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Lettres à Sophie Volland/26

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXVIII (p. 417-427).


XXV


Le 30 octobre 1759.


Voici, mon amie, la lettre que je vous ai promise. Ayez la patience de la lire jusqu’à la fin ; vous y trouverez peut-être des choses qui ne vous déplairont pas.

Il fit dimanche une très-belle journée ; nous allâmes nous promener sur les bords de la Marne ; nous la suivîmes depuis le pied de nos coteaux jusqu’à Champigny.

Le village couronne la hauteur en amphithéâtre. Au-dessous, le lit tortueux de la Marne forme, en se divisant, un groupe de plusieurs îles couvertes de saules. Ses eaux se précipitent en nappes par les intervalles étroits qui les séparent. Les paysans y ont établi des pêcheries. C’est un aspect vraiment romanesque. Saint-Maur, d’un côté, dans le fond ; Chennevières et Champigny, de l’autre, sur les sommets ; la Marne, des vignes, des bois, des prairies entre deux. L’imagination aurait peine à rassembler plus de richesse et de variété que la nature n’en offre là. Nous nous sommes proposé d’y retourner, quoique nous en soyons revenus tous écloppés. Je m’étais fiché une épine au doigt ; le Baron était entrepris d’un torticolis, et un mouvement de bile commençait à tracasser notre mélancolique Écossais.

Il était temps que nous regagnassions le salon. Nous y voilà, les femmes étalées sur le fond, les hommes rangés autour du foyer ; ici l’on se réchauffe ; là on respire. On est encore en silence, mais ce ne sera pas pour longtemps. C’est Mme d’Holbach qui a parlé la première, et elle a dit :

— Maman, que ne faites-vous une partie ? — Non ; j’aime mieux me reposer et bavarder. — Comme vous voudrez. Reposons nous et bavardons.

Il est inutile que je vous nomme dans la suite les interlocuteurs, vous les connaissez tous.

— Eh bien ! philosophe, où en êtes-vous de votre besogne ? — J’en suis aux Arabes et aux Sarrasins[1]. — À Mahomet, le meilleur ami des femmes ? — Oui, et le plus grand ennemi de la raison. — Voilà une impertinente remarque. — Madame, ce n’est point une remarque, c’est un fait. — Autre sottise ; ces messieurs sont montés sur le ton galant.

— Ces peuples n’ont connu l’écriture que peu de temps avant l’hégire. — L’hégire ! quel animal est-ce là ? — Madame, c’est la grande époque des musulmans. — Me voilà bien avancée ; je n’entends pas plus son époque que son hégire, et son hégire que son époque. Ils ont la rage de parler grec.

— Antérieurement à cette époque, c’étaient des idolâtres grossiers ; celui à qui la nature avait accordé quelque éloquence pouvait tout sur eux. Ceux qu’ils honoraient du nom de chaled étaient pâtres, astrologues, musiciens, poètes, médecins, législateurs et prêtres, caractères qu’on ne trouve guère réunis dans une même personne que chez les peuples barbares et sauvages. — Cela est juste. — Tel fut Orphée chez les Grecs, Moïse chez les Hébreux, Numa chez les Romains. — Point de nouvelles de Paris, mes buis ne seront pas plantés cet automne. Ce Berlize[2] est un baguenaudier. Il m’en faut cent cinquante bottes et il m’en envoie quatre-vingts. — Ces plates-bandes seront fort bien ; qu’en pensez-vous ? — À merveille. — Je voudrais bien que M. Charon[3] revît son jardin.

— Les premiers législateurs des nations étaient chargés d’interpréter la volonté des dieux, de les apaiser dans les calamités publiques, d’ordonner des entreprises, de célébrer les succès, de décerner des récompenses, d’infliger des châtiments, de marquer des jours de repos et de travail, de lier et d’absoudre, d’assembler et de disperser, d’armer et de désarmer, d’imposer les mains pour soulager ou pour exterminer. À mesure qu’un peuple se police, ces fonctions se séparent..... Un homme commande....., un autre sacrifie....., un troisième guérit....., un quatrième, plus sacré, les immortalise..... et s’immortalise lui-même.

