement le bassin circulaire de l’océan Arctique, d’une couche non pas parfaitement uniforme et continue, mais au contraire, tourmentée, ravinée, sillonnée de chenaux, trouée de lacunes accidentelles qui forment des bassins aujourd’hui libres de glaces et ouverts à la navigation, et demain refermés. L’expédition de Nansen a fait justice de la légende d’après laquelle il existerait une véritable mer libre au pôle, objet de la recherche obstinée de tant de navigateurs.

La banquise arctique n’est qu’une mauvaise contrefaçon de terre ferme. Elle n’a rien de permanent et de fixe. Elle se crevasse, se rompt, se fragmente, se rétablit, se ressoude et se reforme capricieusement, au gré des vents, des tempêtes et des courans marins. Il en résulte cette conséquence, très importante au point de vue qui nous occupe, qu’elle ne peut fournir qu’un abri précaire à des animaux terrestres. La faune de la banquise ne peut être qu’une faune marine.


Le régime de la banquise arctique avait été deviné par Nansen, et cette notion lui avait fourni le plan de campagne qui a été si parfaitement justifié par l’événement. On savait que l’immense plaque glacée se disloque et se reconstitue perpétuellement, sur place ; qu’elle se détruit par le bas en se dissolvant dans l’eau qui la baigne, et se refait par le haut, au moyen des chutes de neige atmosphériques. Mais il y a quelque chose de plus que l’on commençait seulement à soupçonner et que Nansen a clairement aperçu, c’est qu’elle s’écoule d’un mouvement d’ensemble. En plus de tous les va-et-vient auxquels elle est exposée, du fait des vents et des courans, elle subit un déplacement de totalité dont la direction est nettement déterminée. Il y a dérive de la banquise.

La raison de ce déplacement, c’est qu’il y a pour cette masse de glace une sorte de centre de formation et une direction de débâcle, c’est-à-dire de destruction. La glace de mer se forme en plus grande quantité aux entours d’un point de l’océan Arctique où la température de l’atmosphère est plus basse que partout ailleurs. Ce pôle du froid est situé près des îles de la Nouvelle-Sibérie, environ par le 145e degré de longitude orientale et le 75e degré de latitude. Il en existe vraisemblablement un second à l’Ouest du côté de la côte américaine : mais nous n’avons besoin ici d’envisager que la partie orientale. D’autre part, ces glaces sont entraînées par le grand courant d’eaux polaires que Nansen a bien fait connaître, qui draine vers l’Atlantique l’océan Glacial.

Il y a, pour les eaux froides que les fleuves de la Sibérie et de l’Amérique septentrionale déversent constamment dans le bassin arctique, une seule issue véritablement large et on rapport avec l’abondance de l’afflux : c’est le vaste espace qui s’étend entre le Groenland à l’Ouest et la Nouvelle-Zemble à l’Est, et qui est parsemé d’îles, telles que le Spitzberg et l’archipel de François-Joseph. C’est par-là que les eaux affluentes de l’océan Glacial, circulant sous la glace de la banquise, trouvent leur écoulement dans l’Atlantique. Il y a deux autres exutoires encore, mais moins aisés de beaucoup. La décharge dans le Pacifique peut se faire par le détroit de Behring ; mais celui-ci représente un canal étroit et peu profond et par conséquent insuffisant. La seconde voie de dégagement serait offerte par le détroit de Smith, à l’ouest du Groenland, qui amènerait les eaux polaires dans la baie de Baffin ; mais ce chenal est plus étranglé encore que le précédent et plus insuffisant.

Le grand courant qui coule ainsi sous la plaque de glace polaire, entraîne celle-ci dans son mouvement ; et lorsque, au retour de la belle saison, le bord de la banquise se disloque, les blocs détachés cheminent dans le même sens. Ils descendent, de conserve, avec les icebergs issus du glacier groënlandais, l’Atlantique septentrional, jusqu’à ce que les eaux chaudes du Gulf-Stream, venues à leur rencontre, les aient fondus.


Cette conception si lumineuse du régime des eaux dans l’océan Glacial était fondée sur l’observation des bois flottés amenés dans la mer Arctique par les fleuves sibériens et qu’on retrouve au point diamétralement opposé du cercle polaire, accumulés contre la côte orientale du Groenland. Le plus remarquable de ces exemples est celui des épaves de la Jeannette. On connaît l’histoire de cette expédition dont M. Gordon-Bennett avait fait les frais et qui était conduite par le capitaine de Long. Elle avait, en 1879, abordé la mer glaciale par le détroit de Behring. Le navire la Jeannette avait piqué droit dans la banquise. Emprisonné dans celle-ci, il avait été amené, après deux ans de dérive, à la hauteur des îles de la Sibérie, et c’est là qu’il fut écrasé par les blocs de glace et coulé à pic. Ce tragique événement s’était produit le 13 juin 1881. Trois ans plus tard, en 1884, on trouvait à Julianehaab, à la pointe sud-est du Groenland, échouées sur un glaçon, des épaves authentiques de ce bateau. La plupart de ces débris sont pieusement conservés au musée de Copenhague.

C’est cette pérégrination qu’un destin fatal avait fait accomplir à la Jeannette, que la volonté de Nansen a fait accomplir à son bateau, le Fram. Suivant son expression pittoresque, il prit « un billet de glaçon, dans le grand convoi des glaces. » Dans ce trajet à travers la banquise, Nansen et ses collaborateurs ont fait les études les plus intéressantes à divers points de vue, et spécialement pour la biologie de ces régions.


L’une de ces observations, de haute importance pour le développement des êtres vivans, est relative à la température climatologique. Le froid, à mesure que l’on s’éloigne du centre sibérien est beaucoup moins rigoureux que l’on n’aurait pu s’y attendre. Aussi la glace atteint-elle à peine quelques mètres d’épaisseur, et devient-elle incapable de résister au mouvement des marées, sans se disloquer. Au-dessous, il y a une couche d’eau de plus de 200 mètres d’épaisseur dont la température est seulement d’un demi-degré au-dessous de zéro. Plus bas, cette température se relève : et dans les grands fonds, elle est d’environ 1° au-dessus de zéro. C’est ce que l’on a exprimé, sous une forme quelque peu paradoxale, en disant que la cuvette polaire était remplie d’eau tiède, et que c’est sur une mer relativement chaude que flottait la banquise arctique.

Il y a là une condition très favorable à la vie marine. L’eau de la mer Arctique n’est pas, en définitive, plus froide que l’eau des profondeurs dans les autres Océans. Au contraire, elle est un peu plus chaude. On conçoit dès lors que la vie, au-dessous de la couverture glacée, puisse se développer avec ampleur, comme il arrive dans les autres mers.


Le contraste est saisissant, entre les conditions du milieu, de chaque côté de cette couche de glace : d’une part, c’est le royaume du froid, d’autre part, c’est, relativement, le royaume du chaud. Au-dessus, dans l’air, la température, dans les circonstances les plus excessives, peut tomber à 40° ou 50° de froid. Au-dessous de la plaque glacée, la condition climatologique est presque tempérée. Le thermomètre subit une brusque oscillation en passant d’une région à l’autre. Les conditions sont dures pour l’être aérien ; elles sont normales pour l’être marin.

Les circonstances de température ne sont pas les seules à envisager. La lumière a aussi son rôle. Il y a des conditions d’éclairement, nécessaires à un grand nombre d’organismes végétaux. A certaines périodes, la glace diminue d’épaisseur. Lentement détruite par la fusion, dans sa partie plongée, il arrive qu’elle ne peut se reformer, dans sa partie émergée, parce qu’il ne se produit point de précipitations de neige. Alors, la couverture glacée devient plus ou moins translucide, et les conditions d’éclairement nécessaires à la vie végétale, sont suffisamment réalisées.


