Traité sur la tolérance/Édition 1763/Texte entier

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s.n. (édition originale) (p. 1-183).

TRAITÉ
SUR
LA TOLÉRANCE,
À l’occaſion de la mort de Jean Calas.

CHAPITRE PREMIER.
Hiſtoire abrégée de la mort de Jean Calas.


LE meurtre de Calas, commis dans Toulouſe avec le glaive de la Juſtice, le 9me Mars 1762, eſt un des plus ſinguliers événements qui méritent l’attention de notre âge & de la poſtérité. On oublie bientôt cette foule de morts qui a péri dans des batailles ſans nombre, non-ſeulement parce que c’eſt la fatalité inévitable de la guerre, mais parce que ceux qui meurent par le ſort des armes pouvaient auſſi donner la mort à leurs ennemis, & n’ont point péri ſans ſe défendre. Là où le danger & l’avantage ſont égaux, l’étonnement ceſſe, & la pitié même s’affaiblit : mais ſi un Père de famille innocent eſt livré aux mains de l’erreur, ou de la paſſion, ou du fanatiſme ; ſi l’accuſé n’a de défenſe que ſa vertu, ſi les arbitres de ſa vie n’ont à riſquer en l’égorgeant que de ſe tromper, s’ils peuvent tuer impunément par un arrêt ; alors le cri public s’élève, chacun craint pour ſoi-même ; on voit que perſonne n’eſt en ſûreté de ſa vie devant un Tribunal érigé pour veiller ſur la vie des Citoyens, & toutes les voix ſe réuniſſent pour demander vengeance.

Il s’agiſſait, dans cette étrange affaire, de Religion, de ſuicide, de parricide : il s’agiſſait de ſavoir ſi un père & une mère avaient étranglé leur fils pour plaire à Dieu, ſi un frère avait étranglé ſon frère, ſi un ami avait étranglé ſon ami, & ſi les Juges avaient à ſe reprocher d’avoir fait mourir ſur la roue un père innocent, ou d’avoir épargné une mère, un frère, un ami coupables.

Jean Calas, âgé de ſoixante & huit ans, exerçait la profeſſion de Négociant à Toulouſe depuis plus de quarante années, & était reconnu de tous ceux qui ont vécu avec lui pour un bon père. Il était Proteſtant, ainſi que ſa femme & tous ſes enfants, excepté un qui avait abjuré l’héréſie, & à qui le père faiſait une petite penſion. Il paraiſſait ſi éloigné de cet abſurde fanatiſme qui rompt tous les liens de la Société, qu’il approuva la converſion de ſon fils Louis Calas, & qu’il avait depuis trente ans chez lui une ſervante zélée Catholique, laquelle avait élevé tous ſes enfants.

Un des fils de Jean Calas, nommé Marc-Antoine, était un homme de Lettres : il paſſait pour un eſprit inquiet, ſombre & violent. Ce jeune homme ne pouvant réuſſir ni à entrer dans le négoce, auquel il n’était pas propre, ni à être reçu Avocat, parce qu’il fallait des certificats de Catholicité, qu’il ne put obtenir, réſolut de finir ſa vie, & fit preſſentir ce deſſein à un de ſes amis : il ſe confirma dans ſa réſolution par la lecture de tout ce qu’on a jamais écrit ſur le ſuicide.

Enfin, un jour, ayant perdu ſon argent au jeu, il choiſit ce jour la même pour exécuter ſon deſſein. Un ami de ſa famille, & le ſien, nommé Lavaiſſe, jeune-homme de dix-neuf ans, connu par la candeur & la douceur de ſes mœurs, fils d’un Avocat célèbre de Toulouſe, était arrivé[1] de Bordeaux la veille ; il ſoupa par haſard chez les Calas. Le père, la mère, Marc-Antoine leur fils aîné, Pierre leur ſecond fils, mangèrent enſemble. Après le ſouper on ſe retira dans un petit ſallon ; Marc-Antoine diſparut : enfin, lorſque le jeune Lavaiſſe voulut partir, Pierre Calas & lui étant deſcendus, trouvèrent en-bas, auprès du magaſin, Marc-Antoine, en chemiſe, pendu à une porte, & ſon habit plié ſur le comptoir ; ſa chemiſe n’était pas ſeulement dérangée ; ſes cheveux étaient bien peignés : il n’avait ſur ſon corps aucune playe, aucune meurtriſſure.[2]

On paſſe ici tous les détails dont les Avocats ont rendu compte : on ne décrira point la douleur & le déſeſpoir du père & de la mère : leurs cris furent entendus des voiſins. Lavaiſſe & Pierre Calas, hors d’eux-mêmes, coururent chercher des Chirurgiens & la Juſtice.

Pendant qu’ils s’acquittaient de ce devoir, pendant que le père & la mère étaient dans les ſanglots & dans les larmes, le Peuple de Toulouſe s’attroupait autour de la maiſon. Ce Peuple eſt ſuperſtitieux & emporté ; il regarde comme des monſtres ſes frères qui ne ſont pas de la même Religion que lui. C’eſt à Toulouſe qu’on remercie Dieu ſolemnellement de la mort de Henri trois, & qu’on fit ſerment d’égorger le premier qui parlerait de reconnaître le grand, le bon Henri quatre. Cette Ville ſolemniſe encore tous les ans, par une Proceſſion & par des feux de joye, le jour où elle maſſacra quatre mille Citoyens hérétiques, il y a deux ſiècles. En vain ſix Arrêts du Conſeil ont défendu cette odieuſe fête, les Toulouſains l’ont toujours célébrée comme les jeux floraux.

Quelque fanatique de la populace s’écria que Jean Calas avait pendu ſon propre fils Marc-Antoine. Ce cri répété fut unanime en un moment. D’autres ajoutèrent que le mort devait le lendemain faire abjuration ; que ſa famille & le jeune Lavaiſſe l’avaient étranglé, par haine contre la Religion Catholique : le moment d’après on n’en douta plus ; toute la Ville fut perſuadée que c’eſt un point de Religion chez les Proteſtants, qu’un père & une mère doivent aſſaſſiner leur fils, dès qu’il veut ſe convertir.

Les eſprits une fois émus ne s’arrêtent point. On imagina que les Proteſtants du Languedoc s’étaient aſſemblés la veille ; qu’ils avaient choiſi à la pluralité des voix un bourreau de la ſecte ; que le choix était tombé ſur le jeune Lavaiſſe ; que ce jeune homme, en vingt-quatre heures, avait reçu la nouvelle de ſon élection, & était arrivé de Bordeaux pour aider Jean Calas, ſa femme & leur fils Pierre, à étrangler un ami, un fils, un frère.

Le Sr. David, Capitoul de Toulouſe, excité par ces rumeurs, & voulant ſe faire valoir par une prompte exécution, fit une procédure contre les Règles & les Ordonnances. La famille Calas, la ſervante Catholique, Lavaiſſe furent mis aux fers.

On publia un monitoire non moins vicieux que la procédure. On alla plus loin. Marc-Antoine Calas était mort Calviniſte ; & s’il avait attenté ſur lui-même, il devait être traîné ſur la claye : on l’inhuma avec la plus grande pompe dans l’Égliſe St. Étienne, malgré le Curé qui proteſtait contre cette profanation.

Il y a dans le Languedoc quatre Confrairies de Pénitents, la blanche, la bleue, la griſe, & la noire. Les Confrères portent un long capuce avec un maſque de drap percé de deux trous pour laiſſer la vue libre : ils ont voulu engager M. le Duc de Fitz-James, Commandant de la Province, à entrer dans leur Corps, & il les a refuſés. Les Confrères blancs firent à Marc-Antoine Calas un Service ſolemnel comme à un Martyr. Jamais aucune Égliſe ne célébra la fête d’un Martyr véritable avec plus de pompe ; mais cette pompe fut terrible. On avait levé au-deſſus d’un magnifique catafalque, un ſquélette qu’on faiſait mouvoir, & qui repréſentait Marc-Antoine Calas, tenant d’une main une palme, & de l’autre la plume dont il devait ſigner l’abjuration de l’héréſie, & qui écrivait en effet l’arrêt de mort de ſon père.

Alors il ne manqua plus au malheureux qui avait attenté ſur ſoi-même, que la canoniſation ; tout le Peuple le regardait comme un Saint : quelques-uns l’invoquaient ; d’autres allaient prier ſur ſa tombe, d’autres lui demandaient des miracles, d’autres racontaient ceux qu’il avait faits. Un Moine lui arracha quelques dents pour avoir des reliques durables. Une dévote, un peu ſourde, dit qu’elle avait entendu le ſon des cloches. Un Prêtre apoplectique fut guéri après avoir pris de l’émétique. On dreſſa des verbaux de ces prodiges. Celui qui écrit cette relation, poſſède une atteſtation qu’un jeune homme de Toulouſe eſt devenu fou pour avoir prié pluſieurs nuits ſur le tombeau du nouveau Saint, & pour n’avoir pu obtenir un miracle qu’il implorait.

Quelques Magiſtrats étaient de la Confrairie des Pénitents blancs. Dès ce moment la mort de Jean Calas parut infaillible.

Ce qui ſur-tout prépara ſon ſupplice, ce fut l’approche de cette fête ſingulière que les Toulouſains célèbrent tous les ans en mémoire d’un maſſacre de quatre mille Huguenots ; l’année 1762 était l’année ſéculaire. On dreſſait dans la Ville l’appareil de cette ſolemnité ; cela même allumait encore l’imagination échauffée du Peuple : on diſait publiquement que l’échafaud ſur lequel on rouerait les Calas, ſerait le plus grand ornement de la fête ; on diſait que la Providence amenait elle-même ces victimes pour être ſacrifiées à notre ſainte Religion. Vingt personnes ont entendu ces diſcours, & de plus violents encore. Et c’eſt de nos jours ! & c’eſt dans un temps où la Philoſophie a fait tant de progrès ! & c’eſt lorſque cent Académies écrivent pour inſpirer la douceur des mœurs ! Il ſemble que le fanatiſme, indigné depuis peu des ſuccès de la raiſon, ſe débatte ſous elle avec plus de rage.

Treize Juges s’aſſemblèrent tous les jours pour terminer le Procès. On n’avait, on ne pouvait avoir aucune preuve contre la famille ; mais la Religion trompée tenait lieu de preuve. Six Juges perſiſtèrent longtemps à condamner Jean Calas, son fils, & Lavaiſſe à la roue, & la femme de Jean Calas au bucher. Sept autres, plus modérés, voulaient au moins qu’on examinât. Les débats furent réitérés & longs. Un des Juges, convaincu de l’innocence des accusés, & de l’impoſſibilité du crime, parla vivement en leur faveur ; il oppoſa le zèle de l’humanité au zèle de la ſévérité ; il devint l’Avocat public des Calas dans toutes les maisons de Toulouſe, où les cris continuels de la Religion abuſée demandaient le ſang de ces infortunés. Un autre Juge, connu par ſa violence, parlait dans la Ville avec autant d’emportement contre les Calas, que le premier montrait d’empreſſement à les défendre. Enfin l’éclat fut ſi grand, qu’ils furent obligés de ſe récuſer l’un & l’autre ; ils ſe retirèrent à la campagne.

Mais, par un malheur étrange, le Juge favorable aux Calas eut la délicateſſe de perſiſter dans ſa récuſation, & l’autre revint donner ſa voix contre ceux qu’il ne devait point juger : ce fut cette voix qui forma la condamnation à la roue ; car il y eut huit voix contre cinq, un des ſix Juges oppoſés ayant à la fin, après bien des conteſtations, paſſé au parti le plus ſévère.

Il ſemble que quand il s’agit d’un parricide, & de livrer un Père de famille au plus affreux ſupplice, le jugement devrait être unanime, parce que les preuves d’un crime ſi inoui[3] devraient être d’une évidence ſenſible à tout le monde : le moindre doute, dans un cas pareil, doit ſuffire pour faire trembler un Juge qui va ſigner un Arrêt de mort. La faibleſſe de notre raiſon & l’inſuffiſance de nos Loix ſe font ſentir tous les jours ; mais dans quelle occaſion en découvre-t-on mieux la miſère que quand la prépondérance d’une ſeule voix fait rouer un Citoyen ? Il fallait dans Athènes cinquante voix au-delà de la moitié pour oſer prononcer un jugement de mort. Qu’en réſulte-t-il ? ce que nous ſavons très-inutilement, que les Grecs étaient plus ſages & plus humains que nous.

Il paraiſſait impoſſible que Jean Calas, vieillard de ſoixante-huit ans, qui avait depuis longtemps les jambes enflées & faibles, eût ſeul étranglé & pendu un fils âgé de vingt-huit ans, qui était d’une force au-deſſus de l’ordinaire ; il fallait abſolument qu’il eût été aſſiſté dans cette exécution par ſa femme, par ſon fils Pierre Calas, par Lavaiſſe, & par la ſervante. Ils ne s’étaient pas quittés un ſeul moment le ſoir de cette fatale aventure. Mais cette ſuppoſition était encore auſſi abſurde que l’autre : car comment une ſervante zélée Catholique aurait-elle pu ſouffrir que des Huguenots aſſaſſinaſſent un jeune-homme élevé par elle, pour le punir d’aimer la Religion de cette ſervante ? Comment Lavaiſſe ſerait-il venu exprès de Bordeaux pour étrangler ſon ami, dont il ignorait la converſion prétendue ? Comment une mère tendre aurait-elle mis les mains ſur ſon fils ? Comment tous enſemble auraient-ils pu étrangler un jeune-homme auſſi robuſte qu’eux tous, ſans un combat long & violent, ſans des cris affreux qui auraient appellé tout le voiſinage, ſans des coups réitérés, ſans des meurtriſſures, ſans des habits déchirés ?

Il était évident que ſi le parricide avait pu être commis, tous les accuſés étaient également coupables, parce qu’ils ne s’étaient pas quittés d’un moment ; il était évident qu’ils ne l’étaient pas ; il était évident que le père ſeul ne pouvait l’être ; & cependant l’arrêt condamna ce père ſeul à expirer ſur la roue.

Le motif de l’arrêt était auſſi inconcevable que tout le reſte. Les Juges qui étaient décidés pour le ſupplice de Jean Calas, perſuadèrent aux autres que ce vieillard faible ne pourrait réſiſter aux tourments, & qu’il avouerait ſous les coups des bourreaux ſon crime & celui de ſes complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard, en mourant ſur la roue, prit Dieu à témoin de ſon innocence, & le conjura de pardonner à ſes Juges.

Ils furent obligés de rendre un ſecond arrêt contradictoire avec le premier, d’élargir la mère, ſon fils Pierre, le jeune Lavaiſſe & la ſervante : mais un des Conſeillers leur ayant fait ſentir que cet arrêt démentait l’autre, qu’ils ſe condamnaient eux-mêmes, que tous les accuſés ayant toujours été enſemble dans le temps qu’on ſuppoſait le parricide, l’élargiſſement de tous les ſurvivants prouvait invinciblement l’innocence du père de famille exécuté ; ils prirent alors le parti de bannir Pierre Calas ſon fils. Ce banniſſement ſemblait auſſi inconſéquent, auſſi abſurde que tout le reſte : car Pierre Calas était coupable ou innocent du parricide ; s’il était coupable, il fallait le rouer comme ſon père ; s’il était innocent, il ne fallait pas le bannir. Mais les Juges effrayés du ſupplice du père, & de la piété attendriſſante avec laquelle il était mort, imaginèrent ſauver leur honneur en laiſſant croire qu’ils faiſaient grâce au fils ; comme ſi ce n’eût pas été une prévarication nouvelle de faire grâce : & ils crurent que le banniſſement de ce jeune homme, pauvre & ſans appui, étant ſans conſéquence, n’était pas une grande injuſtice, après celle qu’ils avaient eu le malheur de commettre.

On commença par menacer Pierre Calas dans ſon cachot, de le traiter comme ſon père s’il n’abjurait pas ſa Religion. C’eſt ce que ce jeune homme[4] atteſte par ſerment.

Pierre Calas, en ſortant de la Ville, rencontra un Abbé convertiſſeur, qui le fit rentrer dans Toulouſe ; on l’enferma dans un Couvent de Dominicains, & là on le contraignit à remplir toutes les fonctions de la Catholicité ; c’était en partie ce qu’on voulait, c’était le prix du ſang de ſon père ; & la Religion qu’on avait cru venger, ſemblait ſatisfaite.

On enleva les filles à la mère ; elles furent enfermées dans un Couvent. Cette femme preſque arroſée du ſang de ſon mari, ayant tenu ſon fils aîné mort entre ſes bras, voyant l’autre banni, privée de ſes filles, dépouillée de tout ſon bien, était ſeule dans le monde, ſans pain, ſans eſpérance, & mourante de l’excès de ſon malheur. Quelques perſonnes ayant examiné mûrement toutes les circonſtances de cette aventure horrible, en furent ſi frappées, qu’elles firent preſſer la Dame Calas, retirée dans une ſolitude, d’oſer venir demander juſtice aux pieds du Trône. Elle ne pouvait pas alors ſe ſoutenir, elle s’éteignait ; & d’ailleurs étant née Anglaiſe, tranſplantée dans une Province de France dès ſon jeune âge, le nom ſeul de la Ville de Paris l’effrayait. Elle s’imaginait que la Capitale du Royaume devait être encore plus barbare que celle de Toulouſe. Enfin le devoir de venger la mémoire de ſon mari l’emporta ſur ſa faibleſſe. Elle arriva à Paris prête d’expirer. Elle fut étonnée d’y trouver de l’accueil, des ſecours & des larmes.

La raiſon l’emporte à Paris ſur le fanatiſme, quelque grand qu’il puiſſe être ; au-lieu qu’en Province ce fanatiſme l’emporte preſque toujours ſur la raiſon.

Mr. De Beaumont, célèbre Avocat du Parlement de Paris, prit d’abord ſa défenſe, & dreſſa une conſultation, qui fut ſignée de quinze Avocats. Mr. Loiſeau, non moins éloquent, compoſa un Mémoire en faveur de la famille. Mr. Mariette, Avocat au Conſeil, dreſſa une Requête juridique, qui portait la conviction dans tous les eſprits.

Ces trois généreux défenſeurs des Loix & de l’innocence abandonnèrent à la veuve le profit des éditions de leurs Plaidoyers.[5] Paris & l’Europe entière s’émurent de pitié, & demandèrent juſtice avec cette femme infortunée. L’arrêt fut prononcé par tout le Public longtemps avant qu’il pût être ſigné par le Conſeil.

La pitié pénétra juſqu’au Miniſtère, malgré le torrent continuel des affaires, qui ſouvent exclut la pitié, & malgré l’habitude de voir des malheureux, qui peut endurcir le cœur encore davantage. On rendit les filles à la mère : on les vit toutes trois couvertes d’un crêpe & baignées de larmes, en faire répandre à leurs Juges.