— Madame, ce qu’ils disent là est fort beau. — Je me soucie bien de ce qu’ils disent ; je pense à mes buis. Il y a longtemps que nous n’avons vu la Parfaite-Union. — Tant mieux. — Ils sont pourtant à Saint-Maur. Qu’ils y restent..... — Cette femme-là est plus femme que toutes les autres femmes ensemble. — Jamais elle ne sait ce qu’elle veut. — Pardonnez-moi ; mais elle n’est jamais contente de ce qu’elle a. — Je la trouve plus malheureuse que folle. Il n’y a rien de si incommode que le désir, si ce n’est la possession. — Cependant il faut avoir ou manquer. — C’est une assez triste nécessité.....

— Ce fut un certain Moramere qui inventa l’alphabet arabe, et la nation fut partagée en érudits ou gens qui savaient lire, et en idiots. Le saint prophète ne sut lire ni écrire. De là, la haine des premiers musulmans contre toute espèce de connaissance ; le mépris qui s’en est perpétué jusqu’à ce jour, et la plus longue durée garantie à ses impostures..... C’est une observation assez générale que la religion perd à mesure que la philosophie gagne. On en conclura tout ce qu’on voudra contre l’inutilité de l’une ou contre la vérité de l’autre.

— Votre madame de *** nous avait promis. Que diable fait-elle à Paris ? — Elle enrage. — De quoi ? elle ne manque pas de figure ; elle a de l’esprit ; tout le monde l’aime. — Et, ce qui vaut encore mieux, elle n’aime personne. — Maman, vous riez toute seule. — Je pense à la figure de son petit magot. Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble au manche d’une basse de viole ? Imaginez cet outil-là entre les jambes de sa femme. — Allons, mesdames, courage. — Pardi, mon gendre, laissez-nous médire un peu de notre prochain. Je suis sûre qu’on en fait autant de nous sans que je m’en chagrine ; c’est que je ne me chagrine de rien. — Et puis, comment pardonner aux défauts de ses amis, si on ne les connaît pas ? — Ma femme. — Qu’avez-vous à dire à cela ? — Que vous alliez prendre votre mandore et que vous nous en jouiez quelques airs. Ce bruit sera moins désagréable et plus innocent. — Ma fille, je te prie de n’en rien faire ; je ne conçois rien de si maussade que ton mari quand il est malade. C’est comme les autres quand ils se portent bien. Et que diantre, radotez de votre philosophie, et ne vous mêlez pas de nous. Vous étiez dans les sérails, retournez-y. — C’est le plus court.....

— Eh bien ! philosophe, vous disiez donc que plus il y aura de penseurs à Constantinople, moins on fera de pèlerinages à la Mecque. — Oui. — Je suis de son avis. — Je pense même que, quand il y a dans une capitale un acte religieux annuel et commun, on peut le regarder comme une mesure assez sûre du progrès de l’incrédulité, de la corruption des mœurs et du déclin de la superstition nationale. — Comment cela ? — Le voici : supposons, par exemple, qu’il y eût en 1700, trente mille pèlerinages à la Mecque, ou trente mille communions sur une paroisse, et qu’en 1750 il ne se fît plus que dix mille pèlerinages et dix mille communions, il est certain que la foi, et tout ce qui y tient, se serait affaibli de deux tiers.