On aperçoit, sans peine, la conséquence de cette constitution du milieu marin, au-dessous de la banquise, au point de vue de la vie, animale ou végétale. Il reste à savoir dans quelle mesure elle va lui permettre de se manifester.

Le meilleur moyen pour élucider cette question est de se guider sur les observations de l’expédition antarctique belge. La tâche d’étudier la flore et la faune avait été confiée à un jeune naturaliste très distingué, M. Racovitza. Nous n’aurons qu’à suivre ses descriptions à la fois savantes et pittoresques. Il sera permis, ensuite, de conclure de la région antarctique à la région arctique.

Il est, en effet, facile de constater l’extrême analogie des conditions de toute espèce, dans ces deux régions antipodes, et, particulièrement des conditions physiques. La banquise dans laquelle le navire la Belgica est resté emprisonné pendant plus d’une année, du 16 février 1898 au 15 mars 1899, était tout à fait comparable à celle qui a retenu le Fram pendant trois années. Elle était sujette aux mêmes accidens de dérive, occasionnés par les vents et les tempêtes, et soumise aussi à un mouvement général de translation. C’est grâce à cette dérivation d’ensemble que le navire a pu sortir, au bout de treize mois, de sa prison glacée et trouver, devant lui, la mer libre, dans la région occidentale.


III

Les circonstances ont fait que l’expédition belge, engagée peu profondément dans la banquise, s’est trouvée en présence de la faune et de la flore d’une zone marine côtière. Le climat y était très rude : le ciel presque toujours couvert, le froid humide, le vent continuel. Rarement avait-on une belle journée, où l’horizon se dévoilait et où le ciel apparaissait pâle et bleu.

C’est quand le vent soufflait du Sud, c’est-à-dire du pôle vers la mer libre, que se produisaient ces rares momens de détente. Dans ces journées ensoleillées, les explorateurs jouissaient du spectacle saisissant qui s’offrait à leurs yeux. A perte de vue, c’est une nappe d’une blancheur éblouissante, où scintillent les cristaux de la neige tombée les jours précédons. Sur cette surface, qui, au premier coup d’œil, paraît unie, bientôt des plans se dessinent : des ombres douces marquent des collines arrondies formées par les amas de blocs de fracture, dont la neige a comblé les intervalles. C’est ce que l’on appelle les hummocks. Des lignes sombres et zigzaguantes découpent la blanche surface. Ce sont des chenaux qui apparaissent entre les champs de glace ; ceux-ci en effet, ayant cessé d’être poussés les uns contre les autres par le vent de mer, se disjoignent et découvrent l’eau où ils surnagent. Une glace nouvelle mince, transparente, chétive, d’une teinte verdâtre, recouvre presque aussitôt la couche liquide et ressoude les bords de la banquise fracturée. Quelquefois, lorsque le vent augmente de force, il balaye devant lui la neige la plus récente, ainsi qu’une poussière. Des ondulations se dessinent alors à la surface du champ, reproduisant l’aspect des dunes mouvantes qui se forment, en des circonstances analogues, dans les plaines sablonneuses.

Ce tableau, offert en de rares journées d’été, dure peu. Le vent qui souffle du large y met bientôt fin. La foule des blocs glacés recommence sa poussée habituelle. La nouvelle glace se brise la première ; un bruissement en indique la rupture. Les chenaux disparaissent ; les plaques, tout à l’heure séparées, affrontent de nouveau leurs bords : elles s’écrasent, se chevauchent, se dressent en amas qui persistent ou s’écroulent, et tout ce travail s’accomplit avec des bruits étranges et inquiétans. Le ciel chargé de lourds nuages s’obscurcit, et la neige des nuées mêle ses tourbillons à celle de la banquise.

Tel est le milieu qui s’offre à l’observation du naturaliste. M. Racovitza l’a décrit, non pas seulement avec exactitude, mais avec un talent capable d’en évoquer l’impression chez ses lecteurs et ses auditeurs.


IV

Cette banquise où se trouvent réunis, si souvent, les agens les plus contraires à la vie, le froid et l’obscurité de la longue nuit polaire, on pourrait la croire vouée à la solitude et à la mort. Ce serait une erreur. La vie y fourmille : les animaux et les végétaux y pullulent.

Il faut savoir les observer. C’est d’abord sous la glace qu’il faut les chercher. Nous venons de dire que les chenaux recouverts d’une glace nouvelle, présentaient une teinte d’un brun verdâtre. Ils la doivent à une sorte d’enduit qui s’étale à la face profonde de la plaque glacée, au contact de l’eau. On l’aperçoit par transparence dans les parties minces. Dans les autres parties de la banquise où la glace est plus épaisse, on ne la voit pas immédiatement ; mais elle y existe et il suffit de retourner les plaques, sens dessus dessous, pour en constater l’existence.

Cette matière existe aussi, moins tassée, en suspension, dans la couche d’eau sous-jacente à la glace, et cela, jusqu’à une certaine profondeur. Si l’on promène dans l’eau un filet assez fin, on en ramène toujours une certaine quantité. L’existence de cette couche verte n’est point particulière à la banquise antarctique. Nansen avait observé le même enduit sous la banquise arctique, et le naturaliste de son expédition, Blessing, avait souvent employé les loisirs de sa longue captivité à bord du Fram, à en faire l’examen microscopique.

Le naturaliste qui étudie, à un fort grossissement, une goutte de cette substance, est immédiatement fixé sur sa nature. Il y reconnaît des Diatomées, c’est-à-dire des plantes inférieures, voisines des algues les plus simples. L’enduit en question est une boue, dont chaque grain est un être vivant. Chacun de ces infiniment petits possède une carapace solide, de forme élégante, ouvragée de trous et d’orne mens divers. La matière vivante, — protoplasma et noyau composant la cellule, — occupe l’intérieur de cette enveloppe squelettique ajourée, et peut pousser des prolongemens filiformes à travers ses orifices. Il faut ajouter que ce corps cellulaire est chargé de granulations, d’une couleur verte ou rougeâtre, comme les feuilles des plantes. Et ce sont en effet les mêmes granulations de chlorophylle que l’on trouve chez les végétaux. On sait que la granulation chlorophyllienne constitue l’élément le plus caractéristique des parties vertes des plantes ; elle leur permet d’utiliser les rayons lumineux pour s’alimenter au moyen de l’acide carbonique du milieu ambiant.

La lumière est donc une condition essentielle de l’existence de ce revêtement végétal qui peut être comparé à une sorte de prairie ou de pâturage sous-glaciaire. Pendant l’hiver, la glace s’épaissit et se couvre d’une neige, tout d’abord impénétrable à la lumière. A la longue, la condition s’améliore un peu ; la neige se durcit et devient un peu plus transparente ; mais la lumière filtre encore difficilement sous le pack : les diatomées ne se développent pas. La végétation s’appauvrit ou disparaît. Comme les prés reverdissent au retour du printemps et de l’été, de même en est-il de la prairie marine sous-jacente au pack. A l’arrivée de la belle saison, la glace de mer s’amincit ; elle se crevasse et se couvre de chenaux nombreux par où pénètrent les rayons lumineux, générateurs de la vie végétale. Le développement des algues cellulaires reprend avec vigueur ; la luxuriante végétation des diatomées s’étale, à nouveau, sous la glace.