Cependant cette famille eut encore quelques ennemis, car il s’agiſſait de Religion. Pluſieurs perſonnes, qu’on appelle en France dévotes,[6] dirent hautement qu’il valait bien mieux laiſſer rouer un vieux Calviniſte innocent, que d’expoſer huit Conſeillers de Languedoc convenir qu’ils s’étaient trompés ; on ſe ſervit même de cette expreſſion : « Il y a plus de Magiſtrats que de Calas ;  » & on inférait de là que la famille Calas devait être immolée à l’honneur de la Magiſtrature. On ne ſongeait pas que l’honneur des Juges conſiſte comme celui des autres hommes à réparer leurs fautes. On ne croit pas en France que le Pape, aſſiſté de ſes Cardinaux, ſoit infaillible : on pourrait croire de même que huit Juges de Toulouſe ne le ſont pas. Tout le reſte des gens ſenſés & déſintéreſſés diſaient que l’Arrêt de Toulouſe ſerait caſſé dans toute l’Europe, quand même des conſidérations particulières empêcheraient qu’il fût caſſé dans le Conſeil.

Tel était l’état de cette étonnante aventure, lorſqu’elle a fait naître à des perſonnes impartiales, mais ſenſibles, le deſſein de préſenter au Public quelques réflexions ſur la tolérance, ſur l’indulgence, ſur la commiſération, que l’Abbé Houteville appelle Dogme monſtrueux, dans ſa déclamation ampoulée & erronée ſur des faits, & que la raiſon appelle l’appanage de la nature.

Ou les Juges de Toulouſe, entraînés par le fanatiſme de la populace, ont fait rouer un père de famille innocent, ce qui eſt ſans exemple ; ou ce père de famille & ſa femme ont étranglé leur fils ainé, aidés dans ce parricide par un autre fils & par un ami, ce qui n’eſt pas dans la nature. Dans l’un ou dans l’autre cas l’abus de la Religion la plus ſainte a produit un grand crime. Il eſt donc de l’intérêt du Genre-humain d’examiner ſi la Religion doit être charitable ou barbare.


CHAPITRE II.
Conſéquences du ſupplice de Jean Calas.


SI les Pénitents blancs furent la cauſe du ſupplice d’un innocent, de la ruine totale d’une famille, de ſa diſperſion, & de l’opprobre qui ne devrait être attaché qu’à l’injuſtice, mais qui l’eſt au ſupplice ; ſi cette précipitation des Pénitents blancs à célébrer comme un Saint, celui qu’on aurait dû traîner ſur la claye, a fait rouer un père de famille vertueux ; ce malheur doit ſans doute les rendre pénitents en effet pour le reſte de leur vie : eux & les Juges doivent pleurer, mais non pas avec un long habit blanc & un maſque ſur le viſage, qui cacheraient leurs larmes.

On reſpecte toutes les Confrairies ; elles ſont édifiantes : mais quelque grand bien qu’elles puiſſent faire à l’État, égale-t-il ce mal affreux qu’elles ont cauſé ? Elles ſemblent inſtituées par le zèle qui anime en Languedoc les Catholiques contre ceux que nous nommons Huguenots. On dirait qu’on a fait vœu de haïr ſes frères ; car nous avons aſſez de religion pour haïr & perſécuter, nous n’en avons pas aſſez pour aimer & pour ſecourir. Et que ſerait-ce, ſi ces Confrairies étaient gouvernées par des enthouſiaſtes, comme l’ont été autrefois quelques Congrégations des Artiſans & des Meſſieurs, chez leſquels on réduiſait en art & en ſyſtême l’habitude d’avoir des viſions, comme le dit un de nos plus éloquents & ſavants Magiſtrats ? Que ſerait-ce ſi on établiſſait dans les Confrairies ces chambres obſcures, appellées chambres de méditation, où l’on faiſait peindre des diables armés de cornes & de griffes, des gouffres de flammes, des croix & des poignards, avec le ſaint nom de Jésus au-deſſus du tableau ? Quel ſpectacle pour des yeux déjà faſcinés, & pour des imaginations auſſi enflammées que ſoumiſes à leurs Directeurs !

Il y a eu des temps, on ne le ſait que trop, où des Confrairies ont été dangereuſes. Les Frérots, les Flagellants ont cauſé des troubles. La Ligue commença par de telles aſſociations. Pourquoi ſe diſtinguer ainſi des autres Citoyens ? s’en croyait-on plus parfait ? cela même eſt une inſulte au reſte de la Nation. Voulait-on que tous les Chrétiens entraſſent dans la Confrairie ? Ce ſerait un beau ſpectacle que l’Europe en capuchon & en maſque, avec deux petits trous ronds au-devant des yeux ! Penſe-t-on de bonne foi que Dieu préfère cet accoutrement à un juſtaucorps ? Il y a bien plus ; cet habit eſt un uniforme de Controverſiſtes, qui avertit les Adverſaires de ſe mettre ſous les armes ; il peut exciter une eſpèce de guerre civile dans les eſprits ; elle finirait peut-être par de funeſtes excès, ſi le Roi & ſes Miniſtres n’étaient auſſi ſages que les fanatiques font inſenſés.

On ſait aſſez ce qu’il en a coûté depuis que les Chrétiens diſputent ſur le dogme ; le ſang a coulé, ſoit ſur les échafauds, ſoit dans les batailles, dès le quatrième ſiècle juſqu’à nos jours. Bornons-nous ici aux guerres & aux horreurs que les querelles de la réforme ont excitées, & voyons quelle en a été la ſource en France. Peut-être un tableau raccourci & fidèle de tant de calamités ouvrira les yeux de quelques perſonnes peu inſtruites, & touchera des cœurs bien faits.


CHAPITRE III.
Idée de la Réforme du ſeizième ſiècle.


LOrſqu’à la renaiſſance des Lettres, les eſprits commencèrent à s’éclairer, on ſe plaignit généralement des abus ; tout le monde avoue que cette plainte était légitime.

Le Pape Alexandre VI avait acheté publiquement la Tiare, & ſes cinq bâtards en partageaient les avantages. Son fils, le Cardinal Duc de Borgia, fit périr, de concert avec le Pape ſon père, les Vitelli, les Urbino, les Gravina, les Oliveretto, & cent autres Seigneurs, pour ravir leurs domaines. Jules II, animé du même eſprit, excommunia Louis XII, donna ſon Royaume au premier occupant, & lui-même le caſque en tête, & la cuiraſſe ſur le dos, mit à feu & à ſang une partie de l’Italie. Léon X, pour payer ſes plaiſirs, trafiqua des Indulgences, comme on vend des denrées dans un marché public. Ceux qui s’élevèrent contre tant de brigandages, n’avaient du moins aucun tort dans la morale ; voyons s’ils en avaient contre nous dans la politique.

Ils diſaient que Jésus-Christ n’ayant jamais exigé d’annates, ni de réſerves, ni vendu des diſpenſes pour ce monde, & des indulgences pour l’autre, on pouvait ſe diſpenſer de payer à un Prince étranger le prix de toutes ces choſes. Quand les annates, les procès en Cour de Rome, & les diſpenſes qui ſubſiſtent encore aujourd’hui, ne nous coûteraient que cinq cents mille francs par an, il eſt clair que nous avons payé depuis François I, en deux cents cinquante années, cent vingt millions ; & en évaluant les différents prix du marc d’argent, cette ſomme en compoſe une d’environ deux cents cinquante millions d’aujourd’hui. On peut donc convenir ſans blaſphème, que les Hérétiques, en propoſant l’abolition de ces Impôts ſinguliers, dont la poſtérité s’étonnera, ne faiſaient pas en cela un grand mal au Royaume, & qu’ils étaient plutôt bons calculateurs que mauvais ſujets. Ajoutons qu’ils étaient les ſeuls qui ſuſſent la Langue Grecque, & qui connuſſent l’antiquité. Ne diſſimulons point que, malgré leurs erreurs, nous leur devons le développement de l’eſprit humain, longtemps enſeveli dans la plus épaiſſe barbarie.

Mais comme ils niaient le Purgatoire, dont on ne doit pas douter, & qui d’ailleurs rapportait beaucoup aux Moines ; comme ils ne révéraient pas des reliques qu’on doit révérer, mais qui rapportaient encore davantage ; enfin, comme ils attaquaient des dogmes très-reſpectés,[7] on ne leur répondit d’abord qu’en les faiſant brûler. Le Roi qui les protégeait, & les ſoudoyait en Allemagne, marcha dans Paris à la tête d’une Proceſſion, après laquelle on exécuta pluſieurs de ces malheureux ; & voici quelle fut cette exécution. On les ſuſpendait au bout d’une longue poutre qui jouait en baſcule ſur un arbre debout ; un grand feu était allumé ſous eux, on les y plongeait, & on les relevait alternativement ; ils éprouvaient les tourments & la mort par degrés, juſqu’à ce qu’ils expiraſſent par le plus long & le plus affreux ſupplice que jamais ait inventé la barbarie.

Peu de temps avant la mort de François I, quelques Membres du Parlement de Provence, animés par des Eccléſiaſtiques contre les Habitants de Mérindol & de Cabriere, demandèrent au Roi des Troupes pour appuyer l’exécution de dix-neuf perſonnes de ce Pays, condamnées par eux ; ils en firent égorger ſix mille, ſans pardonner ni au ſexe, ni à la vieilleſſe, ni à l’enfance ; ils réduiſirent trente Bourgs en cendres. Ces Peuples, juſqu’alors inconnus, avaient tort ſans doute d’être nés Vaudois, c’était leur ſeule iniquité. Ils étaient établis depuis trois cents ans dans des déſerts, & ſur des montagnes qu’ils avaient rendu fertiles par un travail incroyable. Leur vie paſtorale & tranquille retraçait l’innocence attribuée aux premiers âges du monde. Les Villes voiſines n’étaient connues d’eux que par le trafic des fruits qu’ils allaient vendre ; ils ignoraient les procès & la guerre ; ils ne ſe défendirent pas ; on les égorgea comme des animaux fugitifs qu’on tue dans une enceinte.[8]

Après la mort de François I, Prince plus connu cependant par ſes galanteries & par ſes malheurs que par ſes cruautés, le ſupplice de mille Hérétiques, ſurtout celui du Conſeiller au Parlement Dubourg, & enfin le maſſacre de Vaſſy, armèrent les perſécutés, dont la ſecte s’était multipliée à la lueur des buchers, & ſous le fer des bourreaux ; la rage ſuccéda à la patience ; ils imitèrent les cruautés de leurs ennemis : neuf guerres civiles remplirent la France de carnage ; une paix plus funeſte que la guerre, produiſit la St. Barthelemi, dont il n’y avait aucun exemple dans les annales des crimes.

La Ligue aſſaſſina Henri III & Henri IV, par les mains d’un Frère Jacobin, & d’un monſtre qui avait été Frère Feuillant. Il y a des gens qui prétendent que l’humanité, l’indulgence, & la liberté de conſcience, ſont des choſes horribles ; mais en bonne foi, auraient-elles produit des calamités comparables ?

CHAPITRE IV.
Si la Tolérance eſt dangereuſe ; & chez quels Peuples elle eſt pratiquée.


QUelques-uns ont dit que ſi l’on uſait d’une indulgence paternelle envers nos frères errants, qui prient Dieu en mauvais Français, ce ſerait leur mettre les armes à la main, qu’on verrait de nouvelles batailles de Jarnac, de Moncontour, de Coutras, de Dreux, de St. Denis, &c. C’eſt ce que j’ignore, parce que je ne ſuis pas Prophète ; mais il me ſemble que ce n’eſt pas raiſonner conſéquemment, que de dire : «  Ces hommes ſe ſont ſoulevés quand je leur ai fait du mal, donc ils ſe ſoulèveront quand je leur ferai du bien.  »

J’oſerais prendre la liberté d’inviter ceux qui ſont à la tête du Gouvernement, & ceux qui ſont deſtinés aux grandes places, à vouloir bien examiner mûrement, ſi l’on doit craindre en effet que la douceur produiſe les mêmes révoltes que la cruauté a fait naître ; ſi ce qui eſt arrivé dans certaines circonſtances, doit arriver dans d’autres ; ſi les temps, l’opinion, les mœurs ſont toujours les mêmes ?

Les Huguenots, ſans doute, ont été enivrés de fanatiſme, & ſouillés de ſang comme nous : mais la génération préſente eſt-elle auſſi barbare que leurs pères ? le temps, la raiſon qui fait tant de progrès, les bons Livres, la douceur de la Société, n’ont-ils point pénétré chez ceux qui conduiſent l’eſprit de ces Peuples ? & ne nous appercevons-nous pas que preſque toute l’Europe a changé de face depuis environ cinquante années ?

Le Gouvernement s’eſt fortifié par-tout, tandis que les mœurs ſe ſont adoucies. La Police générale, ſoutenue d’armées nombreuſes toujours exiſtantes, ne permet pas d’ailleurs de craindre le retour de ces temps anarchiques, où des Payſans Calviniſtes combattaient des Payſans Catholiques, enrégimentés à la hâte entre les ſemailles & les moiſſons.

D’autres temps, d’autres ſoins. Il ſerait abſurde de décimer aujourd’hui la Sorbonne, parce qu’elle préſenta requête autrefois pour faire brûler la Pucelle d’Orléans ; parce qu’elle déclara Henri III déchu du droit de régner, qu’elle l’excommunia, qu’elle preſcrivit le grand Henri IV. On ne recherchera pas, ſans doute, les autres Corps du Royaume qui commirent les mêmes excès dans ces temps de frénéſie ; cela ſerait non-ſeulement injuſte, mais il y aurait autant de folie qu’à purger tous les Habitants de Marſeille parce qu’ils ont eu la peſte en 1720.

Irons-nous ſaccager Rome, comme firent les troupes de Charles-quint, parce que Sixte-quint, en 1585, accorda neuf ans d’indulgence à tous les Français qui prendraient les armes contre leur Souverain ? & n’eſt-ce pas aſſez d’empêcher Rome de ſe porter jamais à des excès ſemblables ?

La fureur qu’inſpirent l’eſprit dogmatique & l’abus de la Religion Chrétienne mal entendue, a répandu autant de ſang, a produit autant de déſaſtres en Allemagne, en Angleterre, & même en Hollande, qu’en France : cependant aujourd’hui la différence des Religions ne cauſe aucun trouble dans ces États ; le Juif, le Catholique, le Grec, le Luthérien, le Calviniſte, l’Anabatiſte, le Socinien, le Memnoniſte, le Morave & tant d’autres, vivent en frères dans ces Contrées, & contribuent également au bien de la Société.

On ne craint plus en Hollande que les diſputes d’un[9] Gomar ſur la prédeſtination faſſent trancher la tête au grand Penſionnaire. On ne craint plus à Londres que les querelles des Preſbytériens & des Epiſcopaux pour une Lithurgie & pour un ſurplis, répandent le ſang d’un Roi ſur un échafaud.[10] L’Irlande peuplée & enrichie, ne verra plus ſes Citoyens Catholiques ſacrifier à Dieu pendant deux mois ſes Citoyens Proteſtants, les enterrer vivants, ſuſpendre les mères à des gibets, attacher les filles au cou de leurs mères, & les voir expirer enſemble ; ouvrir le ventre des femmes enceintes, en tirer les enfants à demi-formés, & les donner à manger aux porcs & aux chiens ; mettre un poignard dans la main de leurs priſonniers garrotés, & conduire leurs bras dans le ſein de leurs femmes, de leurs pères, de leurs mères, de leurs filles, s’imaginant en faire mutuellement des parricides, & les damner tous en les exterminant tous. C’eſt ce que rapporte Rapin-Toiras, Officier en Irlande, preſque contemporain ; c’eſt ce que rapportent toutes les Annales, toutes les Hiſtoires d’Angleterre, & ce qui ſans doute ne ſera jamais imité. La Philoſophie, la ſeule Philoſophie, cette ſœur de la Religion, a déſarmé des mains que la ſuperſtition avait ſi longtemps enſanglantées ; & l’eſprit humain, au réveil de ſon ivreſſe, s’eſt étonné des excès où l’avait emporté le fanatiſme.

Nous-mêmes, nous avons en France une Province opulente, où le Luthéraniſme l’emporte ſur le Catholiciſme. L’Univerſité d’Alſace eſt entre les mains des Luthériens : ils occupent une partie des Charges municipales ; jamais la moindre querelle religieuſe n’a dérangé le repos de cette Province depuis qu’elle appartient à nos Rois. Pourquoi ? c’eſt qu’on n’y a perſécuté perſonne. Ne cherchez à point gêner les cœurs, & tous les cœurs ſeront à vous.

Je ne dis pas que tous ceux qui ne ſont point de la Religion du Prince doivent partager les places & les honneurs de ceux qui ſont de la Religion dominante. En Angleterre, les Catholiques, regardés comme attachés au Prétendant, ne peuvent parvenir aux emplois ; ils payent même double taxe ; mais ils jouiſſent d’ailleurs de tous les droits des Citoyens.

On a ſoupçonné quelques Évêques Français de penſer qu’il n’eſt ni de leur honneur, ni de leur intérêt, d’avoir dans leur Diocèſe des Calviniſtes ; & que c’eſt là le plus grand obſtacle à la Tolérance : je ne le puis croire. Le Corps des Évêques en France eſt compoſé de gens de qualité, qui penſent & qui agiſſent avec une nobleſſe digne de leur naiſſance ; ils ſont charitables & généreux, c’eſt une juſtice qu’on doit leur rendre : ils doivent penſer que certainement leurs Diocéſains fugitifs ne ſe convertiront pas dans les Pays étrangers, & que, retournés auprès de leurs Paſteurs, ils pourraient être éclairés par leurs inſtructions, & touchés par leurs exemples ; il y aurait de l’honneur à les convertir : le temporel n’y perdrait pas ; & plus il y aurait de Citoyens, plus les terres des Prélats rapporteraient.

Un Évêque de Varmie, en Pologne, avait un Anabatiſte pour Fermier, & un Socinien pour Receveur ; on lui propoſa de chaſſer & de pourſuivre l’un parce qu’il ne croyait pas la conſubſtantialité, & l’autre parce qu’il ne baptiſait ſon fils qu’à quinze ans : il répondit qu’ils ſeraient éternellement damnés dans l’autre monde, mais que dans ce monde-ci ils lui étaient très-néceſſaires.

