L’orfèvrerie française aux XVIIIe et XIXe siècles

La bibliothèque libre.

pensés d’une médaille de deuxième classe, bien que, parmi ceux-ci, figurassent des fabricants réputés, tels que Cardeillac, pour sa coutellerie de luxe, Debain et Fray, pour leur orfèvrerie de table ; Giroux, pour objets de fantaisie ciselés délicieusement par les frères Fannière, etc. Mais il faut se borner.

Les orfèvres étrangers à qui échurent des médailles d’honneur furent les mêmes Anglais qui avaient déjà remporté un beau triomphe à l’Exposition de 1851, c’est-à-dire : Hunt et Roskell, pour qui Antoine Vechte continuait à produire ses magnifiques travaux en repoussé ; Hancock, Garrard et Co, et Elkington et Mason, dont la vaste manufacture de Birmingham appliquait sur sa plus vaste échelle les procédés galvaniques. Deux maisons allemandes, Vollgold de Berlin, et l’Académie de Dusseldorf, obtiennent aussi celle haute récompense. Quant aux médailles de première classe, elles furent partagées entre » les exposants suivants : Carlwright, Hirouel Woodward, Colles de Birmingham. James Dixon de Sheffield, Winckelmann de Tinna (Prusse), Schœllerde Berndorf (Autriche), baron de Schlik de Copenhague, lesquels, en vérité, ne montrèrent rien qui fut pour la France particulièrement intéressant, si ce n’est l’extension iudustrielle que l’orfèvrerie prenait en certains pays.

Ce fut d’ailleurs le caractère général de ce développement que le rapporteur du jury de 1855 s’appliqua a mettre en lumière, insistant, notamment, sur les résultats nouveaux obtenus dans la fabrication par l’outillage mécanique qui tendait de plus en plus à se répandre. « Il y a à peine dix ans, disait-il, la fabrication des couverts qui est une espèce dans le genre, la plus importante peut-être, en raison de ce qu’elle s’adresse à la consommation générale et met en mouvement un capital incomparablement supérieur, était une industrie barbare, comparativement à ce qu’elle est aujourd’hui. Le développement qu’a pris cette industrie, le chiffre de la production considérable quelle atteint annuellement, l’ingéniosité des inventeurs qui ont fait de celle fabrication une des applications les plus intéressantes de la mécanique, nous engagent à nous arrêter un instant sur cette partie de l’orfèvrerie qui est devenue une spécialité, qu’exploite la corporation importante des orfèvres cuilleristes. »

Un couvert se compose de deux pièces essentielles : la cuiller et la fourchette. Ce n’est qu’au dix-septième siècle que l’usage de la fourchette est devenu courant[1]. Jusque-là, la fourchette était à deux dents, quelquefois à trois, mais généralement fabriquée en fer forgé et montée sur des manches souvent très riches d’un travail précieux, dans lesquels l’orfèvre trouvait l’occasion d’appliquer toutes les ressources de son art. Quant aux cuillers, elles sont aussi anciennes que la soupe, comme le dit plaisamment le comte de Laborde.
Cuillers du dix-septième siècle, faites à la main. Cuiller à potage fondue et ciselée.
(Collection Henri Vonithel. Musée centennal.

Jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, les couverts d’argent étaient forgés à la main. Sur un flan de forme rudimentaire découpé dans un lingot d’argent laminé, l’orfèvre dégrossissait sur l’enclume les formes du couvert. La spatule s’élargissait, le cuilleron s’amincissait, le manche s’allongeait sous l’effort répété du marteau, et, grâce à l’habileté de l’ouvrier, devenait en quelques minutes la silhouette à plat de la cuiller et de la fourchette ; puis la boulerolle en acier servait à enfoncer le culeron, le marteau de bois à donner le cambre. La lime et le poli achevaient le travail, si le couvert devait rester uni ; mais, le plus ordinairement, cette forme unie était destinée à recevoir ou des filets ou des ornements. Les filets se reprenaient au rifloir, et les ornements s’estampaient à la masse dans des matrices de petite dimension, les unes pour la spatule, les autres pour le bouton, comme celles qu’employaient les monétaires pour la fabrication des monnaies et des médailles, alors qu’on ignorait encore l’emploi du balancier.

Le Cabinet des estampes conserve un petit volume daté de 1574, d’Hartmann Schopper, qui nous montre un monnayeur frappant une pièce de monnaie. D’une main, il tient le poinçon portant à sa base la gravure en creux de l’effigie à reproduire : de l’autre, une masse avec laquelle il frappe sur le coin qui va imprimer le relief du flan placé sur l’enclume.

C’est ainsi que procédaient les orfèvres cuilleristes. C’est ainsi qu’ont dû être faites les deux cuillers datant du milieu du dix-septième siècle, dont l’une est à spatule trilobée, et porte un bouton de revers en fer de lance dont le caractère de simplicité est d’un goût charmant. On retrouve, ce motif dans un couvert très en usage en Anglelerre, et connu sous le nom d’« Old English ». L’autre est analogue, mais avec des filets repris au rifloir il a conservé le bouton de revers en fer de lance, mais la spatule est décorée d’ornements en ciselure et les fonds pointillés au perloir.