Les naturalistes de profession seuls ont intérêt à pousser plus loin l’étude de ces diatomées antarctiques. Les genres auxquels elles appartiennent ne sont pas nouveaux et particuliers à la région. Les plus richement représentés sont les Chorethron, Chœtoceros et Coscinodiscus. On peut laisser de côté ces détails. Ce qu’il importe de bien comprendre, c’est le rôle fondamental de cette végétation. Ce n’est pas sans raison que nous avons comparé cette couche verdoyante à un pâturage. Grâce à elle, comme le dit M. Racovitza, la banquise, au lieu d’être un désert effroyable et stérile, devient une immense prairie flottante. Une prodigieuse quantité de petites espèces animales y trouve sa nourriture. Ce sont des protozoaires, des crustacés, des mollusques, des annélides, tous de petite taille, mais rachetant leur exiguïté par leur nombre. Il est tel, que quelques espèces constituent de véritables bancs sous la glace. Et ces êtres, à leur tour, forment la base de l’alimentation des animaux de plus grande taille, les phoques, les cétacés et les oiseaux, par exemple, que nous allons tout à l’heure trouver parmi les hôtes de la banquise.


La flore de la banquise se réduit à ces diatomées. Le règne végétal n’y a point d’autres représentans. Et comme les terres voisines, recouvertes d’un manteau de glace épais et persistant, sont impropres au développement de la vie, on pourrait dire que c’est là toute la flore antarctique. Cependant, les explorateurs belges ont aperçu, en quelques endroits, la terre ferme et la roche à nu. Cela est arrivé pendant qu’ils naviguaient dans le canal qui devait les conduire de l’Atlantique à la banquise, et qui portera désormais le nom de détroit de la Belgica ou détroit de Gerlache. Là ils ont trouvé quelques plages découvertes, et quelques petites îles débarrassées de glace. La roche apparaissait encore à nu sur la paroi des falaises à pic qui supportent la croûte glacée qui constitue l’inlandsis.

Une pauvre végétation se développe sur cette faible portion de la terre antarctique. M. Racovitza y a recueilli vingt-six espèces de mousses, des hépatiques et des lichens plus abondans. L’étude préliminaire de ces mousses a été faite par M. Cardot. Leur végétation semble vigoureuse ; mais elles sont stériles et ne fructifient point. Un autre fait curieux, c’est qu’elles n’ont presque aucun rapport avec celles des terres magellaniques. A peine trouve-t-on deux mousses communes aux deux flores. Et ces plantes, différentes de celles du continent le plus voisin, offrent la ressemblance la plus frappante avec celles de la région la plus éloignée, la zone polaire arctique.

La même observation a été faite pour les hépatiques par M. Stephani. Si le fait se généralise, comme il est probable, il faudra conclure que les deux zones polaires, si écartées l’une de l’autre et sans communication, ont des flores entièrement semblables entre elles et différentes de celles de toutes les contrées interposées.

Il faut cependant attendre, avant d’affirmer ce fait, que l’étude soit achevée des collections rapportées par le Fram, par l’Étoile-Polaire, ou par les missions des Terres arctiques telles que la mission anglaise permanente de Jackson sur la terre François-Joseph, ou la mission suédoise de la baie Treurenberg d’une part, pour les espèces arctiques — et, d’autre part, qu’on ait eu le temps d’examiner celles qu’a recueillies le Southern Cross dans les terres antarctiques.

Le détroit de Gerlache a fourni une seule plante d’organisation plus élevée, florifère ; c’est une Aira appartenant à la famille des graminées. Ces plantes, ainsi qu’un petit nombre d’algues oscillaires et diatomées aquatiques, qui se développent dans quelques flaques d’eau douce provenant de la fusion des neiges superficielles, sont, au rebours des précédentes, probablement un produit d’importation américaine. Elles ont été apportées par les oiseaux de haut vol qui circulent du continent américain au continent antarctique.


V

La faune antarctique n’a pas de peine à être plus riche que cette flore simplifiée. Sur la banquise on trouve des oiseaux et des phoques, mais la population animale est surtout nombreuse sous la glace. C’est cette faune marine qu’il faut examiner tout d’abord.

La population animale qui pullule sous la glace est distribuée en deux couches ou deux étages. L’étage inférieur est occupé par les animaux de fond : ils forment la faune abyssale. L’étage supérieur appartient aux petites espèces dont nous venons de parler, crustacés, annélides minuscules, protozoaires microscopiques, animaux herbivores, qui pâturent les diatomées : ou animaux carnassiers vivant aux dépens des précédens, dont ils font leur proie ; leur ensemble est désigné sous le nom de Plancton antarctique.


Le Plancton désigne cette masse d’animaux pour la plupart microscopiques, tout au moins minuscules, impossibles à dénombrer, qui flottent entre deux eaux, dans les mers polaires, comme dans toutes les mers et dans tous les milieux aquatiques. Lorsqu’on veut se rendre compte du degré de développement de la vie animale dans un milieu de ce genre, ne pouvant compter ces petits animaux comme on ferait pour les grands, on a la ressource de recueillir le plancton dans un volume déterminé d’eau, et de le peser. C’est ce que l’on fait. Les naturalistes, pour exécuter le recensement de ces petites populations aquatiques, opèrent en bloc ; ils en pratiquent le cubage. Cette manière de procéder n’est pas une habitude bien vieille : elle remonte à une quinzaine d’années. C’est un physiologiste allemand, V. Hensen, de Kiel, qui l’a introduite dans la pratique zoologique. C’est lui d’ailleurs qui, en 1887, a créé le mot de Plancton.

La masse vivante du plancton flotte passivement. L’étendue de l’excursion possible étant, pour chacun des êtres, en proportion de ses faibles dimensions, les bancs qu’ils forment ne subissent que des mouvemens d’ensemble, sous l’influence des courans qui les transportent. Hors de là, le banc de plancton ne se disloque pas. Lorsqu’il est abondant, il dessine sous l’eau de vastes taches irrégulières et mobiles que les marins connaissent bien. On les aperçoit lorsque l’on examine d’une certaine hauteur la surface des eaux tranquilles. On recueille ces êtres vivans en écumant la mer au moyen d’un filet fin, en soie à bluter. On immerge le filet fin à une profondeur qui est constamment la même, par exemple, à 200 mètres. Quand on l’a relevé verticalement, il se trouve que l’on a filtré un cylindre liquide ayant toujours les mêmes dimensions, soit une hauteur de 200 mètres et une base égale à l’ouverture du filet. Un dispositif spécial permet de rassembler intégralement la masse de plancton récoltée, de manière à l’examiner avec les réactifs convenables, et enfin à la mesurer. Hensen et quelques autres naturalistes ont prétendu donner à cette mesure la précision d’une analyse quantitative. On lit couramment, dans les comptes rendus des explorations, des renseignemens du genre de celui-ci : « le coup de filet ramène 20 000 copépodes, en moyenne ; » — ou encore ; « le mètre cube contient trois millions d’organismes. »

L’intérêt de la considération du plancton vient de son rôle. Il sert, en définitive, d’aliment aux animaux de grande taille, comme les bancs de sardines aux grands carnassiers marins. L’industrie des pêches et du peuplement des eaux marines est intéressée à connaître le nombre de poissons que peut nourrir, ou que nourrit en effet, un champ de pêche déterminé. Ce nombre est en proportion de la quantité du plancton.


Le pack antarctique recouvre donc, dans les points où il a été exploré, un plancton, d’ailleurs peu abondant et peu varié. Ce sont surtout les crustacés qui y dominent ; et avant tout, un petit crustacé schizopode, du genre Euphausia, semblable à une crevette, qui forme sous la glace des bancs immenses. C’est l’aliment principal des phoques et des manchots qui vivent paresseusement à la surface de la banquise, et qui n’ont qu’à exécuter un plongeon lorsqu’ils sentent le besoin de se nourrir.