— Mademoiselle Anselme. — Madame. — Vous avez bien le plus vilain cul qui se puisse. — En vérité, ma belle-mère, vous êtes d’une folie ! — Au sérail, mon gendre ! Oh ! mademoiselle, un très-vilain cul. — Je ne m’en soucie guère ; je ne le vois pas. — Mais c’est qu’il est noir, ridé, maigre, sec, petit, plissé, chagriné ! Si saint Pierre le savait, il en rabattrait un peu. — Elle a un si joli visage ! comment aurait-elle un si vilain cul ? — Voilà mon philosophe qui m’a devant lui, et qui conclut du visage au cul. Tant y a que le sien est fort laid et que je m’en crois, car je l’ai vu. — Vous l’avez vu, madame ? — Oui, je l’ai vu..... toute la nuit en rêve.

— Eh bien ! philosophe ? — Je ne sais plus où j’en suis. — Et laissez là ces folles. — Ma foi, elles parlent d’un cul qui m’a tourné la tête. — Vous en étiez à l’acte religieux annuel, et au déclin de la superstition nationale. — M’y voilà. Je pense que ce déclin a un terme ; les progrès de la lumière sont limités ; elle ne gagne guère les faubourgs. Le peuple y est trop bête, trop misérable et trop occupé : elle s’arrêta là ; alors le nombre de ceux qui satisfont, dans l’année, à la grande cérémonie est égal au nombre de ceux qui restent, au milieu de la révolution des esprits, aveugles ou éclairés, incurables ou incorruptibles, comme il vous plaira. — Ainsi voilà le troupeau de l’Église. — Il peut s’accroître, mais non diminuer. — La quantité de la canaille est à peu près toujours la même.

— Écoutez, madame, écoutez. — Je m’ennuie assez sans cela. Il ne me fallait plus que la Socoplie..... J’étais faite cette année pour voir de vilains culs..... Il y a deux mois que j’étais seule ici ; je ne savais que devenir ; je me fis mener à Bonneuil, et dare, dare, dare, voilà un homme qui vient en cabriolet, comme si le diable l’emportait. Vous savez ce tournant vers l’église, il avait là une femme montée sur un âne, entre deux paniers ; et crac, le moyeu du cabriolet accroche un panier, et voilà l’âne, les quatre fers en l’air d’un côté, et les paniers et la femme, les quatre fers en l’air, de l’autre. On s’amasse, on redresse les paniers, on relève l’âne par la queue ; cependant on laissait là cette pauvre femme qui criait comme une femme troussée. — Mais il y en a qui ne crient pas trop. — Aux sérails. — Là comme ailleurs.

L’Alcoran fut le seul livre de la nation pendant plusieurs siècles ; on brûla les autres, ou parce qu’ils étaient superflus, s’il n’y avait que ce qui est dans l’Alcoran, ou parce qu’il étaient pernicieux, s’ils contenaient autre chose que ce qui y est. Ce fut d’après ce raisonnement qu’on chauffa pendant six mois les bains d’Alexandrie des ouvrages du temps précédent. L’imposteur n’était plus, lorsque des fanatiques remplis de son esprit damnaient le calif Almamon pour avoir accueilli la science au détriment de la sainte ignorance des fidèles croyants. Ils disaient : Si quelqu’un ose l’imiter, il faut l’empaler et le porter de tribu en tribu, précédé d’un héraut qui criera : C’est ainsi qu’on traitera l’impie qui préférera la philosophie profane à la divine tradition, la raison au miraculeux Alcoran.