Sortons de notre petite ſphère, & examinons le reſte de notre globe. Le grand Seigneur gouverne en paix vingt Peuples de différentes Religions ; deux cents mille Grecs vivent avec ſécurité dans Conſtantinople ; le Muphti même nomme & préſente à l’Empereur le Patriarche Grec ; on y ſouffre un Patriarche Latin. Le Sultan nomme des Évêques Latins pour quelques Iſles de la Grèce,[11] & voici la formule dont il ſe ſert ; Je lui commande d’aller réſider Évêque dans l’Iſle de Chio, ſelon leur ancienne coutume & leurs vaines cérémonies. Cet Empire eſt rempli de Jacobites, de Neſtoriens, de Monotélites ; il y a des Cophtes, des Chrétiens de St. Jean, des Juifs, des Guèbres, des Banians. Les Annales Turques ne font mention d’aucune révolte excitée par aucune de ces Religions.

Allez dans l’Inde, dans la Perſe, dans la Tartarie ; vous y verrez la même tolérance & la même tranquillité. Pierre-le-Grand a favoriſé tous les Cultes dans ſon vaſte Empire : le Commerce & l’Agriculture y ont gagné, & le Corps politique n’en a jamais ſouffert.

Le Gouvernement de la Chine n’a jamais adopté, depuis plus de quatre mille ans qu’il eſt connu, que le Culte des Noachides, l’adoration ſimple d’un ſeul Dieu : cependant il tolère les ſuperſtitions de Fo, & une multitude de Bonzes qui ſerait dangereuſe, ſi la ſageſſe des Tribunaux ne les avait pas toujours contenus.

Il eſt vrai que le grand Empereur Yont-Chin, le plus ſage & le plus magnanime peut-être qu’ait eu la Chine, a chaſſé les Jéſuites ; mais ce n’était pas parce qu’il était intolérant, c’était au contraire parce que les Jéſuites l’étaient. Ils rapportent eux-mêmes dans leurs Lettres curieuſes, les paroles que leur dit ce bon Prince : Je ſais que votre Religion eſt intolérante ; je ſais ce que vous avez fait aux Manilles & au Japon ; vous avez trompé mon Père, n’eſpérez pas me tromper de même. Qu’on liſe tout le diſcours qu’il daigna leur tenir, on le trouvera le plus ſage & le plus clément des hommes. Pouvait-il en effet retenir des Phyſiciens d’Europe, qui, ſous prétexte de montrer des thermomètres & des éolipiles à la Cour, avaient ſoulevé déjà un Prince du ſang ? & qu’aurait dit cet Empereur, s’il avait lu nos Hiſtoires, s’il avait connu nos temps de la ligue, & de la conſpiration des poudres ?

C’en était aſſez pour lui d’être informé des querelles indécentes des Jéſuites, des Dominicains, des Capucins, des Prêtres ſéculiers envoyés du bout du monde dans ſes États : ils venaient prêcher la vérité, & ils s’anathématiſaient les uns les autres. L’Empereur ne fit donc que renvoyer des perturbateurs étrangers : mais avec quelle bonté les renvoya-t-il ? quels ſoins paternels n’eut-il pas d’eux pour leur voyage, & pour empêcher qu’on ne les inſultât ſur la route ? Leur banniſſement même fut un exemple de tolérance & d’humanité.

[12] Les Japonois étaient les plus tolérants de tous les hommes, douze Religions paiſibles étaient établies dans leur Empire : les Jéſuites vinrent faire la treizième ; mais bientôt n’en voulant pas ſouffrir d’autre, on fait ce qui en réſulta ; une guerre civile, non moins affreuſe que celles de la Ligue, déſola ce Pays. La Religion Chrétienne fut noyée enfin dans des flots de ſang. Les Japonois fermèrent leur Empire au reſte du monde, & ne nous regardèrent que comme des bêtes farouches, ſemblables à celles dont les Anglais ont purgé leur Iſle. C’eſt en vain que le Miniſtre Colbert, ſentant le beſoin que nous avions des Japonois, qui n’ont nul beſoin de nous, tenta d’établir un commerce avec leur Empire ; il les trouva inflexibles.

Ainſi donc notre Continent entier nous prouve qu’il ne faut ni annoncer ni exercer l’intolérance.

Jettez les yeux ſur l’autre hémiſphère, voyez la Caroline, dont le ſage Loke fut le Légiſlateur ; tout père de famille qui a ſept perſonnes ſeulement dans ſa maiſon, peut y établir une Religion à ſon choix, pourvu que ces ſept perſonnes y concourent avec lui. Cette liberté n’a fait naître aucun déſordre. Dieu nous préſerve de citer cet exemple pour engager chaque maiſon à ſe faire un culte particulier : on ne le rapporte que pour faire voir que l’excès le plus grand où puiſſe aller la tolérance, n’a pas été ſuivi de la plus légère diſſenſion.

Mais que dirons-nous de ces pacifiques Primitifs, que l’on a nommés Quakres par dériſion, & qui, avec des uſages peut-être ridicules, ont été ſi vertueux, & ont enſeigné inutilement la paix au reſte des hommes ? Ils ſont en Penſilvanie au nombre de cent mille ; la diſcorde, la controverſe ſont ignorées dans l’heureuſe Patrie qu’ils ſe ſont faite : & le nom ſeul de leur Ville de Philadelphie, qui leur rappelle à tout moment que les hommes ſont frères, eſt l’exemple & la honte des Peuples qui ne connaiſſent pas encore la tolérance.

Enfin cette tolérance n’a jamais excité de guerre civile ; l’intolérance a couvert la terre de carnage. Qu’on juge maintenant entre ces deux rivales, entre la mère qui veut qu’on égorge ſon fils, & la mère qui le cède pourvu qu’il vive.

Je ne parle ici que de l’intérêt des Nations ; & en reſpectant, comme je le dois, la Théologie, je n’enviſage dans cet article que le bien phyſique & moral de la Société. Je ſupplie tout Lecteur impartial de peſer ces vérités, de les rectifier & de les étendre. Des Lecteurs attentifs, qui ſe communiquent leurs penſées, vont toujours plus loin que l’Auteur.[13]

CHAPITRE V.
Comment la Tolérance peut être admiſe.


J’Oſe ſuppoſer qu’un Miniſtre éclairé & magnanime, un Prélat humain & ſage, un Prince qui ſait que ſon intérêt conſiſte dans le grand nombre de ſes Sujets, & ſa gloire dans leur bonheur, daigne jetter les yeux ſur cet Écrit informe & défectueux ; il y ſupplée par ſes propres lumières ; il ſe dit à lui-même : Que riſquerai-je à voir la terre cultivée & ornée par plus de mains laborieuſes, les tributs augmentés, l’État plus floriſſant ?

L’Allemagne ſerait un déſert couvert des oſſements des Catholiques, Évangéliques, Réformés, Anabaptiſtes, égorgés les uns par les autres, ſi la paix de Weſtphalie n’avait pas procuré enfin la liberté de conſcience.

Nous avons des Juifs à Bordeaux, à Metz, en Alſace ; nous avons des Luthériens, des Moliniſtes, des Janſéniſtes ; ne pouvons-nous pas ſouffrir & contenir des Calviniſtes à peu près aux mêmes conditions que les Catholiques ſont tolérés à Londres ? Plus il y a de ſectes, moins chacune eſt dangereuſe ; la multiplicité les affaiblit ; toutes ſont réprimées par de juſtes Loix, qui défendent les aſſemblées tumultueuſes, les injures, les ſéditions, & qui ſont toujours en vigueur par la force coactive.

Nous ſavons que pluſieurs Chefs de famille, qui ont élevé de grandes fortunes dans les Pays étrangers, ſont prêts à retourner dans leur Patrie ; ils ne demandent que la protection de la Loi naturelle, la validité de leurs mariages, la certitude de l’état de leurs enfants, le droit d’hériter de leurs pères, la franchiſe de leurs perſonnes ; point de Temples publics, point de droit aux Charges municipales, aux dignités : les Catholiques n’en ont ni à Londres, ni en pluſieurs autres Pays. Il ne s’agit plus de donner des privilèges immenſes, des places de ſûreté à une faction ; mais de laiſſer vivre un Peuple paiſible, d’adoucir des Édits, autrefois peut-être néceſſaires, & qui ne le ſont plus : ce n’eſt pas à nous d’indiquer au Miniſtère ce qu’il peut faire ; il ſuffit de l’implorer pour des infortunés.

Que de moyens de les rendre utiles, & d’empêcher qu’ils ne ſoient jamais dangereux ! La prudence du Miniſtère & du Conſeil, appuyée de la force, trouvera bien aiſément ces moyens, que tant d’autres Nations employent ſi heureuſement.

Il y a des fanatiques encore dans la populace Calviniſte ; mais il eſt conſtant qu’il y en a davantage dans la populace Convulſionnaire. La lie des inſenſés de St. Médard eſt comptée pour rien dans la Nation, celle des Prophètes Calviniſtes eſt anéantie. Le grand moyen de diminuer le nombre des Maniaques, s’il en reſte, eſt d’abandonner cette maladie de l’eſprit au régime de la raiſon, qui éclaire lentement, mais infailliblement les hommes. Cette raiſon eſt douce, elle eſt humaine, elle inſpire l’indulgence, elle étouffe la diſcorde, elle affermit la vertu, elle rend aimable l’obéiſſance aux Loix, plus encore que la force ne les maintient. Et comptera-t-on pour rien le ridicule attaché aujourd’hui à l’enthouſiaſme par tous les honnêtes gens ? Ce ridicule eſt une puiſſante barrière contre les extravagances de tous les Sectaires. Les temps paſſés ſont comme s’ils n’avaient jamais été. Il faut toujours partir du point où l’on eſt, & de celui où les Nations ſont parvenues.

Il a été un temps où l’on ſe crut obligé de rendre des Arrêts contre ceux qui enſeignaient une Doctrine contraire aux Cathégories d’Ariſtote, à l’horreur du vuide, aux quiddités, & à l’univerſel de la part de la choſe. Nous avons en Europe plus de cent volumes de Juriſprudence ſur la Sorcellerie, & ſur la manière de diſtinguer les faux Sorciers des véritables. L’excommunication des ſauterelles, & des infectes nuiſibles aux moiſſons, a été très en uſage, & ſubſiſte encore dans pluſieurs Rituels ; l’uſage eſt paſſé, on laiſſe en paix Ariſtote, les Sorciers & les ſauterelles. Les exemples de ces graves démences, autrefois ſi importantes, ſont innombrables : il en revient d’autres de temps en temps ; mais quand elles ont fait leur effet, quand on en eſt raſſaſſié, elles s’anéantiſſent. Si quelqu’un s’aviſait aujourd’hui d’être Carpocratien, ou Eutichéen, ou Monothélite, Monophiſite, Neſtorien, Manichéen, &c. qu’arriverait-il ? On en rirait comme d’un homme habillé à l’antique avec une fraiſe & un pourpoint.

La Nation commençait à entr’ouvrir les yeux, lorſque les Jéſuites Le Tellier & Doucin fabriquèrent la Bulle Unigenitus, qu’ils envoyèrent à Rome ; ils crurent être encore dans ces temps d’ignorance, où les Peuples adoptaient ſans examen les Aſſertions les plus abſurdes. Ils oſèrent proſcrire cette propoſition, qui eſt d’une vérité univerſelle dans tous les cas & dans tous les temps ; La crainte d’une excommunication injuſte ne doit point empêcher de faire ſon devoir : c’était proſcrire la raiſon, les libertés de l’Égliſe Gallicane, & le fondement de la morale ; c’était dire aux hommes, Dieu vous ordonne de ne jamais faire votre devoir, dès que vous craindrez l’injuſtice. On n’a jamais heurté le ſens commun plus effrontément ; les Conſulteurs de Rome n’y prirent pas garde. On perſuada à la Cour de Rome que cette Bulle était néceſſaire, & que la Nation la déſirait ; elle fut ſignée, ſcellée & envoyée, on en fait les ſuites : certainement ſi on les avait prévues, on aurait mitigé la Bulle. Les querelles ont été vives, la prudence & la bonté du Roi les a enfin appaiſées.

Il en eſt de même dans une grande partie des points qui diviſent les Proteſtants & nous ; il y en a quelques-uns qui ne ſont d’aucune conſéquence, il y en a d’autres plus graves, mais ſur leſquels la fureur de la diſpute eſt tellement amortie, que les Proteſtants eux-mêmes ne prêchent aujourd’hui la controverſe en aucune de leurs Égliſes.

C’eſt donc ce temps de dégoût, de ſatiété, ou plutôt de raiſon, qu’on peut ſaiſir comme une époque & un gage de la tranquillité publique. La controverſe eſt une maladie épidémique qui eſt ſur ſa fin, & cette peſte, dont on eſt guéri, ne demande plus qu’un régime doux. Enfin l’intérêt de l’État eſt que des fils expatriés reviennent avec modeſtie dans la maiſon de leur père ; l’humanité le demande, la raiſon le conſeille, & la politique ne peut s’en effrayer.

CHAPITRE VI.
Si l’Intolérance eſt de droit naturel & de droit humain.


LE droit naturel eſt celui que la nature indique à tous les hommes. Vous avez élevé votre enfant, il vous doit du reſpect comme à ſon père, de la reconnaiſſance comme à ſon bienfaicteur. Vous avez droit aux productions de la terre que vous avez cultivée par vos mains, vous avez donné & reçu une promeſſe, elle doit être tenue.

Le droit humain ne peut être fondé en aucun cas que ſur ce droit de nature ; & le grand principe, le principe univerſel de l’un & de l’autre, eſt dans toute la terre : Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit. Or, on ne voit pas comment, ſuivant ce principe, un homme pourrait dire à un autre : Crois ce que je crois & ce que tu ne peux croire, ou tu périras : c’eſt ce qu’on dit en Portugal, en Eſpagne, à Goa. On ſe contente à préſent dans quelques autres Pays de dire : Crois, ou je t’abhorre ; crois, ou je te ferai tout le mal que je pourrai ; monſtre, tu n’as pas ma Religion, tu n’as donc point de Religion ; il faut que tu ſois en horreur à tes voiſins, à ta Ville, à ta Province.

S’il était de droit humain de ſe conduire ainſi, il faudrait donc que le Japonois déteſtât le Chinois, qui aurait en exécration le Siamois ; celui-ci pourſuivrait les Gangarides, qui tomberaient ſur les Habitants de l’Indus ; un Mogol arracherait le cœur au premier Malabare qu’il trouverait ; le Malabare pourrait égorger le Perſan, qui pourrait maſſacrer le Turc ; & tous enſemble ſe jetteraient ſur les Chrétiens, qui ſe ſont ſi long-temps dévorés les uns les autres.

Le droit de l’Intolérance eſt donc abſurde & barbare ; c’eſt le droit des tigres ; & il eſt bien plus horrible : car les tigres ne déchirent que pour manger, & nous nous ſommes exterminés pour des paragraphes.


CHAPITRE VII.
Si l’Intolérance a été connue des Grecs.


LEs Peuples, dont l’Hiſtoire nous a donné quelques faibles connaiſſances, ont tous regardé leurs différentes Religions comme des nœuds qui les unifiaient tous enſemble ; c’était une aſſociation du Genre-humain. Il y avait une eſpèce de droit d’hoſpitalité entre les Dieux comme entre les hommes. Un Étranger arrivait-il dans une Ville, il commençait par adorer les Dieux du Pays ; on ne manquait jamais de vénérer les Dieux mêmes de ſes ennemis. Les Troyens adreſſaient des prières aux Dieux qui combattaient pour les Grecs.

Alexandre alla conſulter, dans les Déſerts de la Libie, le Dieu Ammon, auquel les Grecs donnèrent le nom de Zeus, & les Latins de Jupiter, quoique les uns & les autres euſſent leur Jupiter & leur Zeus chez eux. Lorſqu’on aſſiégeait une Ville, on faiſait un ſacrifice & des prières aux Dieux de la Ville, pour ſe les rendre favorables. Ainſi, au milieu même de la guerre, la Religion réuniſſait les hommes, & adouciſſait quelquefois leurs fureurs, ſi quelquefois elle leur commandait des actions inhumaines & horribles.

Je peux me tromper ; mais il me paraît que de tous les anciens Peuples policés, aucun n’a gêné la liberté de penſer. Tous avaient une Religion ; mais il me ſemble qu’ils en uſaient avec les hommes comme avec leurs Dieux ; ils reconnaiſſaient tous un Dieu ſuprême, mais ils lui aſſociaient une quantité prodigieuſe de Divinités inférieures ; ils n’avaient qu’un culte, mais ils permettaient une foule de ſyſtêmes particuliers.

Les Grecs, par exemple, quelque religieux qu’ils fuſſent, trouvaient bon que les Épicuriens niaſſent la Providence & l’exiſtence de l’âme. Je ne parle pas des autres Sectes, qui toutes bleſſaient les idées ſaines qu’on doit avoir, de l’Être créateur, & qui toutes étaient tolérées.

Socrate qui approcha le plus près de la connaiſſance du Créateur, en porta, dit-on, la peine, & mourut martyr de la Divinité ; c’eſt le ſeul que les Grecs ayent fait mourir pour ſes opinions. Si ce fut en effet la cauſe de ſa condamnation, cela n’eſt pas à l’honneur de l’Intolérance, puiſqu’on ne punit que celui qui ſeul rendit gloire à Dieu, & qu’on honora tous ceux qui donnaient de la Divinité les notions les plus indignes. Les ennemis de la tolérance ne doivent pas, à mon avis, ſe prévaloir de l’exemple odieux des Juges de Socrate.

Il eſt évident d’ailleurs, qu’il fut la victime d’un parti furieux animé contre lui. Il s’était fait des ennemis irréconciliables des Sophiſtes, des Orateurs, des Poëtes, qui enſeignaient dans les Écoles, & même de tous les Précepteurs qui avaient ſoin des enfants de diſtinction. Il avoue lui-même dans ſon Diſcours rapporté par Platon, qu’il allait de maiſon en maiſon prouver à ces Précepteurs qu’ils n’étaient que des ignorants : cette conduite n’était pas digne de celui qu’un Oracle avait déclaré le plus ſage des hommes. On déchaîna contre lui un Prêtre, & un Conſeiller des cinq cents, qui l’accuſèrent ; j’avoue que je ne ſais pas préciſément de quoi, je ne vois que du vague dans ſon apologie ; on lui fait dire en général, qu’on lui imputait d’inſpirer aux jeunes gens des maximes contre la Religion & le Gouvernement. C’eſt ainſi qu’en uſent tous les jours les calomniateurs dans le monde : mais il faut dans un Tribunal des faits avérés, des chefs d’accuſation précis & circonſtanciés ; c’eſt ce que le procès de Socrate ne nous fournit point : nous ſavons ſeulement qu’il eut d’abord deux cents vingt voix pour lui. Le Tribunal des cinq cents poſſédait donc deux cents vingt Philoſophes : c’eſt beaucoup ; je doute qu’on les trouvât ailleurs. Enfin, la pluralité fut pour la ciguë mais auſſi, ſongeons que les Athéniens, revenus à eux-mêmes, eurent les accuſateurs & les Juges en horreur ; que Melitus, le principal auteur de cet Arrêt, fut condamné à mort pour cette injuſtice ; que les autres furent bannis, & qu’on éleva un Temple à Socrate. Jamais la Philoſophie ne fut ſi bien vengée, ni tant honorée. L’exemple de Socrate eſt au fond le plus terrible argument qu’on puiſſe alléguer contre l’Intolérance. Les Athéniens avaient un Autel dédié aux Dieux étrangers, aux Dieux qu’ils ne pouvaient connaître. Y a-t-il une plus forte preuve, non-ſeulement d’indulgence pour toutes les Nations, mais encore de reſpect pour leurs cultes ?