Nous donnons en même temps une cuiller à potage, dont les dimensions et la riche ornementation n’auraient pas permis de l’exécuter de la même manière : elle est fondue et ciselée. Cette pièce, du dix-huitième siècle, est l’œuvre de
L’orfèvre monétaire (1547).
(Cabinet des estampes.)
Germain, et faisait partie de la collection du marquis da Foz. Elle fut vraisemblablement exécutée à l’époque où Germain travaillait pour la Cour de Portugal. Ce n’est qu’au dix-septième siècle que le balancier, dont on fait remonter l’invention à Nicolas Briot, fut employé à la frappe des monnaies et est devenu depuis d’un usage courant non seulement dans les hôtels des Monnaies, mais dans l’industrie de l’orfèvrerie, et au dix-huitième siècle que les orfèvres employèrent des matrices d’une seule pièce pouvant donner l’empreinte complète de l’ornementation du couvert.

Un balancier se composait essentiellement d’une cage plus ordinairement en fonte ou eu bronze, très massive pour résister à l’effort du travail ; il était muni, à sa partie supérieure, d’un fléau en fer terminé à ses deux extrémités par des boules en plomb très pesantes. C’est dans ces boules que résidait l’énergie du balancier, et, par un élan que les ouvriers donnaient au fléau, ils pouvaient modérer ou augmenter la force du coup qui sert à imprimer les ornements sur l’objet placé sur la matrice disposée sur le socle du balancier. Le fléau portait dans son axe une vis qui pouvait mouler et descendre sous l’effort du fléau, dans une boite coulante qui guidait le marteau qui devait frapper le coup et donne tout son effet sur la matrice en acier gravé.

Ce fut Varin, directeur de la Monnaie au dix-septième siècle, qui perfectionna l’outillage et remplaça le travail à la main. Varin était un graveur de talent, et en même temps un habile mécanicien qui, à la fin du dix-septième siècle, réorganisa les ateliers de la Monnaie. C’est aussi vers cette époque que le balancier pénétra dans les ateliers des orfèvres où il est encore en usage aujourd’hui.

Sous l’Empire, les canons pris à Austerlitz furent donnés par l’empereur au directeur des ateliers de la Monnaie, qui n’obtint la cession de ce bronze qu’à la condition que les balanciers seraient cerclés d’un collier sur lequel on lirait : « Bronze pris à Austerlitz sur l’ennemi. 2 décembre 1805. » L’une de ces cages existe encore au musée de l’Hôtel des Monnaies.

Le Musée centennal nous avait montré quelques-uns des types les plus intéressants de couverts de cette époque, nous avons déjà donné au Livre I, chapitre m, les types de couverts unis appartenant au dix-septième siècle et qui ont fait partie de la collection de M. Paul Eudel

Le balancier à bras.
(Gravue de l’Encyclopédie.)


M. Germain Bapst, dans sa monographie de l’orfèvrerie française à la cour de Portugal, a reproduit le service de couverts que l’orfèvre Fr. Thomas Germain avait exécuté pour le roi, mais à une trop petite dimension pour les reproduire ici.

Nous trouvons également dans la vitrine du Musée centennal des couverts du dix-neuvième siècle de l’époque impériale ; l’un qui dut être fabriqué par Biennais sur un dessin de Percier et dont les matrices existent encore chez un des principaux orfèvres de Paris, l’autre qui est de Biennais et que M. Bernard Franck avait exposé, c’est le couvert qui a servi à Napoléon Ier pendant son exil à Sainte-Hélène. Il appartenait à la reine Hortense. Lors de son départ pour l’exil, l’Empereur quittait la Malmaison où il avait passé ses dernières journées, avec un bagage modeste où il avait à peine réuni les objets de première nécessité. La reine Hortense glissa, au dernier moment, ce couvert dans la valise de l’Empereur
Couvert de style Empire,
travail de Biennais.
(Collection Bernard Franck.)
qui ne le retrouva que sur le navire qui l’emportait hors de France. Il le laissa par testament au général de Montholon, et c’est de la famille de son compagnon d’exil que M. B. Franck a pu, à grand’peine, obtenir cette relique qu’il a réunie à son musée de l’époque impériale.
Couvert de style Empire, de Napoléon à Sainte-Hélène.
(Collection Bernard Franck.)

Le Musée centennal nous a également permis de représenter un spécimen des couverts en argent qui avaient été faits pour accompagner le grand service de gala de Napoléon III, et dont les modèles avaient été, comme pour tout l’ensemble, l’œuvre de François Gilbert. Ces pièces étaient uniques ; il n’en existe plus d’autres aujourd’hui. Toutes celles qui étaient restées aux Tuileries en 1870 avaient été envoyées à la Monnaie par ordre du gouvernement de la Défense nationale, pour être fondues.