Cependant les Omméades firent peu de chose pour les savants. Les Abbassides osèrent davantage. Un d’entre eux institua des pèlerinages, éleva des temples, prescrivit des prières publiques et se montra si religieux qu’il put, sans irriter les dévots, attacher près de lui un astrologue et deux médecins chrétiens. Il n’y a point de sectes que les musulmans haïssent autant que la chrétienne. Cependant les lettrés que les derniers Abbassides appelèrent à leur cour étaient tous chrétiens. Le peuple n’y prit pas garde. — C’est qu’il était heureux sous leur gouvernement. Je dirais volontiers à un prince… — Est-ce qu’on dit quelque chose aux princes ? Mais voyons, père Hoop, ce que vous leur diriez. — Soyez bons ; soyez justes ; soyez victorieux ; soyez honorés de vos sujets et redoutés de vos voisins. — Rien que cela ? — J’ajouterais : Ayez une armée nombreuse à vos ordres, et vous établirez la tolérance universelle ; vous renverserez ces asiles de l’ignorance, de la superstition et de l’inutilité. — Voulez-vous vous taire ! vous ne savez donc pas que je veux fonder un couvent au Grandval ? — Beau projet !… Vous réduirez à la simple condition de citoyens ces hommes de droit divin qui opposent sans cesse leurs chimériques prérogatives à votre autorité ; vous reprendrez ce qu’ils ont extorqué de l’imbécillité de vos prédécesseurs ; vous restituerez à vos malheureux sujets la richesse dont ces dangereux fainéants regorgent ; vous doublerez vos revenus, sans multiplier les impôts ; vous réduirez leur chef orgueilleux à sa ligne et à son filet ; vous empêcherez des sommes immenses d’aller se perdre dans un gouffre étranger d’où elles ne reviennent plus ; vous aurez l’abondance et la paix ; et vous régnerez, et vous aurez exécuté de grandes choses, sans exciter un murmure, sans verser une goutte de sang. — Pardi c’est un bel instrument que la langue ; comme il enfile cela ! — Mais il faudrait, avant tout, qu’un souverain fût bien persuadé que l’amour de ses peuples est le seul véritable appui de sa puissance. Si, dans la crainte que les murs de son palais ne tombent en dehors, il leur cherche des étais, il y en a certains qui tôt ou tard les renverseront en dedans. Un souverain prudent isolera sa demeure de celle des dieux. Si ces deux édifices sont trop voisins, le trône sera gêné par l’autel, l’autel par le trône ; et il arrivera quelque jour que, portés l’un contre l’autre avec violence, ils s’ébranleront tous les deux. — Il ne serait pas difficile à un prince politique de soulever le haut clergé contre la cour de Rome, ensuite le bas clergé contre le haut, puis d’avilir le corps entier. — Les voilà-t-il pas qui rêvent comment on pourrait traîner la sainte Église de Dieu dans la boue ! Voulez-vous vous taire, vilains athées que vous êtes ! — Mais à propos, le petit Croque-Dieu de Sussy ne vient-il pas souper ? — Pardi, mon gendre, s’il vient, ménagez un peu ses oreilles ; comment voulez-vous qu’il dise la messe, quand il a ri de vos ordures ? — Qu’il ne la dise pas. — Il ne lui est pas aussi facile de se passer de la dire qu’à vous de l’entendre. — Je ne doute point que cela n’arrive un jour. — Pardi, je le voudrais bien ; c’est un petit homme ; il rit de si bon cœur. — Il ne s’agit que de persuader aux évêques de se passer du pape, et aux curés de partager avec les évêques. — Si vous me renvoyez là, il a la mine d’attendre longtemps..... Mademoiselle Anselme, écoutez tout contre : si vous ne voulez pas que je vous voie avec le vilain cul de mon rêve, montrez-nous celui que vous portez.

— Les musulmans sont divisés en une multitude incroyable de sectes. On en compte jusqu’à soixante-treize. Ils ont des jansénistes, des molinistes, des pyrrhoniens, des sceptiques, des déistes, des spinosistes, des athées. — Les voilà bien lotis !..... C’est comme parmi nous. La belle couvée ! — On les vit éclore du mélange de la religion avec la philosophie. — Cette philosophie gâte tout. — Lorsqu’ils quittèrent le glaive tranchant dont ils prouvaient la divinité de l’Alcoran, et qu’ils se mirent à raisonner. — C’est encore une mauvaise chose que la raison : aussi j’en use le moins que je peux..... Il y paraît quelquefois. — Aux autres il n’y paraît pas tant ; mais c’est tout un.