Un honnête homme qui n’eſt ennemi ni de la raiſon, ni de la littérature, ni de la probité, ni de la patrie, en juſtifiant depuis peu la Saint-Barthelemi, cite la guerre des Phocéens, nomme la guerre ſacrée, comme ſi cette guerre avait été allumée pour le culte, pour le dogme, pour des arguments de Théologie ; il s’agiſſait de ſavoir à qui appartiendrait un champ : c’eſt le ſujet de toutes les guerres. Des gerbes de bled ne ſont pas un ſymbole de créance ; jamais aucune Ville Grecque ne combattit pour des opinions. D’ailleurs que prétend cet homme modeſte & doux ? veut-il que nous faſſions une guerre ſacrée ?


CHAPITRE VIII.
Si les Romains ont été tolérants.


CHez les anciens Romains, depuis Romulus juſqu’aux temps où les Chrétiens diſputèrent avec les Prêtres de l’Empire, vous ne voyez pas un ſeul homme perſécuté pour ſes ſentiments. Cicéron douta de tout ; Lucrèce nia tout ; & on ne leur en fit pas le plus léger reproche : la licence même alla ſi loin, que Pline le Naturaliſte commence ſon Livre par nier un Dieu, & par dire que s’il en eſt un, c’eſt le Soleil. Cicéron dit, en parlant des Enfers : Non eſt anus tam excors quæ credat : « Il n’y a pas même de vieille aſſez imbécile pour les croire. » Juvenal dit : Nec pueri credunt : « Les enfants n’en croyent rien. » On chantait ſur le Théâtre de Rome : Poſtmortem nihil eſt, ipſaque mors nihil : « Rien n’eſt après la mort, la mort même n’eſt rien. » Abhorrons ces maximes, &, tout au plus, pardonnons-les à un Peuple que les Évangiles n’éclairaient pas ; elles ſont fauſſes, elles ſont impies ; mais concluons que les Romains étaient très-tolérants, puiſqu’elles n’excitèrent jamais le moindre murmure.

Le grand principe du Sénat & du Peuple Romain était : Deorum offenſa diis curæ ; « C’eſt aux Dieux ſeuls à ſe ſoucier des offenſes faites aux Dieux. » Ce Peuple Roi ne ſongeait qu’à conquérir, à gouverner, & à policer l’Univers. Ils ont été nos Légiſlateurs comme nos vainqueurs ; & jamais Céſar, qui nous donna des fers, des loix & des jeux, ne voulut nous forcer à quitter nos Druides pour lui, tout grand Pontife qu’il était d’une Nation notre Souveraine.

Les Romains ne profeſſaient pas tous les cultes, ils ne donnaient pas à tous la ſanction publique, mais ils les permirent tous. Ils n’eurent aucun objet matériel de culte ſous Numa, point de ſimulacres, point de ſtatues ; bientôt ils en élevèrent aux Dieux Majorum Gentium, que les Grecs leur firent connaître. La Loi des douze Tables, Deos peregrinos ne colunto, ſe réduiſit à n’accorder le culte public qu’aux Divinités ſupérieures ou inférieures approuvées par le Sénat. Iſis eut un Temple dans Rome, juſqu’au temps où Tibère le démolit, lorſque les Prêtres de ce Temple, corrompus par l’argent de Mundus, le firent coucher dans le Temple ſous le nom du Dieu Anubis, avec une femme nommée Pauline. Il eſt vrai que Joſeph eſt le ſeul qui rapporte cette hiſtoire ; il n’était pas contemporain, il était crédule & exagérateur. Il y a peu d’apparence que dans un temps auſſi éclairé que celui de Tibère, une Dame de la première condition eût été aſſez imbécille pour croire avoir les faveurs du Dieu Anubis.

Mais que cette anecdote ſoit vraie ou fauſſe, il demeure certain que la ſuperſtition Égyptienne avait élevé un Temple à Rome avec le conſentement public. Les Juifs y commerçaient dès le temps de la guerre Punique ; ils y avaient des Synagogues du temps d’Auguſte, & ils les conſervèrent preſque toujours, ainſi que dans Rome moderne. Y a-t-il un plus grand exemple que la tolérance était regardée par les Romains comme la loi la plus ſacrée du droit des gens ?

On nous dit qu’auſſi-tôt que les Chrétiens parurent, ils furent perſécutés par ces mêmes Romains qui ne perſécutaient perſonne. Il me paraît évident que ce fait eſt très-faux ; je n’en veux pour preuve que St. Paul lui-même. Les Actes des ApôtresChap. 21. & 22. nous apprennent que St. Paul étant accuſé par les Juifs de vouloir détruire la Loi Moſaïque par Jésus-Christ, St. Jacques propoſa à St. Paul de ſe faire raſer la tête, & d’aller ſe purifier dans le Temple avec quatre Juifs, afin que tout le monde ſache que tout ce que l’on dit de vous eſt faux, & que vous continuez à garder la Loi de Moïſe.

Paul, Chrétien, alla donc s’acquitter de toutes les cérémonies Judaïques pendant ſept jours ; mais les ſept jours n’étaient pas encore écoulés, quand des Juifs d’Aſie le reconnurent ; & voyant qu’il était entré dans le Temple, non ſeulement avec des Juifs, mais avec des Gentils, ils crièrent à la profanation : on le ſaiſit, on le mena devant le Gouverneur Félix, & enſuite on s’adreſſa au Tribunal de Feſtus. Les Juifs en foule demandèrent ſa mort ; Feſtus leur répondit : Actes des Apôtres, Chap. 25. Ce n’eſt point la coutume des Romains de condamner un homme avant que l’accuſé ait ſes accuſateurs devant lui, & qu’on lui ait donné la liberté de ſe défendre.

Ces paroles ſont d’autant plus remarquables dans ce Magiſtrat Romain, qu’il paraît n’avoir eu nulle conſidération pour St. Paul, n’avoir ſenti pour lui que du mépris ; trompé par les fauſſes lumières de ſa raiſon, il le prit pour un fou ; il lui dit à lui-même qu’il était en démence, Act. des Ap. Ch. 26. v. 34.multæ te litteræ ad inſaniam convertunt. Feſtus n’écouta donc que l’équité de la Loi Romaine, en donnant ſa protection à un inconnu qu’il ne pouvait eſtimer.

Voilà le St. Eſprit lui-même qui déclare que les Romains n’étaient pas perſécuteurs, & qu’ils étaient juſtes. Ce ne ſont pas les Romains qui ſe ſoulevèrent contre St. Paul, ce furent les Juifs. St. Jacques, frère de Jésus, fut lapidé par l’ordre d’un Juif Saducéen, & non d’un Romain : les Juifs ſeuls lapidèrent St. Étienne ; [14] & lorſque St. Paul gardait les manteaux des exécuteurs, certes il n’agiſſait pas en Citoyen Romain.

Les premiers Chrétiens n’avaient rien ſans doute à démêler avec les Romains ; ils n’avaient d’ennemis que les Juifs dont ils commençaient à ſe ſéparer. On ſait quelle haine implacable portent tous les Sectaires à ceux qui abandonnent leur ſecte. Il y eut ſans doute du tumulte dans les Synagogues de Rome. Suétone dit, dans la Vie de Claude, Judæos impulſore Chriſto aſſiduè tumultuantes Roma expulit. Il ſe trompait, en diſant que c’était à l’inſtigation de Christ : il ne pouvait pas être inſtruit des détails d’un Peuple auſſi mépriſé à Rome que l’était le Peuple Juif, mais il ne ſe trompait pas ſur l’occaſion de ces querelles. Suétone écrivait ſous Adrien, dans le ſecond ſiècle ; les Chrétiens n’étaient pas alors diſtingués des Juifs aux yeux des Romains. Le paſſage de Suétone fait voir que les Romains, loin d’opprimer les premiers Chrétiens, réprimaient alors les Juifs qui les perſécutaient. Ils voulaient que la Synagogue de Rome eût pour ſes frères ſéparés la même indulgence que le Sénat avait pour elle ; & les Juifs chaſſés revinrent bientôt après ; ils parvinrent même aux honneurs malgré les Loix qui les en excluaient : c’eſt Dion Caſſius & Ulpien qui nous l’apprennent.[15] Eſt-il poſſible qu’après la ruine de Jéruſalem les Empereurs euſſent prodigué des dignités aux Juifs, & qu’ils euſſent perſécuté, livré aux bourreaux & aux bêtes, des Chrétiens qu’on regardait comme une ſecte de Juifs !

Néron, dit-on, les perſécuta. Tacite nous apprend qu’ils furent accuſés de l’incendie de Rome, & qu’on les abandonna la fureur du Peuple. S’agiſſait-il de leur créance dans une telle accuſation ? Non ſans doute. Dirons-nous que les Chinois, que les Hollandais égorgèrent, il y a quelques années, dans les Fauxbourgs de Batavia, furent immolés à la Religion ? Quelque envie qu’on ait de ſe tromper, il eſt impoſſible d’attribuer à l’intolérance le déſaſtre arrivé ſous Néron à quelques malheureux demi-Juifs & demi-Chrétiens.[16]


CHAPITRE IX.
Des Martyrs.


IL y eut dans la ſuite des Martyrs Chrétiens : il eſt bien difficile de ſavoir préciſément pour quelles raiſons ces Martyrs furent condamnés ; mais j’oſe croire qu’aucun ne le fut ſous les premiers Céſar pour ſa ſeule Religion ; on les tolérait toutes ; comment aurait-on pu rechercher & pourſuivre des hommes obſcurs, qui avaient un culte particulier, dans le temps qu’on permettait tous les autres ?

Les Titus, les Trajans, les Antonins, les Decius n’étaient pas des barbares : peut-on imaginer qu’ils auraient privé les ſeuls Chrétiens d’une liberté dont jouiſſait toute la terre ? Les aurait-on ſeulement oſé accuſer d’avoir des myſtères ſecrets, tandis que les myſtères d’Iſis, ceux de Mitras, ceux de la Déeſſe de Syrie, tous étrangers au culte Romain, étaient permis ſans contradiction ? Il faut bien que la perſécution ait eu d’autres cauſes, & que les haines particulières, ſoutenues par la raiſon d’Etat, ayent répandu le ſang des Chrétiens.

Par exemple, lorſque St. Laurent refuſe au Préfet de Rome, Cornelius Secularis, l’argent des Chrétiens qu’il avait en ſa garde, il eſt naturel que le Préfet & l’Empereur ſoient irrités ; ils ne ſavaient pas que St. Laurent avait diſtribué cet argent aux pauvres, & qu’il avait fait une œuvre charitable & ſainte, ils le regardèrent comme un réfractaire, & le firent périr.[17]

Conſidérons le martyre de St. Polyeucte. Le condamna-t-on pour ſa Religion ſeule ? Il va dans le Temple, où l’on rend aux Dieux des actions de grâces pour la victoire de l’Empereur Decius ; il y inſulte les Sacrificateurs, il renverſe & briſe les Autels & les Statues : quel eſt le Pays au monde où l’on pardonnerait un pareil attentat ? Le Chrétien qui déchira publiquement l’Édit de l’Empereur Dioclétien, & qui attira ſur ſes frères la grande perſécution, dans les deux dernières années du règne de ce Prince, n’avait pas un zèle ſelon la ſcience ; & il était bien malheureux d’être la cauſe du déſaſtre de ſon parti. Ce zèle inconſidéré qui éclata ſouvent, & qui fut même condamné par pluſieurs Pères de l’Egliſe, a été probablement la ſource de toutes les perſécutions.

Je ne compare point, ſans doute, les premiers Sacramentaires aux premiers Chrétiens ; je ne mets point l’erreur à côté de la vérité : mais Farel, prédéceſſeur de Jean Calvin, fit dans Arles la même choſe que St. Polyeucte avait fait en Arménie. On portait dans les rues la Statue de St. Antoine l’Hermite en proceſſion ; Farel tombe avec quelques-uns des ſiens ſur les Moines qui portaient St. Antoine, les bat, les diſperſe, & jette St. Antoine dans la rivière. Il méritait la mort qu’il ne reçut pas, parce qu’il eut le temps de s’enfuir. S’il s’était contenté de crier à ces Moines, qu’il ne croyait pas qu’un corbeau eût apporté la moitié d’un pain à St. Antoine l’Hermite, ni que St. Antoine eût eu des converſations avec des Centaures & des Satyres, il aurait mérité une forte réprimande, parce qu’il troublait l’ordre ; mais ſi le ſoir, après la proceſſion, il avait examiné paiſiblement l’hiſtoire du corbeau, des Centaures & des Satyres, on n’aurait rien eu à lui reprocher.

Quoi ! les Romains auraient ſouffert que l’infâme Antinoüs fût mis au rang des ſeconds Dieux, & ils auraient déchiré, livré aux bêtes tous ceux auxquels on n’aurait reproché que d’avoir paiſiblement adoré un juſte ! Quoi ! ils auraient reconnu un Dieu ſuprême,[18]un Dieu Souverain, maître de tous les Dieux ſecondaires, atteſté par cette formule, Deus optimus maximus, & ils auraient recherché ceux qui adoraient un Dieu unique !

Il n’eſt pas croyable que jamais il y eût une Inquiſition contre les Chrétiens ſous les Empereurs, c’eſt-à-dire, qu’on ſoit venu chez eux les interroger ſur leur créance. On ne troubla jamais ſur cet article ni Juif, ni Syrien, ni Égyptien, ni Bardes, ni Druides, ni Philoſophes. Les Martyrs furent donc ceux qui s’élevèrent contre les faux Dieux. C’était une choſe très ſage, très pieuſe de n’y pas croire ; mais enfin, ſi, non contents d’adorer un Dieu en eſprit & en vérité, ils éclatèrent violemment contre le culte reçu, quelque abſurde qu’il pût être, on eſt forcé d’avouer qu’eux-mêmes étaient intolérants.

Tertullien, dans ſon ApologétiqueChap. 39., avoue qu’on regardait les Chrétiens comme des facétieux ; l’accuſation était injuſte, mais elle prouvait que ce n’était pas la Religion ſeule des Chrétiens qui excitait le zèle des Magiſtrats. Il avoueChap. 35. que les Chrétiens refuſaient d’orner leurs portes de branches de laurier dans les réjouiſſances publiques pour les victoires des Empereurs : on pouvait aiſément prendre cette affectation condamnable pour un crime de leze-Majeſté.

La première ſévérité juridique exercée contre les Chrétiens, fut celle de Domitien ; mais elle ſe borna à un exil qui ne dura pas une année : Facile cæptum repreſſit reſtitutis quos ipſe relegaverat, dit Tertullien. Lactance, dont le ſtyle eſt ſi emporté, convient que depuis Domitien juſqu’à Decius l’ÉgliſeChap. 3. fut tranquille & floriſſante. Cette longue paix, dit-il, fut interrompue quand cet exécrable animal Decius opprima l’Égliſe : poſt multos annos extitit excrabile animal Decius, qui vexaret Eccleſiam.

On ne veut point diſcuter ici le ſentiment du ſavant Dodwel, ſur le petit nombre des Martyrs ; mais ſi les Romains avaient tant perſécuté la Religion Chrétienne, ſi le Sénat avait fait mourir tant d’innocents par des ſupplices inuſités, s’ils avaient plongé des Chrétiens dans l’huile bouillante, s’ils avaient expoſé des filles toutes nues aux bêtes dans le Cirque, comment auraient-ils laiſſé en paix tous les premiers Évêques de Rome ? St. Irenée ne compte pour Martyr, parmi ces Évêques, que le ſeul Téleſphore, dans l’an 139 de l’Ère vulgaire ; & on n’a aucune preuve que ce Téleſphore ait été mis à mort. Zéphirin gouverna le troupeau de Rome pendant dix-huit années, & mourut paiſiblement l’an 219. Il eſt vrai que dans les anciens Martyrologes, on place preſque tous les premiers Papes ; mais le mot de martyr n’était pris alors que ſuivant ſa véritable ſignification : martyre voulait dire témoignage, et non pas ſupplice.

Il eſt difficile d’accorder cette fureur de perſécution avec la liberté qu’eurent les Chrétiens d’aſſembler cinquante-ſix Conciles, que les Écrivains Éccléſiaſtiques comptent dans les trois premiers ſiècles.

Il y eut des perſécutions ; mais ſi elles avaient été auſſi violentes qu’on le dit, il eſt vraiſemblable que Tertullien, qui écrivit avec tant de force contre le culte reçu, ne ſerait pas mort dans ſon lit. On ſait bien que les Empereurs ne lurent pas ſon Apologétique ; qu’un Écrit obſcur, compoſé en Afrique, ne parvient pas à ceux qui ſont chargés du gouvernement du monde : mais il devait être connu de ceux qui approchaient le Proconſul d’Afrique ; il devait attirer beaucoup de haine à l’Auteur ; cependant il ne ſouffrit point le martyre.

Origene enſeigna publiquement dans Alexandrie, & ne fut point mis à mort. Ce même Origene, qui parlait avec tant de liberté aux Païens & aux Chrétiens, qui annonçait Jésus aux uns, qui niait un Dieu en trois Perſonnes aux autres, avoue expreſſément dans ſon troiſième Livre contre Celſe, qu’il y a eu très-peu de Martyrs, & encore de loin à loin ; cependant, dit-il, les Chrétiens ne négligent rien pour faire embraſſer leur Religion par tout le monde ; ils courent dans les Villes, dans les Bourgs, dans les Villages.