Viennent ensuite, et par ordre d’abondance, des radiolaires ; des crustacés copépodes et ostracodes ; des mollusques ptéropodes, les limacines ; des annélides. Et parmi ces dernières, il y a des espèces, les polychètes Pelagobies qui dévorent, tout comme les carnassiers de grande taille, les paisibles herbivores du plancton.

La masse des animaux du plancton antarctique subit des variations saisonnières, précisément réglées par les variations de leur pâturage de diatomées. A la fin de l’hiver, ces algues microscopiques sont devenues rares. C’est l’obscurité qui les a tuées, et non pas le froid, puisqu’elles en sont à l’abri. Elles ont succombé à la privation des rayons lumineux, arrêtés par l’épaisseur et l’opacité de la banquise. Sous l’influence de la famine, la population animale du plancton a décliné en même temps. Les débris organiques et les cadavres tombent alors des couches supérieures dans les couches plus profondes et enfin jusqu’au sol. Là elles servent d’alimens, à leur tour, aux habitans du fond.


VI

Les animaux qui peuplent le fond antarctique, exploré par la Belgica, appartiennent à la faune abyssale. Ce sont les habitans ordinaires des abîmes, les hôtes accoutumés de tous les grands fonds océaniques. Il n’y a, du reste, aucune raison pour qu’ils en soient différens. Rien ne ressemble plus à un grand fond de mer qu’un autre grand fond de mer. L’abîme antarctique ne fait pas exception à cette règle ; rien ne le distingue de ceux des autres océans. La température y est sensiblement la même : c’est toujours le froid voisin de 0°. Seul, l’océan Arctique, d’après Nansen, ferait exception ; le thermomètre de fond s’y élèverait à 1°. —

Dans ces grands fonds, l’obscurité est partout la même, c’est-à-dire absolue. Aucun rayon lumineux ne pénètre, au-delà de 200 mètres ; aucun rayon chimique n’atteint 400 mètres. La présence ou l’absence de la couverture de glace des mers polaires ne peuvent avoir qu’un effet insignifiant sur ce résultat. Enfin l’immobilité y est complète. L’agitation de la surface et le mouvement des vagues s’amortissent à quelques mètres de profondeur. Les courans marins sont des phénomènes qui n’intéressent que les couches supérieures ou moyennes. L’eau de l’abîme est donc fixée : elle ne se déplacera plus jamais. Elle ne sera modifiée par d’autres eaux que par la voie des échanges lents dus à l’osmose et à la diffusion. La chute des corps de la surface, ou les mouvemens spontanés des animaux qui y ont fixé leur existence viennent seuls troubler cette monotone placidité.

La population de ce lugubre séjour n’est point, pour parler comme M. Racovitza, la foule des monstres rampans, hideux et sombres ; mais, au contraire, une armée magnifique de hauts et puissans seigneurs, vêtus de riches costumes et armés de brillantes cuirasses. Les uns portent des colliers de diamans, les autres, de lumineux solitaires, d’un éclat amorti. Ils sont, en effet, presque tous phosphorescens ; ils produisent par quelqu’un de leurs organes la lumière qui ne leur viendrait point du dehors. Ce sont des crinoïdes pédonculées, ou Lys de Mer, des Etoiles de mer, des Oursins, des Gorgonides, des Anémones de mer, des Annélides onduleuses, des Crustacés à yeux sessiles, et des Bryozoaires.

Les explorateurs de la Belgica ont opéré des dragages sur le fond pour ramener quelques échantillons de ces espèces benthiques. Et ce fond lui-même n’était, en réalité, un grand fond, que par la réunion de trois, des quatre caractères qui le définissent, à savoir le froid de 0°, l’obscurité absolue, et l’absence complète d’agitation. Ces conditions sont précisément les seules qui interviennent dans l’existence des animaux. Il manquait celui des trois caractères que l’on pourrait être tenté de regarder comme principal, mais qui n’est que la condition ordinaire de l’existence des trois autres : la profondeur. En réalité l’Océan, sous la plaque glacée qui avait emprisonné la Belgica et la promena sur une longueur de mille lieues n’avait qu’une profondeur de 500 mètres. Le fond en était formé par une sorte de plateau qui annonçait déjà l’approche du continent antarctique auquel la banquise faisait une ceinture protectrice. En s’éloignant du pôle vers la haute mer, on trouvait brusquement les véritables grands fonds ; la sonde descendait rapidement et presque sans transition de 500 mètres à 1 500 et davantage. La mer polaire australe est sans profondeur.

Tout au contraire nous avons vu que la mer polaire boréale est Tune des plus profondes, et ajoutons qu’elle semble être, d’après les caractères géologiques, l’une des plus anciennes, sinon la plus ancienne. Les géologues admettent qu’à la fin de la période tertiaire, à l’époque miocène, l’océan Arctique ne communiquait pas encore avec l’Atlantique, et qu’il jouissait d’un climat chaud. C’est plus tard, à l’époque glaciaire, que les espèces abyssales de l’Atlantique, et particulièrement les mollusques, selon M. Dautzenberg, ont dû remonter vers le Nord, pour constituer la faune sub-littorale des régions arctiques.


VII

L’identité de ces faunes marines montre que c’est l’identité des conditions physiques qui exerce une influence dominante sur la distribution géographique des êtres vivans.

La banquise n’est pas, non plus, la solitude désolée que l’on pourrait croire, étant données les conditions climatologiques rigoureuses qui y règnent : le froid excessif, le vent continuel, les chutes de neige fréquentes, l’instabilité, enfin, de l’appui que ses champs mouvans offrent aux animaux. Malgré cela, sa surface était animée, en tout temps, et jusqu’au cœur même de l’hiver, par la présence des oiseaux et des phoques. Ce sont là d’ailleurs les seuls représentans du monde des animaux supérieurs.

Les oiseaux d’abord. Il faut les distinguer en deux groupes : les hôtes ordinaires de la banquise, peu nombreux, réduits à cinq ou six espèces de pétrels, de goélands et de manchots ; et les oiseaux de lisière. Ceux-ci peuvent bien fréquenter le bord du pack de la banquise et suivre, à une petite distance, les chenaux qui résultent de sa dislocation ; mais ils ne s’aventurent jamais bien loin dans l’intérieur. Ils préfèrent le séjour des terres et des îles situées moins avant vers le Sud. M. Racovitza les a trouvés surtout nombreux dans le détroit de Gerlache. C’est en cette région qu’ils nichent et élèvent leurs petits, dans les trous de la roche et les fentes des falaises à pic, ou sur les corniches des rochers et les plages découvertes. De là, ceux qui sont grands voiliers rayonnent dans une vaste étendue de l’Atlantique et du Pacifique et jusque dans les parages du cap Horn.


Les oiseaux de la banquise sont peu nombreux. M. Racovitza n’en a signalé que six espèces : trois pétrels, un goéland et deux manchots.

Le goéland, c’est le goéland brun. Il est de la taille d’un canard ; mais il possède des ongles forts et crochus comme les véritables oiseaux de proie, dont il a d’ailleurs quelques habitudes. Il est d’un naturel courageux et il tient tête à l’homme même, lorsqu’il croit sa progéniture menacée. M. Racovitza a soutenu contre un couple de ces animaux une lutte qui n’était point sans danger pour eux, et il a rendu hommage à leur bravoure en la comparant à celle de l’aigle même. De l’autre côté du continent antarctique, sur la terre Victoria, M. Borchgrevink les a retrouvés, faisant leur proie des jeunes manchots au moment de leur éclosion ; attaquant les chiens de l’expédition, s’en prenant même aux hommes. Ils fondaient sur leur tête avec impétuosité et essayaient de les frapper à coups d’aile ; puis reprenaient du champ pour renouveler l’attaque.