Tous les couverts de cette époque étaient fabriqués au balancier et an mouton, dans des matrices doubles dont la superposition et la coïncidence exigeaient une précision remarquable, et encastrées dans des boites en fer forgé. Les couverts étaient préparés comme précédemment à la forge, suivant un calibre spécial, et portés sous le balancier. Le flan, dont la longueur et l’épaisseur étaient appropriées à chaque modèle, était placé entre les deux matrices et soumis à l’action puissante du balancier qui, en achevant de lui donner la forme, imprimait les ornements, arrondissait les fourchons et emboutissait les cuillerons : après ces opérations le flan devenu couvert n’avait plus qu’à être réparé à la lime et terminé par le poli. Mais ce n’était pas encore la fabrication rapide et économique, qui devenait nécessaire pour répondre à l’augmentation de la consommation que l’application du procédé d’argenture allait déterminer.

C’est alors qu’apparaît le laminoir et le rouleau en acier grave. Ce fut Allard, le directeur de la Monnaie de Bruxelles, qui mettait pour la première fois au point la fabrication du couvert au laminoir, et devait faciliter la production rapide et à bon marché. Ce procédé exigeait un acier d’une qualité qu’on ne rencontrait que rarement à cette époque.

Service de couverts de Napoléon III, exécuté au balancier par Ch. Christofle.

(Musée des Arts décoratifs.)
Couverts modernes exécutés au laminoir.
(Collection Christofle.)
krupp, dont le nom est devenu mondial par suite de l’importance qu’il a donnée à la fabrication de l’acier, et surtout par la création, à Eissen (Prusse), de la plus colossale usine de canons qui existe au monde, avait imaginé une série d’outils et de laminoirs pour la fabrication du couvert, et monté plusieurs fabriques importantes, tant en Allemagne qu’en Autriche. Mais dans son procédé, comme dans celui d’Allard, les rouleaux étaient de petit diamètre, 11 à 12 centimètres, et les couverts passés aux machines avaient le grave inconvénient de sortir des rouleaux avec des longueurs inégales. C’est à un Français, M. H. Levallois, que l’on doit la transformation du laminoir à rouleaux circulaires de petit diamètre, en machines à va-et-vient, mues par une bielle opérant la pression sur des matrices en forme de segments de cylindres, montées sur un bloc circulaire en fonte ayant 0m, 65 de diamètre. La pression, s’exerçant sur une surface plus grande qui tendait à se rapprocher de l’horizontalité, remédiait aux inconvénients des rouleaux de petit diamètre et les couverts sortaient en perfection, de longueur identique. Cette idée ingénieuse avait permis de réaliser la perfection du travail produit par le balancier, mais avec une rapidité de production qui allait en diminuer le prix de revient. Cette fabrication fut installée à Bornel, dans l’Oise, par l’inventeur. Malheureusement pour lui, il s’était adressé à des capitalistes qui lui avaient fourni l’argent nécessaire, mais qui, profitant d’une clause résolutoire de son traité, l’avaient contraint à se retirer au moment où l’exploitation était en pleine production, et allait lui donner la fortune. Peut-être serait-il mort dans la misère, s’il n’avait pas rencontré, dans M. Christofle, l’homme qui pouvait le sauver. Il lui apportait ses procédés, son expérience, et, c’est grâce à lui qu’il devait monter la grande usine de Saint-Denis où l’on fabrique aujourd’hui des centaines de douzaines de couverts par jour.

Le rapporteur du Jury de 1855, en signalant l’importance qu’avait déjà prise la fabrication par l’outillage mécanique, ne faisait qu’entrevoir le développement qu’allait prendre l’industrie de l’orfèvrerie par l’intervention simultanée de l’argenture galvanique et de la machinerie moderne. En s’appuyant sur les documents les plus autorisés, on constate aujourd’hui que la quantité de couverts argentés fabriqués par jour s’élève pour les seuls pays qui fabriquent en grand l’orfèvrerie argentée :

en France à 2 000 douzaines,
en Angleterre à 2 400
en Allemagne et Autriche à 3 200
en Amérique à 2 400


et que la charge d’argent déposé, varie de 100 grammes à 25 grammes par douzaine, suivant la destination du produit. Il résulte de cela que, calculant sur un poids moyen de 50 grammes par douzaine, ces quatre pays produisent par jour 10 000 douzaines île couverts argentés, soit 3 millions de douzaines par an pour 300 jours de travail. La quantité d’argent ainsi employé et qui disparaîtra par l’usure, s’élève au poids considérable de 150 000 kilos d’argent, qui sont complètement enlevés à la circulation du métal précieux.

La baisse de l’argent n’a pas été un des moindres facteurs de l’accroissement île la production ; elle a également provoqué un mouvement ascensionnel correspondant dans la production du couvert et de l’orfèvrerie d’argent, et le poids présenté annuellement au contrôle de la Monnaie de France, qui était en 1889 de 71 537 kilos, s’est élevé en 1900 à 120 800 kilos.


Laminoir à couverts, de H. Levallois.
  1. Voir, sur l’adoption des fourchettes, le Dictionnaire de l’ameublement, de Henri Havard, tome II, page 307 et suivantes.