Il eſt certain que ces courſes continuelles pouvaient être aiſément accuſées de ſédition par les Prêtres ennemis, & pourtant ces miſſions ſont tolérées malgré le Peuple Égyptien, toujours turbulent, ſéditieux & lâche ; Peuple qui avait déchiré un Romain pour avoir tué un chat ; Peuple en tout temps mépriſable, quoi qu’en diſent les admirateurs des pyramides.[19]

Qui devait plus ſoulever contre lui les Prêtres & le Gouvernement que St. Grégoire Taumaturge, diſciple d’Origene ? Grégoire avait vu pendant la nuit un vieillard envoyé de Dieu, accompagné d’une femme reſplendiſſante de lumière : cette femme était la Ste. Vierge, & ce vieillard était St. Jean l’Évangéliſte. St. Jean lui dicta un ſymbole, que St. Grégoire alla prêcher. Il paſſa, en allant à Néocéſarée, près d’un Temple où l’on rendait des oracles, & où la pluye l’obligea de paſſer la nuit ; il y fit pluſieurs ſignes de croix. Le lendemain, le grand Sacrificateur du Temple fut étonné que les démons qui lui répondaient auparavant, ne voulaient plus rendre d’oracles : il les appella ; les diables vinrent pour lui dire qu’ils ne viendraient plus ; ils lui apprirent qu’ils ne pouvaient plus habiter ce Temple, parce que Grégoire y avait paſſé la nuit, & qu’il y avait fait des ſignes de croix. Le Sacrificateur fit ſaiſir Grégoire, qui lui répondit : Je peux chaſſer les démons d’où je veux, & les faire entrer où il me plaira. Faites-les donc rentrer dans mon Temple, dit le Sacrificateur, Alors Grégoire déchira un petit morceau d’un volume qu’il tenait la main, & y traça ces paroles : Grégoire, à Sathan ; je te commande de rentrer dans ce Temple : on mit ce billet ſur l’Autel ; les démons obéirent, & rendirent ce jour-là leurs oracles comme à l’ordinaire ; après quoi ils ceſſèrent, comme on le ſait.

C’eſt St. Grégoire de Nyſſe qui rapporte ces faits dans la Vie de St. Grégoire Taumaturge. Les Prêtres des Idoles devaient ſans doute être animés contre Grégoire, & dans leur aveuglement le déférer au Magiſtrat ; cependant leur plus grand ennemi n’eſſuya aucune perſécution.

Il eſt dit dans l’Hiſtoire de St. Cyprien, qu’il fut le premier Évêque de Carthage condamné à la mort. Le martyre de St. Cyprien eſt de l’an 258, de notre Ère ; donc pendant un très long temps aucun Évêque de Carthage ne fut immolé pour ſa religion. L’Hiſtoire ne nous dit point quelles calomnies s’élevèrent contre St. Cyprien, quels ennemis il avait, pourquoi le Proconſul d’Afrique fut irrité contre lui. St. Cyprien écrit à Cornélius, Évêque de Rome : Il arriva depuis peu une émotion populaire à Carthage, & on cria par deux fois qu’il fallait me jetter aux lions. Il eſt bien vraiſemblable que les emportements du Peuple féroce de Carthage furent enfin cauſe de la mort de Cyprien ; & il eſt bien ſûr que ce ne fut pas l’Empereur Gallus qui le condamna de ſi loin pour ſa religion, puiſqu’il laiſſait en paix Corneille qui vivait ſous ſes yeux.

Tant de cauſes ſecrètes ſe mêlent ſouvent à la cauſe apparente, tant de reſſorts inconnus ſervent à perſécuter un homme, qu’il eſt impoſſible de démêler, dans les ſiècles poſtérieurs, la ſource cachée des malheurs des hommes les plus conſidérables, à plus forte raiſon celle du ſupplice d’un Particulier qui ne pouvait être connu que par ceux de ſon parti.

Remarquez que St. Grégoire Taumaturge, & St. Denis, Évêque d’Alexandrie, qui ne furent point ſuppliciés, vivaient dans le temps de St. Cyprien. Pourquoi, étant auſſi connus pour le moins que cet Évêque de Carthage, demeurèrent-ils paiſibles ? & pourquoi St. Cyprien fut-il livré au ſupplice ? N’y a-t-il pas quelque apparence que l’un ſuccomba ſous des ennemis perſonnels & puiſſants, ſous la calomnie, ſous le prétexte de la raiſon d’Etat, qui ſe joint ſi ſouvent à la Religion, & que les autres eurent le bonheur d’échapper à la méchanceté des hommes ?

Il n’eſt guères poſſible que la ſeule accuſation de Chriſtianiſme ait fait périr St. Ignace, ſous le clément & juſte Trajan, puiſqu’on permit aux Chrétiens de l’accompagner & de le conſoler quand on le conduiſit à Rome.[20] Il y avait eu ſouvent des ſéditions dans Antioche, ville toujours turbulente, où Ignace était Évêque ſecret des Chrétiens : peut-être ces ſéditions, malignement imputées aux Chrétiens innocents, excitèrent l’attention du Gouvernement, qui fut trompé, comme il eſt trop ſouvent arrivé.

St. Siméon, par exemple, fut accuſé devant Sapor d’être l’eſpion des Romains. L’Hiſtoire de ſon martyre rapporte que le Roi Sapor lui propoſa d’adorer le Soleil : mais on ſait que les Perſes ne rendaient point de culte au Soleil ; ils le regardaient comme un emblème du bon principe, d’Oromaſe, ou Oroſmade, du Dieu Créateur qu’ils reconnaiſſaient.

Quelque tolérant que l’on puiſſe être, on ne peut s’empêcher de ſentir quelque indignation contre ces déclamateurs, qui accuſent Dioclétien d’avoir perſécuté les Chrétiens, depuis qu’il fut ſur le Trône : rapportons-nous-en à Euſebe de Céſarée, ſon témoignage ne peut être récuſé ; le favori, le panégyriſte de Conſtantin, l’ennemi violent des Empereurs précédents, doit en être cru quand il les juſtifie : voici ſes parolesHiſt. Eccléſiaſtiq. Liv. 8. : « Les Empereurs donnèrent longtemps aux Chrétiens de grandes marques de bienveillance ; ils leur confièrent des Provinces ; pluſieurs Chrétiens demeurèrent dans le Palais ; ils épouſèrent même des Chrétiennes ; Dioclétien prit pour ſon épouſe Priſca, dont la fille fut femme de Maximien Galere, &c. »

Qu’on apprenne donc de ce témoignage déciſif à ne plus calomnier ; qu’on juge ſi la perſécution excitée par Galere, après dix-neuf ans d’un règne de clémence & de bienfaits, ne doit pas avoir ſa ſource dans quelque intrigue que nous ne connaiſſons pas.

Qu’on voye combien la fable de la Légion Thébaine ou Thébéenne, maſſacrée, dit-on, toute entière pour la Religion, eſt une fable abſurde. Il eſt ridicule qu’on ait fait venir cette Légion d’Aſie par le grand St. Bernard ; il eſt impoſſible qu’on l’eût appellée d’Aſie pour venir appaiſer une ſédition dans les Gaules, un an après que cette ſédition avait été réprimée : il n’eſt pas moins impoſſible qu’on ait égorgé ſix mille hommes d’Infanterie, & ſept cents Cavaliers, dans un paſſage où deux cents hommes pourraient arrêter une Armée entière. La relation de cette prétendue boucherie commence par une impoſture évidente : Quand la terre gémiſſait ſous la tyrannie de Dioclétien, le Ciel ſe peuplait de Martyrs. Or cette aventure, comme on l’a dit, eſt ſuppoſée en 286, temps où Dioclétien favoriſait le plus les Chrétiens, & où l’Empire Romain fut le plus heureux. Enfin ce qui devrait épargner toutes ces diſcuſſions, c’eſt qu’il eut jamais de Légion Thébaine : les Romains étaient trop fiers & trop ſenſés pour compoſer une Légion de ces Égyptiens qui ne ſervaient à Rome que d’eſclaves, Verna Canopi : c’eſt comme s’ils avaient eu une Légion Juive. Nous avons les noms des trente-deux Légions qui faiſaient les principales forces de l’Empire Romain ; aſſurément la Légion Thébaine ne s’y trouve pas. Rangeons donc ce conte avec les vers acroſtiches des ſibylles qui prédiſaient les miracles de Jesus-Christ, & avec tant de pièces ſuppoſées, qu’un faux zèle prodigua pour abuſer la crédulité.

CHAPITRE X.
Du danger des fauſſes légendes, & de la perſécution.


LE menſonge en a trop long-temps impoſé aux hommes ; il eſt temps qu’on connaiſſe le peu de vérités qu’on peut démêler à travers ces nuages de fables qui couvrent l’Hiſtoire Romaine, depuis Tacite & Suétone, & qui ont preſque toujours enveloppé les Annales des autres Nations anciennes.

Comment peut-on croire, par exemple, que les Romains, ce Peuple grave & ſévère, de qui nous tenons nos Loix, ayent condamné des Vierges Chrétiennes, des filles de qualité, à la proſtitution. C’eſt bien mal connaître l’auſtère dignité de nos Légiſlateurs, qui puniſſent ſi ſévèrement les faibleſſes des Veſtales. Les Actes ſincères de Ruinart rapportent ces turpitudes ; mais doit-on croire aux Actes de Ruinart, comme aux Actes des Apôtres ? Ces Actes ſincères diſent, après Bollandus, qu’il y avait dans la Ville d’Ancyre ſept Vierges Chrétiennes, d’environ ſoixante & dix ans chacune ; que le Gouverneur Théodecte les condamna à paſſer par les mains des jeunes gens de la Ville, mais que ces Vierges ayant été épargnées, (comme de raiſon) il les obligea de ſervir toutes nues aux myſtères de Diane, auxquels, pourtant, on n’aſſiſta jamais qu’avec un voile. S. Théodote, qui à la vérité était Cabaretier, mais qui n’en était pas moins zélé, pria Dieu ardemment de vouloir bien faire mourir ces ſaintes filles, de peur qu’elles ne ſuccombaſſent à la tentation : Dieu l’exauça ; le Gouverneur les fit jetter dans un lac avec une pierre au cou : elles apparurent auſſitôt à Théodote, & le prièrent de ne pas ſouffrir que leurs corps fuſſent mangés des poiſſons : ce furent leurs propres paroles.

Le St. Cabaretier & ſes compagnons allèrent pendant la nuit au bord du lac, gardé par des ſoldats ; un flambeau céleſte marcha toujours devant eux, & quand ils furent au lieu où étaient les Gardes, un Cavalier céleſte, armé de toutes pièces, pourſuivit ces Gardes la lance à la main : St. Théodote retira du lac les corps des Vierges : il fut mené devant le Gouverneur, & le Cavalier céleſte n’empêcha pas qu’on ne lui tranchât la tête. Ne ceſſons de répéter que nous vénérons les vrais Martyrs, mais qu’il eſt difficile de croire cette hiſtoire de Bollandus & de Ruinart.

Faut-il rapporter ici le Conte du jeune St. Romain ? On le jetta dans le feu, dit Euſebe, & des Juifs qui étaient préſents, inſultèrent à Jesus-Christ qui laiſſait brûler ſes Confeſſeurs, après que Dieu avait tiré Sidrac, Mizac & Abdenago de la fournaiſe ardente. À peine les Juifs eurent-ils parlé, que St. Romain ſortit triomphant du bûcher : l’Empereur ordonna qu’on lui pardonnât, & dit au Juge qu’il ne voulait rien avoir à démêler avec Dieu, (étranges paroles pour Dioclétien ! ) Le Juge, malgré l’indulgence de l’Empereur, commanda qu’on coupât la langue à St. Romain ; & quoiqu’il eût des bourreaux, il fit faire cette opération par un Médecin. Le jeune Romain, né bègue, parla avec volubilité dès qu’il eut la langue coupée. Le Médecin eſſuya une réprimande ; & pour montrer que l’opération était faite ſelon les règles de l’art, il prit un paſſant, & lui coupa juſte autant de langue qu’il en avait coupé à St. Romain, de quoi le paſſant mourut ſur le champ : car, ajoute ſavamment l’Auteur, l’Anatomie nous apprend qu’un homme ſans langue ne ſaurait vivre. En vérité, ſi Euſebe a écrit de pareilles fadaiſes, ſi on ne les a point ajoutées à ſes Écrits, quel fond peut-on faire ſur ſon Hiſtoire ?

On nous donne le martyre de Ste. Félicité & de ſes ſept enfants, envoyés, dit-on, à la mort par le ſage & pieux Antonin, ſans nommer l’Auteur de la relation. Il eſt bien vraiſemblable que quelque Auteur, plus zélé que vrai, a voulu imiter l’Hiſtoire des Macabées ; c’eſt ainſi que commence la relation : Ste. Félicité était Romaine, elle vivait ſous le règne d’Antonin : il eſt clair, par ces paroles, que l’Auteur n’était pas contemporain de Ste. Félicité ; il dit que le Préteur les jugea ſur ſon Tribunal dans le champ de Mars ; mais le Préfet de Rome tenait ſon Tribunal au Capitole, & non au champ de Mars, qui, après avoir ſervi à tenir les Comices, ſervait alors aux revues des Soldats, aux courſes, aux jeux militaires : cela ſeul démontre la ſuppoſition.

Il eſt dit encore, qu’après le jugement, l’Empereur commit à différents Juges le ſoin de faire exécuter l’Arrêt ; ce qui eſt entièrement contraire à toutes les formalités de ces temps-là, & à celles de tous les temps.

Il y a de même un ſaint Hyppolite, que l’on ſuppoſe traîné par des chevaux, comme Hyppolite fils de Théſée. Ce ſupplice ne fut jamais connu des anciens Romains ; & la ſeule reſſemblance du nom a fait inventer cette fable.

Obſervez encore que dans les Relations des martyres, compoſées uniquement par les Chrétiens mêmes, on voit preſque toujours une foule de Chrétiens venir librement dans la priſon du condamné, le ſuivre au ſupplice, recueillir ſon ſang, enſevelir ſon corps, faire des miracles avec les reliques. Si c’était la Religion ſeule qu’on eût perſécutée, n’aurait-on pas immolé ces Chrétiens déclarés qui aſſiſtaient leurs frères condamnés, & qu’on accuſait d’opérer des enchantements avec les reſtes des corps martyriſés ? Ne les aurait-on pas traités comme nous avons traité les Vaudois, les Albigeois, les Huſſites, les différentes ſectes des Proteſtants ? nous les avons égorgés, brûlés en foule, ſans diſtinction ni d’âge ni de ſexe. Y a-t-il dans les Relations avérées des perſécutions anciennes un ſeul trait qui approche de la St. Barthélémi, & des maſſacres d’Irlande ? Y en a-t-il un ſeul qui reſſemble à la Fête annuelle qu’on célèbre encore dans Toulouſe, fête cruelle, fête aboliſſable à jamais, dans laquelle un Peuple entier remercie Dieu en proceſſion, & ſe félicite d’avoir égorgé il y a deux cents ans quatre mille de ſes Concitoyens ?

Je le dis avec horreur, mais avec vérité : c’eſt nous Chrétiens, c’eſt nous qui avons été perſécuteurs, bourreaux, aſſaſſins ! & de qui ? de nos frères. C’eſt nous qui avons détruit cent Villes, le Crucifix ou la Bible à la main, & qui n’avons ceſſé de répandre le ſang, & d’allumer des bûchers, depuis le règne de Conſtantin juſqu’aux fureurs des Cannibales qui habitaient les Cévennes ; fureurs, qui, grâces au Ciel, ne ſubſiſtent plus aujourd’hui.

Nous envoyons encore quelquefois à la potence, de pauvres gens du Poitou, du Vivarais, de Valence, de Montauban. Nous avons pendu depuis 1745, huit perſonnages de ceux qu’on appelle Prédicants, ou Miniſtres de l’Évangile, qui n’avaient d’autre crime que d’avoir prié Dieu pour le Roi en patois, & d’avoir donné une goutte de vin & un morceau de pain levé à quelques Payſans imbécilles. On ne fait rien de cela dans Paris, où le plaiſir eſt la ſeule choſe importante, où l’on ignore tout ce qui ſe paſſe en Province & chez les Étrangers. Ces procès ſe font en une heure, & plus vite qu’on ne juge un déſerteur. Si le Roi en était inſtruit, il ferait grâce.

On ne traite ainſi les Prêtres Catholiques en aucun Pays Proteſtant. Il y a plus de cent Prêtres Catholiques en Angleterre & en Irlande, on les connaît, on les a laiſſé vivre très paiſiblement dans la dernière guerre.

Serons-nous toujours les derniers à embraſſer les opinions ſaines des autres Nations ? Elles ſe ſont corrigées ; quand nous corrigerons-nous ? Il a fallu ſoixante ans pour nous faire adopter ce que Newton avait démontré ; nous commençons à peine à oſer ſauver la vie à nos enfants par l’inoculation ; nous ne pratiquons que depuis très peu de temps les vrais principes de l’agriculture ; quand commencerons-nous à pratiquer les vrais principes de l’humanité ? & de quel front pouvons-nous reprocher aux Païens d’avoir fait des Martyrs, tandis que nous avons été coupables de la même cruauté dans les mêmes circonſtances ?

Accordons que les Romains ont fait mourir une multitude de Chrétiens pour leur ſeule Religion ; en ce cas, les Romains ont été très condamnables. Voudrions-nous commettre la même injuſtice ? & quand nous leur reprochons d’avoir perſécuté, voudrions-nous être perſécuteurs ?

S’il ſe trouvait quelqu’un aſſez dépourvu de bonne foi, ou aſſez fanatique, pour me dire ici : Pourquoi venez-vous développer nos erreurs & nos fautes ? pourquoi détruire nos faux miracles & nos fauſſes légendes ? elles ſont l’aliment de la piété de pluſieurs perſonnes ; il y a des erreurs néceſſaires ; n’arrachez pas du corps un ulcère invétéré qui entraînerait avec lui la deſtruction du corps : voici ce que je lui répondrais.

Tous ces faux miracles, par leſquels vous ébranlez la foi qu’on doit aux véritables, toutes ces légendes abſurdes que vous ajoutez aux vérités de l’Évangile, éteignent la Religion dans les cœurs ; trop de perſonnes qui veulent s’inſtruire, & qui n’ont pas le temps de s’inſtruire aſſez, diſent : Les Maîtres de ma Religion m’ont trompé, il n’y a donc point de Religion ; il vaut mieux ſe jetter dans les bras de la nature que dans ceux de l’erreur ; j’aime mieux dépendre de la Loi naturelle que des inventions des hommes. D’autres ont le malheur d’aller encore plus loin ; ils voyent que l’impoſture leur a mis un frein, & ils ne veulent pas même du frein de la vérité ; ils penchent vers l’Athéiſme : on devient dépravé, parce que d’autres ont été fourbes & cruels.