Le Pétrel des neiges est un élégant petit oiseau qui s’est montré le compagnon le plus assidu des explorateurs de la Belgica pendant son séjour sur la banquise. Son plumage satiné est plus blanc que la blanche hermine ou que la neige même. On le voit planer gracieusement, comme un léger flocon, au-dessus des crevasses et des chenaux du champ de glace, guettant les petits animaux marins dont il fait sa proie, et se précipitant sur eux prestement. Il fond sur eux dès qu’il les aperçoit, avec tant de légèreté et d’adresse qu’il trouble à peine la surface de l’eau. Mais son ramage ne vaut point son plumage. Sa voix est criarde et désagréable, et lorsque l’on veut le saisir, il se défend d’une manière dégoûtante en vidant le contenu mal odorant de son jabot.

Le Pétrel antarctique, ou damier brun, est aussi un oiseau au plumage élégant. Quant à la troisième espèce, le grand Pétrel, il est plus gros ; il atteint à la taille de l’oie domestique. Ses ailes sont fort étendues ; leur envergure peut dépasser deux mètres. Ses habitudes sont celles du vautour ; comme le vautour il se nourrit de charogne ; c’est à lui qu’est dévolue la fonction de nettoyer la banquise des cadavres des oiseaux et des phoques qui y sont abandonnés.


Les plus bizarres des habitans emplumés de la banquise sont les manchots. M. Racovitza en a trouvé deux espèces, comme hôtes habituels de la surface glacée. C’étaient le Manchot de Forster et le Manchot de la Terre Adélie.

Le Manchot de Forster est le plus grand des représentans de ce genre. Les Anglais l’appellent le Pingouin impérial. Sa taille dépasse un mètre lorsqu’il est debout sur ses pattes, ce qui est son attitude habituelle. C’est le géant des oiseaux marins. La poitrine et le ventre sont ornés d’un plastron d’une éblouissante blancheur : le dos et les ailes dessinent une sorte d’habit noir à taches bleues. Le plumage qui coiffe la tête est noir. On ne peut s’empêcher, lorsqu’on l’aperçoit debout sur le bord d’un chenal, la tête enfoncée dans les épaules, immobile dans sa graisse, indifférent au froid contre lequel le protège à la fois sa chaude toison et l’épaisse couche de graisse qui la double, de le considérer comme une énorme caricature humaine qui serait l’image de l’indifférence béate et satisfaite. Il est bien vêtu ; il est bien nourri ; la table est toujours mise pour lui. Il n’a qu’à descendre dans le chenal et à plonger dans les bancs d’Euphausia pour se rassasier à souhait. Il n’est pas dérangé par le voisinage de l’homme et il ne commence à regimber que lorsqu’on lui met la main au collet, pour l’emmener.

Cet oiseau, dont la chasse est ainsi singulièrement simplifiée, est d’une précieuse ressource pour les explorateurs des régions polaires. Il fournit une viande qui est suffisamment savoureuse et surtout une graisse très abondante. On connaît cette espèce depuis le voyage du grand navigateur Cook ; le naturaliste de l’expédition, Forster, l’a décrit, en 1775. Mais les compagnons de Gerlache l’ont observé plus longtemps et ont mieux fait connaître ses mœurs et ses habitudes.


Un autre animal du même genre, le Manchot de la Terre Adélie, a été découvert par Dumont d’Urvilie en 1841 et décrit par Honbron et Jacquinot ; il est plus petit et plus vif. Il se déplace en marchant péniblement, ou, lorsqu’il veut aller plus vite, il glisse sur le ventre en s’aidant de ses pattes.

M. Racovitza a pu observer la mue de ces deux espèces d’animaux. Elle se produit à l’entrée de la saison froide contre les rigueurs de laquelle le nouveau plumage est destiné à les protéger. C’est une période critique pendant laquelle l’animal est exposé au froid, puisqu’il a perdu ses plumes, et à la faim puisqu’il n’a plus le vêtement imperméable qui lui permet de plonger sans se mouiller, pour chercher sa nourriture.

Pendant cette période difficile de jeûne, de froid et de malaise, les manchots semblent vouloir associer leurs misères ; ils se rassemblent par groupes de trente à quarante, derrière les abris qui peuvent les protéger contre le vent, dunes de neige, toross ou hummocks. Tandis qu’en temps ordinaire, ils étaient d’une placidité parfaite, indifférens à la présence des oiseaux, des phoques et de l’homme même, ils deviennent ombrageux, défians, hargneux et poussent des cris de colère assourdissans aussitôt qu’on s’approche d’eux.

Il est vraisemblable que tous ces oiseaux ont une histoire très analogue. Mais il est difficile d’en suivre tous les épisodes sur une même espèce. D’ordinaire, il faut en observer plusieurs espèces et combiner ensuite tous ces renseignemens fragmentaires. C’est ainsi qu’il a été procédé, avec les deux espèces de manchots dont nous venons de citer quelques traits. Les explorateurs de la Belgica ne les ont pas vus faire leurs nids, pondre et élever leurs petits. Et, en effet, il est naturel que ce ne soit point sur la banquise même qu’ils se livrent à ces soins de ménage. Il leur faut, pour nicher, des terres découvertes. Les uns vont les chercher plus avant vers le pôle, au point où finit la banquise, sur les plages étroites qui s’étendent au pied de la falaise antarctique. C’est là que les membres de l’expédition Borchgrevink les ont rencontrés. — D’autres manchots vont chercher la terre propice en arrière, hors de la banquise, sur les îles découvertes ; tel est le manchot antarctique : et c’est précisément dans le détroit de Gerlache, en avant de la banquise, que M. Racovitza l’a vu et qu’il a observé ses curieuses habitudes.

C’est au moment du printemps antarctique — qui correspond à l’automne de nos pays — que Borchgrevink et ses compagnons, installés au pied de la falaise glacée, sur la Terre de Victoria, virent arriver le premier pingouin. La date exacte est le 14 octobre 1899. Un triste souvenir la précise : c’est ce même jour que le zoologiste de l’expédition, Hansen, incapable de supporter plus longtemps les rigueurs du climat, succombait au milieu de ses compagnons désolés. L’exactitude des observations, telles au moins qu’elles sont relatées dans le récit de G. Newnes, se ressent de la disparition de l’observateur compétent. Et d’abord ces pingouins sont des manchots : les pingouins sont propres au pôle Nord : les manchots sont des oiseaux du pôle Sud. Ils n’appartiennent ni à la même espèce, ni au même genre, pas seulement à la même famille. Ces pseudo-pingouins sont, en réalité, des manchots, et même à ce qu’il semble les deux espèces précisément que la Belgica trouvait sur la banquise de la Terre de Graham, le manchot géant de Forster, et celui de la Terre Adélie.

