Page:Hémon - Maria Chapdelaine, 1916.djvu/251

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« Moi j’avais pris par un bord et elle par l’autre, à cause que les moutons s’égaillaient dans les aunes. C’était à la brunante, et tout à coup j’entends Laura qui crie : « Ah ! les maudits ! » Il y avait des bêtes qui remuaient dans la brousse, et c’était facile de voir que c’étaient pas des moutons, à cause que dans le bois, vers le soir, les moutons font des taches blanches. Alors je me suis mis à courir tant que j’ai pu, ma hache à la main. Ta mère me l’a conté plus tard, quand nous étions de retour à la maison : elle avait vu un mouton couché par terre, déjà mort, et deux ours qui étaient après le manger. Ça prend un bon homme, pas peureux de rien, pour faire face à des ours en septembre, même avec un fusil ; et quand c’est une femme avec rien dans la main, le mieux qu’elle peut faire c’est de se sauver et personne n’a rien à dire. Mais la mère elle a ramassé un bois par terre et elle a couru dret sur les ours, en criant : « Nos beaux moutons gras !… Sauvez-vous, grands voleux, ou je vais vous faire du mal ! »

« Moi, j’arrivais en galopant tant que je pouvais à travers les chousses ; mais le temps que je la rejoigne les ours s’étaient sauvés dans le bois sans rien dire, tout piteux, parce qu’elle les avait apeurés comme il faut. »

Maria écoutait, retenant son haleine, et se demandant si vraiment c’était bien sa mère qui avait fait cela, sa mère qu’elle avait toujours