Voilà certainement les conſéquences de toutes les fraudes pieuſes & de toutes les ſuperſtitions. Les hommes d’ordinaire ne raiſonnent qu’à demi ; c’eſt un très mauvais argument que de dire : Voraginé, l’auteur de la légende dorée, & le Jéſuite Ribadeneira, compilateur de la fleur des Saints, n’ont dit que des ſottiſes ; donc il n’y a point de Dieu : Les Catholiques ont égorgé un certain nombre d’Huguenots, & les Huguenots à leur tour ont aſſaſſiné un certain nombre de Catholiques ; donc il n’y a point de Dieu. On s’eſt ſervi de la Confeſſion, de la Communion & de tous les Sacrements, pour commettre les crimes les plus horribles ; donc il n’y a point de Dieu : Je conclurais au contraire, donc il y a un Dieu, qui après cette vie paſſagère, dans laquelle nous l’avons tant méconnu, & tant commis de crimes en ſon nom, daignera nous conſoler de tant d’horribles malheurs ; car à conſidérer les guerres de Religion, les quarante ſchiſmes des Papes, qui ont preſque tous été ſanglants, les impoſtures qui ont preſque toutes été funeſtes, les haines irréconciliables allumées par les différentes opinions, à voir tous les maux qu’a produit le faux zèle, les hommes ont eu long-temps leur enfer dans cette vie.


CHAPITRE XI.
Abus de l’Intolérance.


MAis quoi ! ſera-t-il permis à chaque Citoyen de ne croire que ſa raiſon, & de penſer ce que cette raiſon claire ou trompée lui dictera ? Il le faut bien,[21] pourvu qu’il ne trouble point l’ordre ; car il ne dépend pas de l’homme de croire, ou de ne pas croire ; mais il dépend de lui de reſpecter les uſages de ſa Patrie : & ſi vous diſiez que c’eſt un crime de ne pas croire à la Religion dominante, vous accuſeriez donc vous-mêmes les premiers Chrétiens vos pères, & vous juſtifieriez ceux que vous accuſez de les avoir livrés aux ſupplices.

Vous répondez que la différence eſt grande, que toutes les Religions ſont les ouvrages des hommes, & que l’Égliſe Catholique Apoſtolique & Romaine eſt ſeule l’ouvrage de Dieu. Mais en bonne foi, parce que notre Religion eſt divine, doit-elle régner par la haine, par les fureurs, par les exils, par l’enlèvement des biens, les priſons, les tortures, les meurtres, & par les actions de grâces rendues à Dieu pour ces meurtres ? Plus la Religion Chrétienne eſt divine, moins il appartient à l’homme de la commander ; ſi Dieu l’a faite, Dieu la ſoutiendra ſans vous. Vous ſavez que l’intolérance ne produit que des hypocrites ou des rebelles ; quelle funeſte alternative ! Enfin, voudriez-vous ſoutenir par des bourreaux la Religion d’un Dieu que des bourreaux ont fait périr, & qui n’a prêché que la douceur & la patience ?

Voyez, je vous prie, les conſéquences affreuſes du droit de l’intolérance : s’il était permis de dépouiller de ſes biens, de jetter dans les cachots, de tuer un Citoyen, qui ſous un tel degré de latitude ne profeſſerait pas la Religion admiſe ſous ce degré, quelle exception exempterait les premiers de l’État des mêmes peines ? La Religion lie également le Monarque & les mendiants : auſſi, plus de cinquante Docteurs ou Moines ont affirmé cette horreur monſtrueuſe, qu’il était permis de dépoſer, de tuer les Souverains qui ne penſeraient pas comme l’Égliſe dominante ; & les Parlements du Royaume n’ont ceſſé de proſcrire ces abominables déciſions d’abominables Théologiens. [26]

Le ſang de Henri-le-Grand fumait encore, quand le Parlement de Paris donna un Arrêt qui établiſſait l’indépendance de la Couronne, comme une Loi fondamentale. Le Cardinal Duperron, qui devait la pourpre à Henri-le-Grand, s’éleva dans les États de 1614 contre l’Arrêt du Parlement, & le fit ſupprimer. Tous les Journaux du temps rapportent les termes dont Duperron ſe ſervit dans ſes harangues : Si un Prince ſe faiſait Arien, dit-il, on ſerait bien obligé de le dépoſer.

Non aſſurément, Monſieur le Cardinal ; on veut bien adopter votre ſuppoſition chimérique, qu’un de nos Rois ayant lu l’Hiſtoire des Conciles & des Pères, frappé d’ailleurs de ces paroles, mon Père eſt plus grand que moi, les prenant trop à la lettre, & balançant entre le Concile de Nicée & celui de Conſtantinople, ſe déclarât pour Euſèbe de Nicomédie, je n’en obéirais pas moins à mon Roi, je ne me croirais pas moins lié par le ſerment que je lui ai fait ; & ſi vous oſiez vous ſoulever contre lui, & que je fuſſe un de vos juges, je vous déclarerais criminel de leze-Majeſté.

Duperron pouſſa plus loin la diſpute, & je l’abrège. Ce n’eſt pas ici le lieu d’approfondir ces chimères révoltantes ; je me bornerai à dire avec tous les Citoyens, que ce n’eſt pas parce que Henri IV fut ſacré à Chartres qu’on lui devait obéiſſance, mais parce que le droit inconteſtable de la naiſſance donnait la Couronne à ce Prince, qui la méritait par ſon courage & par ſa bonté.

Qu’il ſoit donc permis de dire que tout Citoyen doit hériter, par le même droit, des biens de ſon père, & qu’on ne voit pas qu’il mérite d’en être privé, & d’être traîné au gibet, parce qu’il ſera du ſentiment de Ratram contre Paſcaſe Ratberg, & de Bérenger contre Scot.

On ſait que tous nos dogmes n’ont pas toujours été clairement expliqués, & univerſellement reçus dans notre Égliſe. Jésus-Christ ne nous ayant point dit comment procédait le St. Eſprit, l’Égliſe Latine crut longtemps avec la Grecque, qu’il ne procédait que du Père : enfin elle ajouta au Symbole, qu’il procédait auſſi du Fils. Je demande, ſi le lendemain de cette déciſion, un Citoyen qui s’en ſerait tenu au ſymbole de la veille eût été digne de mort ? La cruauté, L’injuſtice ſerait-elle moins grande de punir aujourd’hui celui qui penſerait comme on penſait autrefois ? Était-on coupable du temps d’Honorius I, de croire que Jésus n’avait pas deux volontés ?

Il n’y a pas long-temps que l’Immaculée Conception eſt établie : les Dominicains n’y croyent pas encore. Dans quel temps les Dominicains commenceront-ils à mériter des peines dans ce monde, & dans l’autre ?

Si nous devons apprendre de quelqu’un à nous conduire dans nos diſputes interminables, c’eſt certainement des Apôtres & des Évangéliſtes. Il y avait de quoi exciter un ſchiſme violent entre St. Paul & St. Pierre. Paul dit expreſſément dans ſon Épître aux Galates, qu’il réſiſta en face à Pierre, parce que Pierre était répréhenſible, parce qu’il uſait de diſſimulation auſſi bien que Barnabé, parce qu’ils mangeaient avec les Gentils avant l’arrivée de Jacques, & qu’enſuite ils ſe retirèrent ſecrètement, & ſe ſéparèrent des Gentils de peur d’offenſer les Circoncis. Je vis, ajoute-t-il, qu’ils ne marchaient pas droit ſelon l’Évangile : je dis à Céphas : Si vous, Juif, vivez comme les Gentils, & non comme les Juifs, pourquoi obligez-vous les Gentils à judaïſer ?

C’était là un ſujet de querelle violente. Il s’agiſſait de ſavoir ſi les nouveaux Chrétiens judaïſeraient ou non. St. Paul alla dans ce temps-là même ſacrifier dans le Temple de Jéruſalem. On ſait que les quinze premiers Évêques de Jéruſalem furent des Juifs circoncis, qui obſervèrent le Sabath & qui s’abſtinrent des viandes défendues. Un Évêque Eſpagnol ou Portugais, qui ſe ferait circoncire & qui obſerverait le Sabath, ſerait brûlé dans un auto-da-fé. Cependant la paix ne fut altérée pour cet objet fondamental, ni parmi les Apôtres, ni parmi les premiers Chrétiens.

Si les Évangéliſtes avaient reſſemblé aux Écrivains modernes, ils avaient un champ bien vaſte pour combattre les uns contre les autres. St. Matthieu compte vingt-huit générations depuis David juſqu’à Jésus. St. Luc en compte quarante-une ; & ces générations ſont abſolument différentes. On ne voit pourtant nulle diſſention s’élever entre les Diſciples ſur ces contrariétés apparentes, très-bien conciliés par pluſieurs Pères de l’Égliſe. La charité ne fut point bleſſée, la paix fut conſervée. Quelle plus grande leçon de nous tolérer dans nos diſputes, & de nous humilier dans tout ce que nous n’entendons pas ?

St. Paul, dans ſon Épître à quelques Juifs de Rome, convertis au Chriſtianiſme, employe toute la fin du Chapitre III à dire que la ſeule Foi glorifie, & que les œuvres ne juſtifient perſonne. St. Jacques, au contraire, dans ſon Épître aux douze Tribus diſperſées par toute la terre, Chapitre II, ne ceſſe de dire qu’on ne peut être ſauvé ſans les œuvres. Voilà ce qui a ſéparé deux grandes Communions parmi nous, & ce qui ne diviſa point les Apôtres.

Si la perſécution contre ceux avec qui nous diſputons, était une action ſainte, il faut avouer que celui qui aurait fait tuer le plus d’hérétiques ſerait le plus grand Saint du Paradis. Quelle figure ferait un homme qui ſe ſerait contenté de dépouiller ſes frères, & de les plonger dans des cachots, auprès d’un zélé qui en aurait maſſacré des centaines le jour de la St. Barthelemi ? en voici la preuve.

Le Succeſſeur de St. Pierre & ſon Conſiſtoire ne peuvent errer ; ils approuvèrent, célébrèrent, conſacrèrent l’action de la St. Barthelemi : donc cette action était très ſainte ; donc, de deux aſſaſſins égaux en piété, celui qui aurait éventré vingt-quatre femmes groſſes Huguenotes, doit être élevé en gloire du double de celui qui n’en aura éventré que douze : par la même raiſon les fanatiques des Cévennes devaient croire qu’ils ſeraient élevés en gloire à proportion du nombre des Prêtres, des Religieux, & des femmes Catholiques qu’ils auraient égorgés. Ce ſont là d’étranges titres pour la gloire éternelle.


CHAPITRE XII.
Si l’intolérance fut de Droit Divin dans le Judaïſme, & ſi elle fut toujours miſe en pratique ?


ON appelle, je crois Droit Divin, les préceptes que Dieu a donnés lui-même. Il voulut que les Juifs mangeaſſent un agneau cuit avec des laitues, & que les Convives le mangeaſſent debout, un bâton à la main, en commémoration du Phaſe ; il ordonna que la conſécration du grand Prêtre ſe ferait en mettant du ſang à ſon oreille droite, à ſa main droite, & à ſon pied droit ; coutumes extraordinaires pour nous, mais non pas pour l’antiquité ; il voulut qu’on chargeât le bouc Hazazel des iniquités du Peuple ; il défendit qu’on ſe nourrît de poiſſons ſans écailles, de porcs, de lièvres, de hériſſons, de hibouxDeutér. Chap. 14., de griffons, d’ixions, &c.

Il inſtitua les fêtes, les cérémonies ; toutes ces choſes, qui ſemblaient arbitraires aux autres Nations, & ſoumiſes au droit poſitif, à l’uſage, étant commandées par Dieu même, devenaient un droit divin pour les Juifs, comme tout ce que Jesus-Christ, fils de Marie, fils de Dieu, nous a commandé, eſt de droit divin pour nous.

Gardons-nous de rechercher ici pourquoi Dieu a ſubſtitué une Loi nouvelle à celle qu’il avait donnée à Moïſe, & pourquoi il avait commandé à Moïſe, plus de choſes qu’au Patriarche Abraham, & plus à Abraham qu’à Noé.[27] Il ſemble qu’il daigne ſe proportionner aux temps & la population du Genre-humain ; c’eſt une gradation paternelle : mais ces abymes ſont trop profonds pour notre débile vue ; tenons-nous dans les bornes de notre ſujet ; voyons d’abord ce qu’était l’Intolérance chez les Juifs.

Il eſt vrai que dans l’Exode, les Nombres, le Lévitique, le Deutéronome, il y a des Loix très-ſévères ſur le Culte, & des châtiments plus ſévères encore. Pluſieurs Commentateurs ont de la peine à concilier les récits de Moïſe avec les paſſages de Jérémie & d’Amos, & avec le célèbre Diſcours de St. Étienne, rapporté dans les Actes des Apôtres. Amoſ dit queAmos, Chap. 5, v. 26. les Juifs adorèrent toujours dans le Déſert Moloc, Remphan & Kium.Jérém. Chap. 7, v. 22. Jérémie dit expreſſément, que Dieu ne demanda aucun ſacrifice à leurs pères quand ils ſortirent d’Égypte. St. Etienne, dans ſon Diſcours aux Juifs,Actes des Ap. Ch. 7, v. 42. s’exprime ainſi : « Ils adorèrent l’Armée du Ciel, ils n’offrirent ni ſacrifices ni hoſties dans le Déſert pendant quarante ans, ils portèrent le Tabernacle du Dieu Moloc, & l’aſtre de leur Dieu Rempham. »

D’autres Critiques infèrent du culte de tant de Dieux étrangers, que ces Dieux furent tolérés par Moïſe, & ils citent en preuves ces paroles du Deutéronome : Deutér. Chap. 12, v. 8. Quand vous ſerez dans la Terre de Canaan, vous ne ferez point comme nous faiſons aujourd’hui, où chacun fait ce qui lui ſemble bon.[28]

Ils appuyent leur ſentiment ſur ce qu’il n’eſt parlé d’aucun acte religieux du Peuple dans le Déſert : point de Pâque célébrée, point de Pentecôte ; nulle mention qu’on ait célébré la fête des Tabernacles, nulle Prière publique établie ; enfin la Circonciſion ce ſceau de l’alliance de Dieu avec Abraham, ne fut point pratiquée.

Ils ſe prévalent encore de l’Hiſtoire de Joſué. Ce conquérant dit aux Juifs :Joſué, Ch. 14. v. 15 & ſuiv. « L’option vous eſt donnée, choiſiſſez quel parti il vous plaîra, ou d’adorer les Dieux que vous avez ſervis dans le Pays des Amorrhéens, ou ceux que vous avez reconnus en Méſopotamie. Le Peuple répond : Il n’en ſera pas ainſi, nous ſervirons Adonaï. Joſué leur répliqua : Vous avez choiſi vous-mêmes, ôtez donc du milieu de vous les Dieux étrangers. » Ils avaient donc eu inconteſtablement d’autres Dieux qu’Adonaï ſous Moïſe.

Il eſt très-inutile de réfuter ici les Critiques qui penſent que le Pentateuque ne fut pas écrit par Moïſe ; tout a été dit dès long-temps ſur cette matière ; & quand même quelque petite partie des Livres de Moïſe aurait été écrite du temps des Juges ou des Rois, ou des Pontifes, ils n’en ſeraient pas moins inſpirés & moins divins.

C’eſt aſſez, ce me ſemble, qu’il ſoit prouvé par la Ste. Écriture que, malgré la punition extraordinaire attirée aux Juifs par le culte d’Apis, ils conſervèrent long-temps une liberté entière : peut-être même que le maſſacre que Moïſe fit de vingt-trois mille hommes pour le veau érigé par ſon frère, lui fit comprendre qu’on ne gagnait rien par la rigueur, & qu’il fut obligé de fermer les yeux ſur la paſſion du Peuple pour les Dieux étrangers.

Nomb. Chap. 21, v. 9.Lui-même ſemble bientôt tranſgreſſer la Loi qu’il a donnée. Il a défendu tout ſimulacre, cependant il érige un ſerpent d’airain. La même exception à la Loi ſe trouve depuis dans le temple de Salomon : ce Prince fait ſculpter douze bœufs qui ſoutiennent le grand baſſin du Temple ; des Chérubins ſont poſés dans l’Arche ; ils ont une tête d’aigle & une tête de veau ; & c’eſt apparemment cette tête de veau mal faite, trouvée dans le Temple par des Soldats Romains, qui fit croire longtemps que les Juifs adoraient un âne.

En vain le culte des dieux étrangers eſt défendu ; Salomon eſt paiſiblement idolâtre. Jéroboam, à qui Dieu donna dix parts du royaume, fait ériger deux veaux d’or, & règne vingt-deux ans, en réuniſſant en lui les dignités de Monarque et de Pontife. Le petit Royaume de Juda dreſſe ſous Roboam des Autels étrangers & des ſtatues. Le ſaint roi Aſa ne détruit point les hauts lieux. Le grand prêtre Urias érigeLiv. IV. des Rois, Chap. 16. dans le Temple, à la place de l’Autel des holocauſtes, un Autel du Roi de Syrie. On ne voit, en un mot, aucune contrainte ſur la Religion. Je ſais que la plupart des Rois Juifs s’exterminèrent, s’aſſaſſinèrent les uns les autres ; mais ce fut toujours pour leur intérêt, & non pour leur créance.

Il eſt vrai que parmi les Prophètes il y en eut qui intéreſſèrent le Ciel à leur vengeance :Liv. III. des Rois, Chap. 18, v. 3840.
Liv. IV. des Rois, Chap. 2, v. 24.
Elie fit deſcendre le feu céleſte pour conſumer le Prêtre de Baal ; Éliſée fit venir des ours pour dévorer quarante-deux petits enfants qui l’avaient appelé tête chauve ; mais ce ſont des miracles rares, & des faits qu’il ſerait un peu dur de vouloir imiter.

On nous objecte encore que le Peuple Juif fut très-ignorantNomb. Chap. 31. & très-barbare. Il eſt dit que, dans la guerre qu’il fit aux Madianites,[29] Moïſe ordonna de tuer tous les enfants mâles & toutes les mères, & de partager le butin. Les vainqueurs trouvèrent dans le camp 675000 brebis, 72000 bœufs, 61000 ânes, & 32000 jeunes filles ; ils en firent le partage, & tuèrent tout le reſte. Pluſieurs Commentateurs même prétendent que trente-deux filles furent immolées au Seigneur : ceſſerunt in partem Domini triginta duæ animæ.

En effet, les Juifs immolaient des hommes à la Divinité, témoin le ſacrifice de Jephté,[30] témoin le Roi Agag,[31] coupé en morceaux par le Prêtre Samuel. ÉzéchielEzéch. Chap. 39, v. 18. même leur promet, pour les encourager, qu’ils mangeront de la chair humaine : Vous mangerez, dit-il, le cheval & le Cavalier ; vous boirez le ſang des Princes. On ne trouve, dans toute l’Hiſtoire de ce Peuple, aucun trait de généroſité, de magnanimité, de bienfaiſance ; mais il s’échappe toujours dans le nuage de cette barbarie, ſi longue & ſi affreuſe, des rayons d’une tolérance univerſelle.