Toujours est-il que les manchots arrivèrent pour s’apparier et pour pondre dès le milieu d’octobre. Ils étaient en foule innombrable. Le 3 novembre, on recueillait les premiers œufs. Douze jours plus tard, les membres de l’expédition en avaient déjà récolté 4 000. C’était une précieuse réserve alimentaire que l’on conserva avec soin dans le sel. Les œufs, généralement au nombre de deux, sont déposés dans un nid très rudimentaire que l’animal construit avec des cailloux rangés en cercle. Le manchot antarctique y emploie encore d’autres matériaux, et, par exemple, les ossemens de ses congénères laissés sur la place. Dans cette construction très simple, « tombeau de ses aïeux et nid de ses amours » au sens propre du mot, la femelle dépose ses œufs ; elle les couve avec l’aide du mâle, en surveille avec lui l’éclosion, et les deux parens, à tour de rôle, donnent la pâtée aux jeunes.

Cette pâtée, ils se la procurent en plongeant dans la mer, dans ces bancs de petits crustacés et d’autres animalcules qui constituent ce que nous avons appelé tout à l’heure le plancton. Le menu de leurs repas n’est pas composé de cailloux, comme G. Newnes le fait dire à Borchgrevink : ceux que les explorateurs trouvaient au dépeçant l’animal, comme ceux que l’on rencontre dans le gésier des poulets, sont introduits en supplément pour aider à la trituration des alimens véritables.

Dans ce premier âge les jeunes ont un ennemi redoutable, le goéland brun, l’oiseau agressif et pillard dont nous avons dit plus haut les habitudes rapaces. Les jeunes qui ont échappé au danger — et c’est naturellement le très grand nombre — prennent rapidement des forces, et à la fin de l’été antarctique, en mars ou avril, ils partent avec leurs parens et retournent sur la banquise. Les compagnons de Borchgrevink assistèrent à cette émigration, qui commença exactement le 14 mars, avec le même sentiment que nous éprouvons, dans nos climats, quand nous voyons s’éloigner les hirondelles.

Les manchots sont des animaux monogames et sociables. Dans quelques espèces, ils s’assemblent pour nicher et élever leur famille en commun ; ils constituent alors de véritables villages, que l’on appelle des Rookeries[2]. M. Racovitza a observé des villages de ce genre, non plus sur la banquise elle-même, mais en deçà, dans le détroit de Gerlache ces sociétés étaient formés par deux espèces qui ne s’aventurent que sur la lisière de la banquise, et non point assez avant, comme les précédentes. C’étaient le manchot antarctique et le manchot papou.

Ce ne sont point toujours des sociétés tranquilles, ni surtout silencieuses. L’approche d’une nursery de manchots antarctiques est révélée de loin par le bruit qui s’y fait. C’est le bruit des querelles violentes qui s’élèvent continuellement entre ménages voisins. Quand on les observe de loin, on les voit s’invectiver, en quelque sorte, de nid à nid, le bec ouvert, les plumes hérissées, avec des gestes menaçans de leurs moignons d’ailes rudimentaires. Si l’on approche davantage, c’est contre l’envahisseur que se tourne la fureur universelle, la menace et l’invective assourdissantes.


Les villages de manchots papous sont plus calmes. Par contraste avec les manchots antarctiques qui sont des agités, ceux-ci sont des flegmatiques. M. Racovitza a pu s’asseoir au milieu d’eux sans les déranger. Après avoir donné certaines marques d’étonnement et élevé quelques protestations d’un ton mesuré, les animaux reprirent leur train de vie ordinaire et vaquèrent à leurs occupations sans plus s’inquiéter du visiteur importun qui les observait. Cette société était une sorte de garderie de jeunes, une véritable crèche. Les petits étaient groupés au centre : quelques adultes suffisaient à les surveiller : les autres, libérés momentanément du souci de la famille, se reposaient plus bas, sur la plage, ou se livraient à la pêche, plongeant dans l’eau pour y recueillir leur propre nourriture et celle de leurs petits. Le village était établi sur une sorte de terrasse, abrupte du côté de la mer, et le principal souci des surveillans était d’empêcher la jeunesse manchote de s’approcher trop près du bord et de s’exposer ainsi à une chute mortelle. Aussi faisaient-ils bonne garde, et rabrouaient-ils d’importance les jeunes imprudens. Après un certain temps, le surveillant était remplacé par un autre : les sentinelles étaient relevées.


VIII

Les détails qui précèdent complètent heureusement l’histoire particulière des animaux qui fréquentent la banquise : ils comblent des lacunes. D’autre part, ils confirment ce que l’on avait avancé déjà relativement à la distribution géographique des oiseaux. Et c’est là un point important pour l’histoire naturelle générale.

L’examen de la flore, d’ailleurs misérable, de la région antarctique nous avait montré, tout à l’heure, son identité presque absolue avec celle de la région arctique. L’étude de la faune marine nous avait apporté un enseignement analogue. La vie autour de l’un et l’autre pôles se présentait donc avec les mêmes caractères : de part et d’autre, c’étaient les mêmes espèces sédentaires. Au nord et au sud, l’analogie des conditions extérieures avait créé l’analogie des populations animale et végétale. Les espèces polaires se montraient bipolaires.

En ce qui concerne les oiseaux, il en est tout autrement. Ils ne sont point les mêmes dans les régions arctique et antarctique ; ils n’appartiennent pas aux mêmes genres, ni seulement aux mêmes familles. Il est curieux que ce soient les êtres vivans les plus mobiles qui soient le plus étroitement cantonnés. Le pôle Sud a les manchots et les becs-en-fourreau, le pôle Nord a les pingouins. Quant aux espèces non exclusives, ubiquistes, telles que les goélands et les mouettes, elles sont infiniment plus répandues au nord qu’au midi.

Pour se rendre compte de cette particularité dans la distribution géographique, et comprendre l’espèce d’opposition qui existe entre les espèces ornithologiques du pôle Nord et celles du pôle Sud, il faut entrer un peu plus avant dans les détails de la classification zoologique.

La banquise antarctique est l’habitat de six espèces d’oiseaux seulement, — d’après ce que nous a appris l’expédition de la Belgica. Elle en héberge un plus grand nombre, si l’on compte les visiteurs accidentels qui lui viennent des terres découvertes, ou de la haute mer, et qui d’ailleurs s’arrêtent près de sa lisière. Nous les retrouverons dans un moment.

Tous ces oiseaux polaires, sauf un, appartiennent à l’ordre des Palmipèdes. Ce sont des oiseaux aquatiques, bien organisés pour la natation. Leurs pattes courtes et implantées à l’arrière du corps, avec des doigts munis de palmures qui, le plus souvent, se réunissent entre elles, constituent un puissant appareil de propulsion aquatique. En élargissant la base de sustentation, cette même palmure permet à ces oiseaux de se soutenir sur la neige molle et de marcher sur le sable inconsistant des rivages. Leur plumage serré est imprégné d’un suc huileux qui le rend imperméable à l’eau.

Ces palmipèdes sont protégés contre le froid par l’épais duvet qui s’étend au-dessous du plumage ; et cette protection est encore renforcée par la couche de lard qui double la peau. Tous nagent admirablement et marchent maladroitement : les uns, comme les pingouins et les manchots, sont privés de la faculté de voler ; les autres, au contraire, comme l’albatros et l’oiseau des tempêtes, surpassent, pour la puissance de leur vol, tous les autres oiseaux terrestres.


Les six espèces propres à la banquise antarctique appartiennent à trois familles seulement sur les sept qui composent l’ordre des Palmipèdes. Il y a deux membres de la famille des manchots : le manchot géant de Forster et le manchot de la Terre Adélie. Il y a un seul représentant de la famille des Laridès ; c’est le condottiere de la bande, l’oiseau de proie dont nous avons signalé le caractère hardi, le goéland brun (Megalestris antarctica) ; enfin, il y a trois espèces de Procellaridés, le gracieux Pétrel des neiges, le damier brun et le grand Pétrel, dépeceur des cadavres abandonnés sur la clairière antarctique.