— Ils ont des espèces de manichéens et d’optimistes. Un des premiers disait un jour à son antagoniste : Un père eut trois enfants. — Mesdames, voici un conte ; il faut l’entendre. — L’un de ces enfants vécut dans la crainte de Dieu. — Et fit bien. Il n’y en a guère aujourd’hui de ceux-là. On ne sait plus ce que le monde devient ; les enfants sont aussi méchants que les vieilles gens. — Le second vécut dans le crime, et le troisième mourut tout jeune. Quel sera leur sort dans l’autre vie ? L’optimiste répondit que le premier serait récompensé dans le ciel, le second puni dans les enfers, et que le troisième n’aurait ni châtiment ni récompense. Mais, reprit le manichéen, si ce dernier disait à Dieu : Seigneur, il n’a dépendu que de toi que je vécusse plus longtemps, et que je fusse assis dans le ciel à côté de mon frère ; cela eût été mieux pour moi. Que lui répondrait le Seigneur ? Il lui répondrait : J’ai vu que si je t’accordais une plus longue vie, tu tomberais dans le crime, et qu’au jour de mes vengeances, tu mériterais le supplice du feu. Mais, ajouta le manichéen, n’entendez-vous pas le second qui réplique au Seigneur : Eh ! que ne m’ôtais-tu la vie dans mon enfance ? Pourquoi m’accorder les jours malheureux que tu as refusés à mon frère ? Si je ne me réjouissais pas dans le ciel avec mon frère aîné, du moins je sommeillerais en paix auprès de mon frère cadet ; cela eût été aussi bien pour moi que pour lui. Comment le Seigneur s’en tira-t-il ? — Ma foi, je n’en sais rien ; il y a de quoi le faire affoler. Mais nous saurons cela quand nous y serons ; il faut y aller tôt ou tard..... Il lui dira : J’ai prolongé ta vie afin que tu méritasses la félicité éternelle, et tu me reproches une faveur que je t’ai faite.... Si c’était une faveur, dira le troisième que ne me la faisais-tu donc aussi ? — Voilà trois enfants bien incommodes ; ils ont dû donner bien du chagrin à leurs parents. Mais il faut prendre la charge avec les bénéfices. Allons souper.

— Il y en a qui nient tout rapport du Créateur à la créature. Selon eux, Dieu est juste parce qu’il est tout-puissant. Ses attributs n’ont rien de commun avec les nôtres ; et nous ne savons pas par quels principes nous serons jugés à son tribunal. — Maman, tant mieux pour votre amie Mme de ***. — N’en parlons pas. Laissons notre prochain pour ce qu’il est. La fille est noire comme une taupe ; mais mon fils dit qu’elle a les pieds blancs. Blancs ou noirs, qu’est-ce que cela me fait ? Pour la mère, elle eût été mieux avisée de garder ses yeux qu’elle avait beaux et bons, et de laisser assommer son mari ; mais ce qui est fait est fait. — Ils disent : Qu’est-ce qu’un être passager d’un instant, d’un point, devant un être éternel, infini ? Que deviendraient les autres hommes pour un de leurs semblables à qui Dieu aurait accordé seulement une durée éternelle ? Croit-on qu’il eût le moindre scrupule de s’immoler tout ce qui lui résisterait ? Ne dirait-il pas à ses victimes : Qu’êtes-vous en comparaison de moi ? Dans un moment il ne sera non plus question de vous que si vous n’aviez point été, vous ne jouirez ni ne souffrirez plus ; mais il s’agit d’une éternité pour moi. Je me dis à moi-même et à vous, selon ce que je suis et ce que vous êtes, périssez donc sans murmurer ; je suis juste..... — Il est incroyable tout ce qui leur croît dans la tête. En vérité, il y a de quoi déranger la mienne. — Cependant quelle distance plus grande encore de Dieu à un homme, que d’un homme, quel qu’on le suppose, à un autre ! Qu’il soit immortel, cet homme, je le veux ; combien ne lui restera-t-il pas encore d’infirmités qui le rapprocheront de la condition commune ? Toute notion de justice s’anéantit entre un homme et son semblable par le privilège d’un seul attribut divin, et nous osons en supposer entre Dieu et l’homme ! Il n’y a que le brachmane, qui craignit de blesser la fourmi, qui puisse dire à Dieu : Seigneur, pardonnez-moi si j’ai fait remonter mes idées jusqu’à vous ; je les ai fait descendre jusqu’à la fourmi : traitez-moi comme j’ai traité le plus misérable des insectes.

