Page:Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1.djvu/278

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pelons le passé, pour l’arrêter comme trop prompt : si imprudens, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient ; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu’il nous afflige ; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toujours occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent ; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière, pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.


6.

Notre imagination nous grossit si fort le temps présent, à force d’y faire des réflexions continuelles, et amoindrit tellement l’éternité, manque d’y faire réflexion, que nous faisons de l’éternité un néant, et du néant une éternité, et tout cela a ses racines si vives en nous, que toutes notre raison ne peut nous en défendre.


7.

Cromwell alloit ravager toute la chrétienté ; la famille royale étoit perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère. Rome même alloit trembler sous lui ; mais ce petit gravier s’étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix, et le roi rétabli.


8.

… Sur quoi fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore.

Certainement s’il la connoissoit, il n’auroit pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays ; l’éclat de la véritable équité auroit assujetti tous les peuples, et les législateurs n’auroient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit presque rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité ; en peu d’années de possession, les lois fondamentales changent ; le droit a ses époques. L’entrée de Saturne au Lion[1] nous marque l’origine d’un tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.

  1. « Depuis que la planète de Saturne est entrée dans la constellation du Lion, telle action auparavant réputée innocente, a commencé d’être un crime. »