Les manchots avaient été baptisés d’abord du nom de Pingouins (Pinguinos), par les hardis navigateurs espagnols qui avaient visité, les premiers, les régions australes : le trait qui les avait frappés, chez ces oiseaux bizarres, c’était l’abondance de leur graisse (pengüie). On a continué à les désigner par ce nom de pingouins, dans toutes les langues de l’univers, excepté dans la langue scientifique et excepté aussi dans la langue française, qui ont montré ici un égal souci de la précision. Les voyageurs arctiques, en effet, ne tardèrent pas à rencontrer, dans les régions glacées du Nord, d’autres oiseaux, semblables par quelques traits aux précédens, mais en réalité différens, auxquels ils donnèrent le même nom de Pingouins. Il y eut ainsi des Pingouins du Nord et des Pingouins du Sud.

Les naturalistes français du XVIIIe siècle, en examinant ces animaux avec plus de soin, s’aperçurent qu’ils constituaient des espèces tout à fait différentes. Ils réservèrent, en conséquence, le nom de Pingouins aux espèces du Nord, qui forment la famille ornithologique des Alcidés, et ils baptisèrent « manchots » ou « gorfous, » ceux du Sud qui, zoologiquement parlant, constituent la famille des Impennes.

Les uns et les autres sont incapables de voler : ils sont exclusivement nageurs. Leurs ailes sont réduites au rôle de nageoires. Mais cette transformation est poussée plus loin dans la famille des manchots que dans celle des pingouins. Le membre antérieur n’a plus figure d’aile : c’est un court moignon, revêtu d’écaillés, en guise de plumes. Leurs pattes sont implantées si loin en arrière du corps qu’ils ne peuvent se tenir en équilibre qu’en se redressant et prenant une position presque verticale. La station debout est leur attitude habituelle sur la banquise et sur le sol : ils la conservent même en couvant. Leur corps repose solidement sur une sorte de trépied, formé par les deux pattes et la queue. Ils ont ainsi beaucoup de stabilité. Leur véritable élément, c’est l’eau. Us nagent, enfoncés jusqu’au cou, avec une merveilleuse rapidité. Ils plongent, avec facilité, pour aller chercher leur nourriture dans les bancs de petits crustacés et de mollusques qui peuplent les eaux sous-jacentes à la banquise.

Les hôtes de la banquise arctique, les pingouins (alca) véritables, sont en quelque sorte moins spécialisés que les manchots pour la vie dans les eaux glacées. Leurs ailes portent encore quelques plumes rudimentaires ; les pattes sont rejetées moins loin en arrière ; la station est plus oblique, le corps moins droit. Chez certaines espèces, le vol est possible.

— La famille des Laridés ne compte qu’un seul représentant sur la banquise antarctique : le goéland brun, Megalestris antarctica. Elle en compte, au contraire, un très grand nombre sur les glaces polaires du Nord. Ce sont des oiseaux dont la forme générale rappelle celle des hirondelles ou des tourterelles. En général, on donne le nom de goélands aux grandes espèces, et celui de mouettes aux petites espèces.


Les Pétrels (Procellaridés), ou oiseaux des tempêtes, appartiennent surtout, mais non pas exclusivement, aux régions australes. Les mers arctiques comptent aussi un petit nombre d’hôtes de cette famille, mais toujours d’espèces différentes, et quelquefois de genres différens de ceux du Sud. Ce sont des oiseaux de haute mer. La puissance de leur vol est telle qu’ils peuvent s’éloigner à d’immenses distances de toute terre et progresser, même contre les vents les plus violens. Ils nagent rarement ; ils ne plongent presque jamais ; ils courent souvent sur les vagues qu’ils effleurent en piétinant et en tenant les ailes élevées. Le nom de pétrel leur viendrait même, dit-on, de cette habitude de marcher debout sur les eaux, qui les a fait comparer, par les pêcheurs, à leur patron, saint Pierre. L’aisance merveilleuse de leur vol leur permet de pêcher leur proie, pendant la tourmente, sur le sommet des vagues furieuses lorsque l’agitation des flots ramène à la surface la multitude d’animaux, petits mollusques et crustacés, ou les débris d’êtres vivans dont ils font leur nourriture. Les trois espèces recueillies par la Belgica sur les glaces australes sont remplacées, dans les régions du Nord, par une seule espèce, le pétrel gris ou fulmar.


A ces hôtes ordinaires de la banquise antarctique, il faut adjoindre les hôtes accidentels, qui d’ailleurs ne s’y risquent jamais très avant, et adoptent de préférence les gîtes situés en deçà. On a rencontré, par exemple, dans le détroit de Gerlache, quelques espèces de manchots, tels que le manchot antarctique et le manchot papou, dont il a été parlé tout à l’heure ; des sternes ou hirondelles de mer qui sont de la famille des goélands et des mouettes ; des pigeons du Cap quelque peu dépaysés à de si hautes latitudes, et des puffins qui se rattachent à la famille des pétrels ; enfin des cormorans, au cou plus ou moins dénudé.

Ces oiseaux de lisière sont donc surtout des goélands, des cormorans et des pétrels. Le plus intéressant de ces hôtes ailés du détroit antarctique est le goéland dominicain. C’est un grand oiseau blanc dont les ailes et une partie du des présentent une teinte brun foncé, tandis que le bec et les pattes sont jaunes. Il a des habitudes alimentaires singulières. Il se nourrit de mollusques et particulièrement de ces petits coquillages bien connus, en forme d’entonnoir surbaissé, que l’on rencontre là, comme partout, appliqués à la surface des rochers et que l’on nomme des patelles. Seulement il ne les consomme point sur place ; après les avoir cueillis, il va les dévorer, un à un, à son aise, sur quelque rocher élevé où il abandonne la coquille. Et comme il y a beaucoup de goélands qui, dans les mêmes parages, ont répété pendant beaucoup d’années le même manège, il en résulte que ces amas de coquilles, accumulés pendant des siècles, cimentés ultérieurement par la vase et le sable qui proviennent de la désagrégation des rochers, peuvent simuler des assises régulières. Ces dépôts étant placés bien au-dessus des amas de même nature qui se forment actuellement plus bas sur le rivage, on pourrait croire, à première vue, que le niveau de la mer s’est abaissé et conclure à un exhaussement des côtes. Un géologue insuffisamment informé de ce trait de mœurs, pourrait être induit en erreur.


Il y a enfin, dans cette catégorie d’oiseaux qui vivent à la lisière extérieure de la banquise, une espèce remarquable et d’ailleurs caractéristique des régions antarctiques. C’est le Bec-en-Fourreau (Chionis Alba). Il avait été découvert par l’expédition de Cook, en 1774 : M. Racovitza l’a retrouvé dans le détroit de Gerlache, en 1898. Des excroissances bizarres qui engainent ses mandibules lui ont valu le nom qu’il porte. Mais la particularité qui le signale davantage à l’attention des zoologistes, c’est que ses pattes ne sont point garnies d’une palmure. C’est le seul, parmi toute la gent emplumée qui anime le triste paysage antarctique, qui ne soit pas un véritable palmipède.


IX

La classe la plus élevée du règne animal, celle des mammifères, a aussi ses représentans à la surface de la banquise polaire, tant au nord qu’au sud. Sur la couverture glacée de l’océan Arctique, ce sont des ours, des rennes, des phoques. Sur la surface antarctique, ce sont uniquement et exclusivement des phoques.