Jephté, inſpiré de Dieu, & qui lui immola ſa fille,Juges, Chap. 11, v. 24. dit aux Ammonites : Ce que votre dieu Chamos vous a donné, ne vous appartient-il pas de droit ? Souffrez donc que nous prenions la Terre que notre Dieu nous a promiſe. Cette déclaration eſt préciſe ; elle peut mener bien loin ; mais, au moins, elle eſt une preuve évidente que Dieu tolérait Chamos. Car la ſainte Écriture ne dit pas : Vous penſez avoir droit ſur les terres que vous dites vous avoir été données par le dieu Chamos ; elle dit poſitivement : Vous avez droit, Tibi jure debentur : ce qui eſt le vrai ſens de ces paroles hébraïques, Otho thiraſch.

L’hiſtoire de Michas & du Lévite, rapportée aux 17 & 18 chapitres du Livre des Juges, eſt bien encore une preuve inconteſtable de la tolérance & de la liberté la plus grande, admiſe alors chez les Juifs. La mère de Michas, femme fort riche d’Ephraïm, avait perdu onze cents pièces d’argent ; ſon fils les lui rendit : elle voua cet argent au Seigneur, & en fit faire des idoles ; elle bâtit une petite Chapelle. Un Lévite deſſervit la chapelle, moyennant dix pièces d’argent, une tunique, un manteau par année, & ſa nourriture ; & Michas s’écria : Chap. 17, v. dernier. C’eſt maintenant que Dieu me fera du bien, puiſque j’ai chez moi un Prêtre de la race de Lévi.

Cependant, ſix cents hommes de la tribu de Dan, qui cherchaient à s’emparer de quelque Village dans le pays, & à s’y établir, mais n’ayant point de Prêtre Lévite avec eux, et en ayant beſoin pour que Dieu favoriſât leur entrepriſe, allèrent chez Michas, & prirent ſon Éphod, ſes Idoles & ſon Lévite, malgré les remontrances de ce Prêtre, & malgré les cris de Michas & de ſa mère. Alors ils allèrent avec aſſurance attaquer le Village nommé Laïs, & y mirent tout à feu et à ſang, ſelon leur coutume. Ils donnèrent le nom de Dan à Laïs, en mémoire de leur victoire ; ils placèrent l’Idole de Michas ſur un Autel ; & ce qui eſt bien plus remarquable, Jonathan, petit-fils de Moïſe, fut le Grand-Prêtre de ce Temple, où l’on adorait le Dieu d’Iſraël & l’idole de Michas.

Après la mort de Gédéon, les Hébreux adorèrent Baal-bérith pendant près de vingt ans, & renoncèrent au culte d’Adonaï, ſans qu’aucun Chef, aucun Juge, aucun Prêtre, criât vengeance. Leur crime était grand, je l’avoue ; mais ſi cette idolâtrie même fut tolérée, combien les différences dans le vrai culte ont-elles dû l’être ?

Quelques-uns donnent pour une preuve d’intolérance, que le Seigneur lui-même ayant permis que ſon Arche fût priſe par les Philiſtins dans un combat, il ne punit les Philiſtins qu’en les frappant d’une maladie ſecrète, reſſemblante aux hémorroïdes, en renverſant la ſtatue de Dagon, & en envoyant une multitude de rats dans leurs campagnes : mais lorſque les Philiſtins, pour apaiſer ſa colère, eurent renvoyé l’Arche attelée de deux vaches qui nourriſſaient leurs veaux, & offert à Dieu cinq rats d’or, & cinq anus d’or, le Seigneur fit mourir ſoixante & dix anciens d’Iſraël, & cinquante mille hommes du Peuple, pour avoir regardé l’Arche ; on répond que le châtiment du Seigneur ne tombe point ſur une créance, ſur une différence dans le culte, ni ſur aucune idolâtrie.

Si le Seigneur avait voulu punir l’idolâtrie, il aurait fait périr tous les Philiſtins qui oſèrent prendre ſon Arche, & qui adoraient Dagon ; mais il fit périr cinquante mille & ſoixante & dix hommes de ſon Peuple, uniquement parce qu’ils avaient regardé ſon Arche qu’ils ne devaient pas regarder : tant les Loix, les mœurs de ce temps, l’économie judaïque diffèrent de tout ce que nous connaiſſons ; tant les voyes inſcrutables de Dieu ſont au-deſſus des nôtres. La rigueur exercée, dit le judicieux Don Calmet, contre ce grand nombre d’hommes, ne paraîtra exceſſive qu’à ceux qui n’ont pas compris juſqu’à quel point Dieu voulait être craint & reſpecté parmi ſon Peuple, & qui ne jugent des vues & des deſſeins de Dieu qu’en ſuivant les foibles lumières de leur raiſon.

Dieu ne punit donc pas un culte étranger, mais une profanation du ſien, une curioſité indiſcrète, une déſobéiſſance, peut-être même un eſprit de révolte. On ſent bien que de tels châtiments n’appartiennent qu’à Dieu dans la Théocratie Judaïque. On ne peut trop redire que ces temps & ces mœurs n’ont aucun rapport aux nôtres.

Enfin, lorſque, dans les ſiècles poſtérieurs Naaman l’idolâtre demanda à Eliſée s’il lui était permis de ſuivre ſon Roi dans le temple de RemnonLiv. IV. des Rois, Chap. 20, v. 25., & d’y adorer avec lui, ce même Eliſée, qui avait fait dévorer les enfants par les ours, ne lui répondit-il pas, Allez en paix ?

Il y a bien plus ; le Seigneur ordonna à Jérémie de ſe mettre des cordes au cou, des colliers[32] & des jougs, de les envoyer aux Roitelets ou Melchim de Moab, d’Ammon, d’Edom, de Tyr, de Sidon ; & Jérémie leur fait dire par le Seigneur :Jérém. Chap. 27, v. 6. J’ai donné toutes vos Terres à Nabuchodonoſor, roi de Babylone, mon ſerviteur. Voilà un Roi idolâtre déclaré ſerviteur de Dieu & ſon favori.

Le même Jérémie, que le Melk, ou Roitelet Juif, Sédécias, avait fait mettre au cachot, ayant obtenu ſon pardon de Sédécias, lui conſeille, de la part de Dieu de ſe rendre au roi de Babylone : Jérém. Chap. 18, v. 19.Si vous allez vous rendre à ſes Officiers, dit-il, votre âme vivra. Dieu prend donc enfin le parti d’un Roi idolâtre ; il lui livre l’Arche, dont la ſeule vue avait coûté la vie à cinquante mille ſoixante & dix Juifs ; il lui livre le Saint des Saints, & le reſte du Temple qui avait coûté à bâtir cent huit mille talents d’or, un million dix-ſept mille talents en argent & dix mille drachmes d’or, laiſſés par David & ſes Officiers pour la conſtruction de la Maiſon du Seigneur ; ce qui, ſans compter les deniers employés par Salomon, monte à la ſomme de dix-neuf milliards ſoixante-deux millions, ou environ, au cours de ce jour. Jamais idolâtrie ne fut plus récompenſée. Je ſais que ce compte eſt exagéré, qu’il y a probablement erreur de Copiſte ; mais réduiſez la ſomme à la moitié, au quart, au huitième même, elle vous étonnera encore. On n’eſt guères moins ſurpris des richeſſes qu’Hérodote dit avoir vues dans le Temple d’Ephèſe. Enfin les tréſors ne ſont rien aux yeux de Dieu, & le nom de ſon Serviteur, donné à Nabuchodonoſor, eſt le vrai tréſor ineſtimable.

DieuIſaïe, Chap. 4445. ne favoriſe pas moins le Kir, ou Koreſh, ou Koſroes, que nous appelons Cyrus ; il l’appelle ſon Chriſt, ſon Oint, quoiqu’il ne fût pas Oint, ſelon la ſignification commune de ce mot, & qu’il ſuivît la religion de Zoroaſtre ; il l’appelle ſon Paſteur, quoiqu’il fût uſurpateur aux yeux des hommes : il n’y a pas dans toute la ſainte Écriture une plus grande marque de prédilection.

Vous voyez dans Malachie que du levant au couchant le nom de Dieu eſt grand dans les Nations, & qu’on lui offre partout des oblations pures. Dieu a ſoin des Ninivites idolâtres comme des Juifs ; il les menace, & il leur pardonne. Melchiſédech, qui n’était point Juif, était Sacrificateur de Dieu. Balaam idolâtre, était Prophète. L’Écriture nous apprend donc que non ſeulement Dieu tolérait tous les autres peuples, mais qu’il en avait un ſoin paternel : & nous oſons être intolérants !


CHAPITRE XIII.
Extrême Tolérance des Juifs.


AInſi donc, ſous Moïſe, ſous les Juges, ſous les Rois, vous voyez toujours des exemples de tolérance. Il y a bien plus : Moïſe dit pluſieurs foisExode, Chap. 20, v. 5. que Dieu punit les pères dans les enfants, juſqu’à la quatrième génération : cette menace était néceſſaire à un Peuple à qui Dieu n’avait révélé ni l’immortalité de l’âme, ni les peines & les récompenſes dans une autre vie. Ces vérités ne lui furent annoncées ni dans le Décalogue, ni dans aucune Loi du Lévitique & du Deutéronome. C’étaient les dogmes des Perſes, des Babyloniens, des Égyptiens, des Grecs, des Crétois ; mais ils ne conſtituaient nullement la Religion des Juifs. Moïſe ne dit point : Honore ton père & ta mère, ſi tu veux aller au Ciel ; mais, Honore ton père & ta mère, afin de vivre long-temps ſur la terre : il ne les menace que de maux corporels, Deutér. Chap. 28. de la galle ſèche, de la galle purulente, d’ulcères malins dans les genoux & dans le gras des jambes, d’être expoſés aux infidélités de leurs femmes, d’emprunter à uſure des étrangers, & de ne pouvoir prêter à uſure ; de périr de famine, & d’être obligés de manger leurs enfants : mais en aucun lieu il ne leur dit que leurs âmes immortelles ſubiront des tourments après la mort, ou goûteront des félicités. Dieu, qui conduiſait lui-même ſon Peuple, le puniſſait ou le récompenſait immédiatement après ſes bonnes ou ſes mauvaiſes actions. Tout était temporel ; & c’eſt la preuve que le ſavant Évêque Warburton apporte pour démontrer que la Loi des Juifs était divine :[33] parce que Dieu même étant leur Roi, rendant juſtice immédiatement après la tranſgreſſion ou l’obéiſſance, n’avait pas beſoin de leur révéler une Doctrine qu’il réſervait au temps où il ne gouvernerait plus ſon Peuple. Ceux qui par ignorance prétendent que Moïſe enſeignait l’immortalité de l’âme, ôtent au Nouveau Teſtament un de ſes plus grands avantages ſur l’ancien. Il eſt conſtant que la Loi de Moïſe n’annonçait que des châtiments temporels juſqu’à la quatrième génération. Cependant, malgré l’énoncé précis de cette Loi, malgré cette déclaration expreſſe de Dieu, qu’il punirait juſqu’à la quatrième génération, Ézéchiel annonceÉzéch. Chap. 18, v. 20. tout le contraire aux Juifs, & leur dit, que le fils ne portera point l’iniquité de ſon père : il va mêmeEzéch. Chap. 20, v. 25. juſqu’à faire dire à Dieu, qu’il leur avait donné des préceptes qui n’étaient pas bons. [34]

Le livre d’Ézéchiel n’en fut pas moins inſéré dans le Canon des Auteurs inſpirés de Dieu : il eſt vrai que la Synagogue n’en permettait pas la lecture avant l’âge de trente ans, comme nous l’apprend St. Jérôme ; mais c’était de peur que la jeuneſſe n’abuſât des peintures trop naïves qu’on trouve dans les chapitres 16 & 23 du libertinage des deux ſœurs Olla & Ooliba. En un mot, ſon Livre fut toujours reçu, malgré ſa contradiction formelle avec Moïſe.

Enfin,[35] lorſque l’immortalité de l’âme fut un dogme reçu, ce qui probablement avait commencé dès le temps de la captivité de Babylone, la ſecte des Saducéens perſiſta toujours à croire qu’il n’y avait ni peines ni récompenſes après la mort, & que la faculté de ſentir & de penſer périſſait avec nous, comme la force active, le pouvoir de marcher & de digérer. Ils niaient l’exiſtence des Anges. Ils différaient beaucoup plus des autres Juifs, que les proteſtants ne diffèrent des Catholiques ; ils n’en demeurèrent pas moins dans la Communion de leurs frères : on vit même des grands Prêtres de leur ſecte.

Les Phariſiens croyaient à la fatalité[36] & à la Métempſycoſe.[37] Les Eſſéniens penſaient que les âmes des Juſtes allaient dans les Iſles fortunées,[38] & celles des méchants dans une eſpèce de Tartare. Ils ne faiſaient point de ſacrifices ; ils s’aſſemblaient entre eux dans une Synagogue particulière. En un mot, ſi l’on veut examiner de près le Judaïſme, on ſera étonné de trouver la plus grande tolérance, au milieu des horreurs les plus barbares. C’eſt une contradiction, il eſt vrai ; preſque tous les Peuples ſe ſont gouvernés par des contradictions. Heureuſe celle qui amène des mœurs douces, quand on a des loix de ſang !


CHAPITRE XIV.
Si l’Intolérance a été enſeignée par Jésus-Christ ?


VOyons maintenant ſi Jésus-Christ a établi des Loix ſanguinaires, s’il a ordonné l’intolérance, s’il fit bâtir les cachots de l’Inquiſition, s’il inſtitua les bourreaux des Auto-da-fé.

Il n’y a, ſi je ne me trompe, que peu de paſſages dans les Évangiles, dont l’eſprit perſécuteur ait pu inférer que l’intolérance, la contrainte ſont légitimes. L’un eſt la parabole dans laquelle le Royaume des Cieux eſt comparé à un Roi qui invite des convives aux noces de ſon fils : ce Monarque leur fait dire par ſes Serviteurs : J’ai tué mes bœufs & mes volailles, St. Math. Chap. 22. tout eſt prêt, venez aux noces. Les uns, ſans ſe ſoucier de l’invitation, vont à leurs maiſons de campagne, les autres à leur négoce, d’autres outragent les domeſtiques du Roi & les tuent. Le Roi fait marcher ſes Armées contre ces meurtriers & détruit leur Ville ; il envoye ſur les grands chemins convier au feſtin tous ceux qu’on trouve : un d’eux s’étant mis à table ſans avoir mis la robe nuptiale, eſt chargé de fers & jetté dans les ténèbres extérieures.

Il eſt clair que cette allégorie ne regardant que le Royaume des Cieux, nul homme, aſſurément, ne doit en prendre le droit de garotter ou de mettre au cachot ſon voiſin qui ſerait venu ſouper chez lui ſans avoir un habit de noces convenable ; & je ne connais dans l’Hiſtoire aucun Prince qui ait fait pendre un Courtiſan pour un pareil ſujet ; il n’eſt pas non plus à craindre que quand l’Empereur enverra des Pages à des Princes de l’Empire pour les prier à ſouper, ces Princes tuent ces Pages. L’invitation au feſtin ſignifie la prédication du ſalut ; le meurtre des Envoyés du Prince figure la perſécution contre ceux qui prêchent la ſageſſe & la vertu.

St. Luc, Chap. 14.L’autre parabole eſt celle d’un Particulier qui invite ſes amis à un grand ſouper ; & lorſqu’il eſt prêt de ſe mettre à table, il envoye ſon domeſtique les avertir. L’un s’excuſe ſur ce qu’il a acheté une Terre, & qu’il va la viſiter ; cette excuſe ne paraît pas valable, ce n’eſt pas pendant la nuit qu’on va voir ſa Terre. Un autre dit qu’il a acheté cinq paires de bœufs, & qu’il les doit éprouver ; il a le même tort que l’autre ; on n’eſſaye pas des bœufs à l’heure du ſouper. Un troiſième répond qu’il vient de ſe marier, & aſſurément ſon excuſe eſt très-recevable. Le Père de famille, en colère, fait venir à ſon feſtin les aveugles & les boiteux ; & voyant qu’il reſte encore des places vides, il dit à ſon valet : Allez dans les grands chemins, & le long des hayes, & contraignez les gens d’entrer.

Il eſt vrai qu’il n’eſt pas dit expreſſément que cette parabole ſoit une figure du Royaume des Cieux. On n’a que trop abuſé de ces paroles : Contrains-les d’entrer ; mais il eſt viſible qu’un ſeul valet ne peut contraindre par la force tous les gens qu’il rencontre à venir ſouper chez ſon Maître ; & d’ailleurs, des convives ainſi forcés, ne rendraient pas le repas fort agréable. Contrains-les d’entrer, ne veut dire autre choſe, ſelon les Commentateurs les plus accrédités, ſinon : priez, conjurez, preſſez, obtenez. Quel rapport, je vous prie, de cette prière & de ce ſouper, à la perſécution ?

Si on prend les choſes à la lettre, faudra-t-il être aveugle, boiteux, & conduit par force, pour être dans le ſein de l’Égliſe ? Jésus dit dans la même parabole : Ne donnez à dîner ni à vos amis, ni à vos parents riches : en a-t-on jamais inféré, qu’on ne dût point en effet dîner avec ſes parents & ſes amis, dès qu’ils ont un peu de fortune ?

Jésus-Christ, après la parabole du feſtin, ditSt. Luc, Chap. 14, v. 26 & ſuiv. : Si quelqu’un vient à moi, & ne hait pas ſon père, ſa mère, ſes frères, ſes ſœurs, & même ſa propre âme, il ne peut être mon Diſciple, &c. Car qui eſt celui d’entre vous qui voulant bâtir une tour, ne ſuppute pas auparavant la dépenſe ? Y a-t-il quelqu’un dans le monde aſſez dénaturé, pour conclurre qu’il faut haïr ſon père & ſa mère ? & ne comprend-on pas aiſément que ces paroles ſignifient : Ne balancez pas entre moi & vos plus chères affections ?

On cite le paſſage de St. MathieuSt. Math, Chap. 8, v. 17. : Qui n’écoute point l’Égliſe, ſoit comme un Païen & comme un Receveur de la Douane. Cela ne dit pas aſſurément qu’on doive perſécuter les Païens, & les Fermiers des droits du Roi ; ils ſont maudits, il eſt vrai, mais ils ne ſont point livrés au bras ſéculier. Loin d’ôter à ces Fermiers aucune prérogative de Citoyen, on leur a donné les plus grands privilèges ; c’eſt la ſeule profeſſion qui ſoit condamnée dans l’Écriture, & c’eſt la plus favoriſée par les Gouvernements. Pourquoi donc n’aurions-nous pas pour nos frères errants autant d’indulgence que nous prodiguons de conſidération à nos frères les Traitants ?