Au milieu de ces sectaires, il y en a qui se moquent de tout..... Ils n’en sont ni plus heureux ni plus sages. — Madame de Saint-Aubin, vous avez une femme de chambre qui ne l’est guère. — Qu’est-ce que cela me fait ? — Pardi, cela me ferait à votre place. Je veux, croire que ceux qui me touchent ont en tous temps les mains nettes. — Et voilà un éclat de rire qui part en un instant de tous les coins du salon. — Qu’appelez-vous les mains nettes ?… — Oui, madame, les mains nettes… Je sais ce que j’ai vu, et je m’entends.

— Ils ont des intolérants, comme madame. — Pardi, je n’empêche rien de ce que je ne vois pas ; c’est comme madame chose… Ma fille, aide-moi donc à trouver son nom. — Maman, il ne faut pas dire cela. — Ils viennent ici, je les loge porte à porte — Père Hoop, je vous prie de continuer. — Un islamite intolérant avait attenté à la vie d’un philosophe dont il suspectait la croyance. Ce philosophe était puissant ; il aurait pu châtier l’islamite ou le perdre par son crédit ; il se contenta de le réprimander doucement et de lui dire : Tes principes te commandent de m’ôter la vie, les miens me commandent de te rendre meilleur, si je puis. Viens, que je t’instruise, et tu me tueras après, si tu veux. — Ma foi, cela est joli. — Que pensez-vous qu’il apprit ? — Son catéchisme ; car tout prêtre qu’il était, il ne le savait pas. — L’arithmétique et la géométrie..... C’est peut-être ainsi qu’il en faudrait user avec tous les peuples à convertir..... Faire précéder le missionnaire du géomètre. — Et pourquoi pas du chimicien aussi avec ses curbitudes ? — Madame, cela n’en serait pas plus mal. Qu’ils sachent d’abord combiner des unités, ensuite on leur fera combiner des idées plus difficiles. — Tenez, voilà la meilleure chose que vous ayez dite de toute la soirée. Si ce projet prend, mon amoureux Montamy partira pour la Cochinchine, et je n’en serai plus ennuyée. Allons souper là-dessus, et que le petit Croque-Dieu, qui ne vient point, s’en aille au diable.