Il y a, en tout et pour tout, quatre espèces de phocidés antarctiques. Les grandes expéditions de Ross, de Dumont d’Urville et de Wilkes les ont fait connaître depuis longtemps : ce sont le phoque de Weddel et le phoque crabier qui ont été trouvés par M. Racovitza, en avant de la banquise ; le grand Léopard de mer qui est le plus grand et le plus carnassier de tous, et le phoque de Ross.

De l’autre côté du cercle polaire austral, au voisinage de la Terre Victoria, l’expédition de M. Borchgrevink a rencontré aussi les mêmes animaux, déjà connus ; mais elle aurait aperçu, en outre, plusieurs espèces nouvelles. Le fait est à vérifier, avec d’autant plus d’attention, que le zoologiste du Southern Cross ayant succombé aux fatigues de la vie polaire, les observations faites par les autres explorateurs ne présentent pas des garanties de compétence suffisantes. Ce qu’il y a de certain, c’est que M. Racovitza, examinant les photographies récemment publiées par M. G. Newnes a reconnu, dans ces espèces prétendues nouvelles, ses vieilles connaissances de la banquise de la Belgica, le phoque crabier et le phoque de Ross.

La mer polaire arctique héberge aussi un grand nombre de phoques : mais ce ne sont point les mêmes que ceux du pôle Sud. On voit ici se reproduire à propos des mammifères le même fait qui a été signalé à propos des oiseaux : la faune arctique est distincte de la faune antarctique. Il y a des genres qui sont entièrement particuliers à la zone du Nord : par exemple les morses. Ces animaux, que les Anglais appelent Wallruses et qui sont désignés quelquefois par les noms de vache marine, cheval marin, atteignent des proportions considérables ; Nansen, dans son expédition sur la banquise arctique, en compagnie de Johansen, en a rencontré un grand nombre, et il a soutenu contre eux des luttes mouvementées.

La spécialité de la faune de la banquise antarctique se manifeste encore par un autre trait. Si l’on cesse de comparer la zone polaire du Nord à celle du Sud, et que l’on ne considère plus que celle-ci avec les subdivisions régionales qu’on y peut établir, on y retrouvera encore une sorte de cantonnement des espèces. Les phocidés qui vivent dans la partie la plus tempérée de la zone antarctique, en dehors de la banquise, ne sont pas des phoques véritables, ce sont des otaries.

Les observations de la mission belge ont fourni une contribution intéressante à l’histoire naturelle de ces animaux, déjà fort étudiés. On n’a plus grand’chose à apprendre sur leur organisation. Elle est celle des carnassiers terrestres, les félins, les canidés, les ursidés, dont ils ne diffèrent que par une adaptation tout à fait particulière à la vie aquatique. Leur corps a pris la forme du corps des poissons ; leurs membres postérieurs sont devenus des sortes de nageoires ; leurs membres antérieurs, courts et engainés jusqu’au poignet dans l’enveloppe générale n’ont que des mouvemens peu étendus. Habiles à la nage, la plupart sont impropres à la marche sur la surface du sol ou de la glace. L’observation de leurs mœurs, seule, présentait quelques lacunes.

L’espèce la plus abondante sur la banquise antarctique était le phoque crabier. C’est aussi l’un des moins faciles à apprivoiser. Il ne se laisse pas approcher sans ouvrir une gueule menaçante, où l’on aperçoit un arsenal de dents fort aiguës et fort tranchantes. Mais cet appareil guerrier n’est destiné ni à l’attaque, ni à la défense. Son rôle, plus pacifique, est de déchirer et de broyer les coquilles et les carapaces des petits animaux dont il fait sa nourriture. On le voit nager, la gueule ouverte, à travers les bancs des crustacés et des mollusques, dont il engloutit de grandes quantités. M. Racovitza a vu la femelle mettre bas, à cru, sur le lit peu moelleux de la banquise, au commencement du printemps antarctique, c’est-à-dire au mois de septembre. La mère ne l’allaite que pendant quelques jours, puis l’abandonne à sa bonne fortune.

Le phoque de Weddel est celui dont le naturel est le plus doux. Le phoque de Ross est le plus rare ; on ne le rencontre que pendant l’été. Il est le plus bruyant de la bande : sa voix est quelque chose d’innommable, qui s’approche tantôt du gloussement de la poule, et tantôt du roucoulement du pigeon ou du soufflement de la trompe. — La troisième espèce, le Léopard de mer, est la plus grande et la plus carnassière : elle est aussi la plus agile.

Ces animaux sont d’une grande ressource pour les navigateurs retenus dans les glaces. Ils ont rendu d’aussi grands services à la mission de Gerlache dans le Sud, que les morses en ont rendus à la mission de Nansen, dans le Nord. Leur chair quoique noire et coriace était bienvenue auprès de gens réduits, pendant de longs mois, au régime exclusif des conserves. Quant à l’épaisse couche de lard qui les enveloppe, les marins la débitaient en briquettes qui, durcies par le froid, fournissaient un combustible maniable et excellent.

Le tableau de la vie dans la Région antarctique est maintenant achevé ; ou, du moins, l’esquisse de ce tableau. Nous connaissons la population animale et végétale de ses quatre paysages. Pour le premier, l’inlandsis, c’est-à-dire la couverture glaciaire qui s’étend partout sur le continent austral, sa situation est réglée d’un mot : il n’y a rien. Il est stérile et désert. — Le second paysage, — la banquise, — mal peuplé au-dessus de sa surface, l’est au contraire très richement au-dessous. — La troisième partie est constituée par les terres découvertes. En dehors des pentes rocheuses, trop abruptes pour que la neige puisse s’y fixer, ou des parois tout à fait verticales des falaises, cette zone ne comprend que quelques plages étroites, ou quelques îles basses dont la glace fond pendant l’été. C’est là sur ces maigres espaces où la nature est un peu moins inclémente que se réfugie, comme nous l’avons vu, la foule des êtres vivans. La dernière partie, c’est la haute mer : mais elle n’a qu’une frontière fictive, et il n’y avait à l’examiner qu’au voisinage de la banquise.

La comparaison des faunes et des flores australes, avec celles du pôle boréal, a mis en lumière leur remarquable spécialisation, pour tout ce qui vit au-dessus de la banquise ; et, au contraire, leur parfaite ressemblance pour tout ce qui vit au-dessous. C’est le signe que la diffusion et les migrations des espèces vivantes ont un meilleur instrument dans le milieu aquatique que dans le milieu aérien.

Mais il y a, en ce qui concerne la Région arctique, un chapitre qui reste tout entier à constituer. Les continens tempérés y passent graduellement à la zone polaire. Il serait intéressant de voir comment, dans ce passage graduel, se modifient les espèces sédentaires, tant animales que végétales. Et c’est ce que les botanistes ont commencé de chercher. Il s’agit là d’une question de physiologie qui s’éclaire petit à petit et que nous aurons peut-être à examiner quelque jour.


A. DASTRE.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1900.
  2. Les oiseaux qui vivent en troupes ou en compagnies se séparent ordinairement pour la nichée et la ponte, actes en quelque sorte plus isolés et plus secrets de la vie de l’espèce. Mais il y en a qui, à cette époque, resserrent au contraire davantage le lien social et se groupent en familles pour la mise au monde et l’éducation des petits. C’est le cas de ces corbeaux de petite taille que l’on connaît, dans nos campagnes, sous le nom de freux, et qui, au moment de la ponte, s’assemblent en familles, nichant sur les mêmes arbres. Ces colonies de freux se nomment rookery en Anglais, du mot même qui désigne le freux, rooker. On l’a étendu à toutes les sociétés du même genre, et, enfin, aux colonies de manchots.