— Et voilà, mon amie, comme le temps se passe. Je n’ai à vous dire que de ma tendresse et de nos entretiens. Au milieu de ces entretiens, moitié sérieux et moitié comiques, je soupire quelquefois, et je dis tout bas : Ah ! si ma Sophie et sa sœur étaient ici ! et puis je soupire encore. M. de Berlize partit hier pour Paris ; il vous porte une lettre. Je l’accompagnai jusqu’à Charenton, où j’espérais en prendre une de vous, et je ne fus pas trompé. Je revins à sept heures ; on m’attendait pour faire un piquet. Je jouai gaiement et heureusement. Nous perdons l’Écossais demain. J’en suis fâché ; c’est un homme de bien qui a du sens et des connaissances. Sa mélancolie l’a promené dans tous les coins du monde, et je tirais parti de ses voyages. Mme d’Aine est la meilleure femme du monde, c’est la prévenance en personne ; mais elle estropie tous les noms ; elle appelle un chimiste un chimicien ; une cucurbite, une curbitude ; l’Encyclopédie, Socoplie, et ainsi du reste. La Parfaite-Union est une Mme de B***, qui a la fantaisie de fonder une coterie femelle sous ce titre. Mme de ***, la mère, est la femme d’un directeur des aides, à Bordeaux, à qui elle a sauvé la vie dans une émeute populaire : elle se jeta au milieu des séditieux. Une femme échevelée, qui errait, qui s’exposait aux pierres qui volaient de toutes parts, étonna les séditieux et suspendit leur fureur. Elle était dans un temps critique, et elle en perdit les yeux, et depuis l’infâme époux et son horrible fille se sont ligués pour tourmenter cette infortunée. Il y a des années qu’ils font couler des larmes amères de ces yeux qui ne voient plus. Le petit Croque-Dieu est le pussatni de Mme de Sussy. Il dit la messe le dimanche, et le reste de la semaine il fait le bouffon. Il avait été de la promenade ; il devait être du souper ; mais il ne vint qu’après. Nous avions dévoré, les femmes surtout ; nous étions en train de dire des folies et d’en faire lorsque le cher petit prêtre arriva. « Ah ! te voilà, l’abbé ; sais-tu bien que je n’aime pas qu’on me manque. — Madame n’y est-elle pas encore faite ? — Point du tout. » Le Croque-Dieu ne hait pas les femmes ; il leur ferait volontiers cet honneur. Mme de *** était assise et accoudée sur une table ; il alla se pencher et s’accouder sur la même table, vis-à-vis d’elle, car il est familier. Mme de ***, invitée par la commodité de sa posture et la largeur de sa croupe, prend un fauteuil, l’approche de lui, lui dit : « L’abbé, tiens-toi bien », et d’un saut elle enfourche l’abbé..... L’abbé ne se fâcha point et fit bien. C’était encore une figure à voir que Mlle Anselme. C’est l’innocence, la pudeur et la timidité mêmes. Elle ouvrait ses grands yeux, elle regardait à terre une mare énorme, et elle disait d’un ton de surprise : Mais ! madame. — Eh ! mais, oui..... C’est moi, c’est l’abbé : des souliers, des bas, des cotillons, du linge.

Mme de *** est honorable ; le petit prêtre est pauvre. Dès le lendemain il eut ordre d’acheter un habit complet. Comment trouverez-vous cela, mesdames de la ville ? Pour nous, grossiers habitants du Grandval, il ne nous en faut pas davantage pour nous amuser et le jour et le lendemain.

Oui, mon amie, oui, j’ai reçu toutes vos lettres ; je suis tranquille ; je suis heureux autant qu’on peut l’être loin de celle qu’on aime bien. Je souhaite que la lecture de l’Esprit continue de vous plaire. Si l’auteur n’a pas eu le suffrage de Grimm, et qu’il vous connût, il s’en consolerait un peu par le vôtre. Je nous vois, vous et votre mère ; j’entends d’ici les mots qui rompent par intervalle le silence de votre retraite. Vous vous trompez ; Mme de Saint-Aubin ne pense plus à moi ; elle a découvert, au bout de trente ans, que le bruit du trictrac lui faisait mal à la tête, et nous n’y jouons plus. Je vous rends tout ce qui se fait ici mot à mot ; et vous vous en amuserez parce que c’est votre ami qui vous parle.

Il est vrai que j’attendais M. de Berlize avec impatience. Il a mis de l’importance et du mystère à sa fonction ; il m’a donné la lettre de Grimm devant tout le monde, et il a attendu que nous fussions seuls pour me remettre la vôtre. Encore un petit moment, et j’accourrai, et je vous porterai une bouche innocente, des lèvres pareilles, et des yeux qui n’ont rien vu depuis un mois. Que nous serons contents de nous retrouver !…



  1. En effet, ce qu’on va lire est, moins les interruptions, bien entendu, reproduit dans l’article Sarrasins de l’Encyclopédie. Voir t. XII, p. 36 et suiv.
  2. Intendant du baron d’Holbach.
  3. M. Charon était le précédent propriétaire du Grandval.