Un autre paſſage, dont on a fait un abus groſſier, eſt celui de St. Mathieu & de St. Marc, où il eſt dit que Jésus ayant faim le matin, approcha d’un figuier, où il ne trouva que des feuilles : car ce n’était pas le temps des figues : il maudit le figuier qui ſe ſécha auſſi-tôt.

On donne pluſieurs explications différentes de ce miracle : mais y en a-t-il une ſeule qui puiſſe autoriſer la perſécution ? Un figuier n’a pu donner des figues vers le commencement de Mars, on l’a ſéché : eſt-ce une raiſon pour faire ſécher nos frères de douleur dans tous les temps de l’année ? Reſpectons dans l’Écriture tout ce qui peut faire naître des difficultés dans nos eſprits curieux & vains, mais n’en abuſons pas pour être durs & implacables.

L’eſprit perſécuteur qui abuſe de tout, cherche encore ſa juſtification dans l’expulſion des Marchands chaſſés du Temple, & dans la légion de Démons envoyée du corps d’un poſſédé dans le corps de deux mille animaux immondes. Mais qui ne voit que ces deux exemples ne ſont autre choſe qu’une juſtice que Dieu daigne faire lui-même d’une contravention à la Loi ? C’était manquer de reſpect à la Maiſon du Seigneur, que de changer ſon parvis en une boutique de Marchands. En vain le Sanhédrin & les Prêtres permettaient ce négoce pour la commodité des ſacrifices ; le Dieu auquel on ſacrifiait pouvait ſans doute, quoique caché ſous la figure humaine, détruire cette profanation : il pouvait de même punir ceux qui introduiſaient dans le Pays des troupeaux entiers, défendus par une Loi dont il daignait lui-même être l’obſervateur. Ces exemples n’ont pas le moindre rapport aux perſécutions ſur le dogme. Il faut que l’eſprit d’intolérance ſoit appuyé ſur de bien mauvaiſes raiſons, puiſqu’il cherche partout les plus vains prétextes.

Preſque tout le reſte des paroles & des actions de Jésus-Christ prêche la douceur, la patience, l’indulgence. C’eſt le Père de famille qui reçoit l’enfant prodigue ; c’eſt l’ouvrier qui vient à la dernière heure, & qui eſt payé comme les autres ; c’eſt le Samaritain charitable ; lui-même juſtifie ſes Diſciples de ne pas jeûner ; il pardonne à la péchereſſe ; il ſe contente de recommander la fidélité à la femme adultère : il daigne même condeſcendre à l’innocente joye des convives de Canaa, qui étant déjà échauffés de vin, en demandent encore ; il veut bien faire un miracle en leur faveur, il change pour eux l’eau en vin.

Il n’éclate pas même contre Judas qui doit le trahir ; il ordonne à Pierre de ne ſe jamais ſervir de l’épée ; il réprimande les enfants de Zébédée, qui, à l’exemple d’Élie, voulaient faire deſcendre le feu du Ciel ſur une Ville qui n’avait pas voulu le loger.

Enfin, il meurt victime de l’envie. Si l’on oſe comparer le ſacré avec le profane, & un Dieu avec un homme, ſa mort, humainement parlant, a beaucoup de rapport avec celle de Socrate. Le Philoſophe Grec périt par la haine des Sophiſtes, des Prêtres, & des premiers du Peuple : le Légiſlateur des Chrétiens ſuccomba ſous la haine des Scribes, des Phariſiens, & des Prêtres. Socrate pouvait éviter la mort, & il ne le voulut pas : Jésus-Christ s’offrit volontairement. Le Philoſophe Grec pardonna non ſeulement à ſes calomniateurs & à ſes Juges iniques, mais il les pria de traiter un jour ſes enfants comme lui-même, s’ils étaient aſſez heureux pour mériter leur haine comme lui : le Légiſlateur des Chrétiens, infiniment ſupérieur, pria ſon Père de pardonner à ſes ennemis.

Si Jésus-Christ ſembla craindre la mort, ſi l’angoiſſe qu’il reſſentit fut ſi extrême qu’il en eut une ſueur mêlée de ſang, ce qui eſt le ſymptôme le plus violent & le plus rare, c’eſt qu’il daigna s’abaiſſer à toute la faibleſſe du corps humain qu’il avait revêtu. Son corps tremblait, & ſon âme était inébranlable ; il nous apprenait que la vraie force, la vraie grandeur conſiſtent à ſupporter des maux ſous leſquels notre nature ſuccombe. Il y a un extrême courage à courir à la mort en la redoutant.

Socrate avait traité les Sophiſtes d’ignorants, & les avait convaincus de mauvaiſe foi : Jésus, uſant de ſes droits divins, traita les Scribes & les PhariſiensSt. Math. Chap. 23. d’hypocrites, d’inſenſés, d’aveugles, de méchants, de ſerpents, de race de vipère.

Socrate ne fut point accuſé de vouloir fonder une ſecte nouvelle ; on n’accuſa point Jésus-Christ d’en avoir voulu introduire uneSt. Math. Chap. 26.. Il eſt dit que les Princes des Prêtres, & tout le Conſeil, cherchaient un faux témoignage contre Jésus pour le faire périr.

Or, s’ils cherchaient un faux témoignage, ils ne lui reprochaient donc pas d’avoir prêché publiquement contre la Loi. Il fut en effet ſoumis à la Loi de Moïſe depuis ſon enfance juſqu’à ſa mort : on le circoncit le huitième jour comme tous les autres enfants. S’il fut depuis baptiſé dans le Jourdain, c’était une cérémonie conſacrée chez les Juifs, comme chez tous les Peuples de l’Orient. Toutes les ſouillures légales ſe nettoyaient par le Baptême ; c’eſt ainſi qu’on conſacrait les Prêtres : on ſe plongeait dans l’eau à la fête de l’expiation ſolennelle, on baptiſait les Proſélites.

Jésus obſerva tous les points de la Loi ; il fêta tous les jours de Sabath ; il s’abſtint des viandes défendues ; il célébra toutes les fêtes ; & même avant ſa mort il avait célébré la Pâque : on ne l’accuſa ni d’aucune opinion nouvelle, ni d’avoir obſervé aucun Rite étranger. Né Iſraélite, il vécut conſtamment en Iſraélite.

Deux témoins qui ſe préſentèrent, l’accuſèrent d’avoir ditSt. Math. chap. 26, v. 61., qu’il pourrait détruire le Temple, & le rebâtir en trois jours. Un tel diſcours était incompréhenſible pour les Juifs charnels, mais ce n’était pas une accuſation de vouloir fonder une nouvelle ſecte.

Le Grand-Prêtre l’interrogea, & lui dit : Je vous commande par le Dieu vivant, de nous dire, ſi vous êtes le Christ, Fils de Dieu. On ne nous apprend point ce que le Grand-Prêtre entendait par Fils de Dieu. On ſe ſervait quelquefois de cette expreſſion pour ſignifier un juſte,[39] comme on employait les mots de fils de Bélial, pour ſignifier un méchant. Les Juifs groſſiers n’avaient aucune idée du myſtère ſacré d’un Fils de Dieu, Dieu lui-même, venant ſur la terre.

Jésus lui répondit : Vous l’avez dit ; mais je vous dis que vous verrez bientôt le fils de l’homme aſſis à la droite de la vertu de Dieu, venant ſur les nuées du Ciel.

Cette réponſe fut regardée, par le Sanhédrin irrité, comme un blaſphème. Le Sanhédrin n’avait plus le droit du glaive : ils traduiſirent Jésus devant le Gouverneur Romain de la province, & l’accuſèrent calomnieuſement d’être un perturbateur du repos public, qui diſait qu’il ne fallait pas payer le tribut à Céſar, & qui de plus ſe diſait Roi des Juifs. Il eſt donc de la plus grande évidence qu’il fut accuſé d’un crime d’État.

Le Gouverneur Pilate ayant appris qu’il était Galiléen, le renvoya d’abord à Hérode, Tétrarque de Galilée. Hérode crut qu’il était impoſſible que Jésus pût aſpirer à ſe faire chef de parti, & prétendre à la Royauté ; il le traita avec mépris, & le renvoya à Pilate, qui eut l’indigne faibleſſe de le condamner, pour apaiſer le tumulte excité contre lui-même, d’autant plus qu’il avait eſſuyé déjà une révolte des Juifs, à ce que nous apprend Joſeph. Pilate n’eut pas la même généroſité qu’eut depuis le Gouverneur Feſtus.

Je demande à préſent, ſi c’eſt la tolérance, ou l’intolérance, qui eſt de droit divin ? Si vous voulez reſſembler à Jésus-Christ, ſoyez martyrs, & non pas bourreaux.


CHAPITRE XV.
Témoignages contre l’Intolérance.


C’Eſt une impiété d’ôter, en matière de Religion, la liberté aux hommes, d’empêcher qu’ils ne faſſent choix d’une Divinité ; aucun homme, aucun Dieu ne voudrait d’un ſervice forcé. (Apologétique, ch. 24.)

Si on uſait de violence pour la défenſe de la Foi, les Évêques s’y oppoſeraient. (St. Hilaire, Liv. I.)

La Religion forcée n’eſt plus Religion ; il faut perſuader, & non contraindre. La Religion ne ſe commande point. (Lactance, Liv. 3.)

C’eſt une exécrable héréſie de vouloir tirer par la force, par les coups, par les empriſonnements, ceux qu’on n’a pu convaincre par la raiſon. (St. Athanaſe, Liv. I.)

Rien n’eſt plus contraire à la Religion que la contrainte. (St Juſtin, Martyr, Liv. 5.)

Perſécuterons-nous ceux que Dieu tolère ? dit St. Auguſtin, avant que ſa querelle avec les Donatiſtes l’eût rendu trop ſévère.

Qu’on ne faſſe aucune violence aux Juifs, (4me. Concile de Tolède, 56me. canon.)

Conſeillez, & ne forcez pas. (Lettres de St. Bernard.)

Nous ne prétendons point détruire les erreurs par la violence. (Diſcours du Clergé de France à Louis XIII.)

Nous avons toujours déſapprouvé les voyes de rigueur. (Aſſemblée du Clergé, 11me. Aouſt 1560.)

Nous ſavons que la Foi ſe perſuade, & ne ſe commande point. (Fléchier, Évêque de Nîmes, Lettre 19.)

On ne doit pas même uſer de termes inſultants. (L’Évêque du Belley dans une Inſtr. paſtorale.)

Souvenez-vous que les maladies de l’âme ne ſe guériſſent point par contrainte & par violence. (Le Cardinal le Camus, Inſtruction paſtorale de 1688.)

Accordez à tous la tolérance civile. (Fénelon, Archevêque de Cambrai, au Duc de Bourgogne.)

L’exaction forcée d’une Religion eſt une preuve évidente que l’eſprit qui la conduit eſt un eſprit ennemi de la vérité. (Dirois, Docteur de Sorbonne, Liv. 6, chap. 4.)

La violence peut faire des hypocrites ; on ne perſuade point quand on fait retentir partout les menaces. (Tillemont, Hiſt. Eccl. tom. 6.)

Il nous a paru conforme à l’équité & à la droite raiſon, de marcher ſur les traces de l’ancienne Égliſe, qui n’a point uſé de violence pour établir & étendre la Religion. (Remontr. du Parlement de Paris à Henri II.)

L’expérience nous apprend que la violence eſt plus capable d’irriter que de guérir un mal qui a ſa racine dans l’eſprit &c. (De Thou, Épître dédicatoire à Henri IV.)

La Foi ne s’inſpire pas à coups d’épée. (Cériſier, ſur les règnes de Henri IV & de Louis XIII.)

C’eſt un zèle barbare que celui qui prétend planter la Religion dans les cœurs, comme ſi la perſuaſion pouvait être l’effet de la contrainte. (Boulainvilliers, État de la France.)

Il en eſt de la Religion comme de l’amour ; le commandement n’y peut rien, la contrainte encore moins ; rien de plus indépendant que d’aimer & de croire. (Amelot de la Houſſaye, ſur les Lettres du Cardinal d’Oſſat.)

Si le Ciel vous a aſſez aimé pour vous faire voir la vérité, il vous a fait une grande grâce : mais eſt-ce à ceux qui ont l’héritage de leur Père, de haïr ceux qui ne l’ont pas ? (Eſprit des Loix, Liv. 25.)

On pourrait faire un Livre énorme, tout compoſé de pareils paſſages. Nos Hiſtoires, nos Diſcours, nos Sermons, nos Ouvrages de morale, nos Catéchiſmes, reſpirent tous, enſeignent tous aujourd’hui ce devoir ſacré de l’indulgence. Par quelle fatalité, par quelle inconſéquence démentirions-nous dans la pratique une théorie que nous annonçons tous les jours ? Quand nos actions démentent notre morale, c’eſt que nous croyons qu’il y a quelque avantage pour nous à faire le contraire de ce que nous enſeignons ; mais certainement il n’y a aucun avantage à perſécuter ceux qui ne ſont pas de notre avis, & à nous en faire haïr. Il y a donc, encore une fois, de l’abſurdité dans l’intolérance. Mais, dira-t-on, ceux qui ont intérêt à gêner les conſciences ne ſont point abſurdes. C’eſt à eux que s’adreſſe le Chapitre ſuivant.


CHAPITRE XVI.
Dialogue entre un mourant & un homme qui ſe porte bien.


UN Citoyen était à l’agonie dans une Ville de Province ; un homme en bonne ſanté vint inſulter à ſes derniers moments, & lui dit :

Miſérable ! penſe comme moi tout-à-l’heure, ſigne cet Écrit, confeſſe que cinq propoſitions ſont dans un Livre que ni toi ni moi n’avons jamais lu ; ſois tout-à-l’heure du ſentiment de Lamfran contre Bérenger, de St. Thomas contre St. Bonaventure ; embraſſe le ſecond Concile de Nicée contre le Concile de Francfort ; explique-moi dans l’inſtant, comment ces paroles : Mon père eſt plus grand que moi, ſignifient expreſſément : Je ſuis auſſi grand que lui.

Dis-moi comment le Père communique tout au Fils, excepté la paternité, ou je vais faire jetter ton corps à la voirie ; tes enfants n’hériteront point, ta femme ſera privée de ſa dot, & ta famille mendiera du pain que mes pareils ne lui donneront pas.

Le Mourant.

J’entends à peine ce que vous me dites ; les menaces que vous me faites parviennent confuſément à mon oreille, elles troublent mon âme, elles rendent ma mort affreuſe. Au nom de Dieu, ayez pitié de moi !

Le Barbare.

De la pitié ! je n’en puis avoir ſi tu n’es pas de mon avis en tout.

Le Mourant.

Hélas ! vous ſentez qu’à ces derniers moments tous mes ſens ſont flétris, toutes les portes de mon entendement ſont fermées, mes idées s’enfuyent, ma penſée s’éteint. Suis-je en état de diſputer ?

Le Barbare.

Eh bien, ſi tu ne peux pas croire ce que je veux, dis que tu le crois, & cela me ſuffit.

Le Mourant.

Comment puis-je me parjurer pour vous plaire ? Je vais paroître dans un moment devant le Dieu qui punit le parjure.

Le Barbare.

N’importe ; tu auras le plaiſir d’être enterré dans un cimetière, & ta femme, tes enfants auront de quoi vivre. Meurs en hypocrite : l’hypocriſie eſt une bonne choſe ; c’eſt, comme on dit, un hommage que le vice rend à la vertu. Un peu d’hypocriſie, mon Ami, qu’eſt-ce que cela coûte ?

Le Mourant.

Hélas ! vous mépriſez Dieu, ou vous ne le reconnaiſſez pas, puiſque vous me demandez un menſonge à l’article de la mort, vous qui devez bientôt recevoir votre jugement de lui, & qui répondrez de ce menſonge.

Le Barbare.

Comment, inſolent ! je ne reconnais point de Dieu ?

Le Mourant.

Pardon, mon frère, je crains que vous n’en connaiſſiez pas. Celui que j’adore ranime en ce moment mes forces, pour vous dire d’une voix mourante, que ſi vous croyez en Dieu, vous devez uſer envers moi de charité. Il m’a donné ma femme & mes enfants, ne les faites pas périr de miſère. Pour mon corps, faites-en ce que vous voudrez, je vous l’abandonne ; mais croyez en Dieu, je vous en conjure !

Le Barbare.

Fais, ſans raiſonner, ce que je t’ai dit ; je le veux, je l’ordonne.

Le Mourant.

Et quel intérêt avez-vous à me tant tourmenter ?

Le Barbare.

Comment ! quel intérêt ? ſi j’ai ta ſignature, elle me vaudra un bon Canonicat.

Le Mourant.

Ah, mon frère ! voici mon dernier moment ; je meurs ; je vais prier Dieu qu’il vous touche & qu’il vous convertiſſe.

Le Barbare.

Au diable ſoit l’impertinent qui n’a point ſigné ! Je vais ſigner pour lui, & contrefaire ſon écriture.

La Lettre ſuivante eſt une confirmation de la même morale.

CHAPITRE XVII.
Lettre écrite au Jéſuite Le Tellier, par un Bénéficier, le 6 Mai 1714.

Mon Révérend Père,


J’Obéis aux ordres que Votre Révérence m’a donnés de lui préſenter les moyens les plus propres de délivrer Jésus & ſa Compagnie de leurs ennemis. Je crois qu’il ne reſte plus que cinq cent mille Huguenots dans le Royaume, quelques-uns diſent un million, d’autres quinze cents mille ; mais en quelque nombre qu’ils ſoient, voici mon avis, que je ſoumets très humblement au vôtre, comme je le dois.

1°. Il eſt aiſé d’attraper en un jour tous les Prédicants, & de les pendre tous à la fois dans une même place, non ſeulement pour l’édification publique, mais pour la beauté du ſpectacle.

2°. Je ferais aſſaſſiner dans leurs lits, tous les pères & mères, parce que ſi on les tuait dans les rues, cela pourrait cauſer quelque tumulte ; pluſieurs même pourraient ſe ſauver, ce qu’il faut éviter, ſur toute choſe. Cette exécution eſt un corollaire néceſſaire de nos principes ; car s’il faut tuer un hérétique, comme tant de grands Théologiens le prouvent, il eſt évident qu’il faut les tuer tous.

3°. Je marierais le lendemain toutes les filles à de bons Catholiques, attendu qu’il ne faut pas dépeupler trop l’État après la dernière guerre ; mais à l’égard des garçons de quatorze & quinze ans, déjà imbus de mauvais principes, qu’on ne peut ſe flatter de détruire, mon opinion eſt qu’il faut les châtrer tous, afin que cette engeance ne ſoit jamais reproduite. Pour les autres petits garçons, ils ſeront élevés dans vos Collèges, & on les fouettera juſqu’à ce qu’ils ſachent par cœur les Ouvrages de Sanchez & de Molina.

4°. Je penſe, ſauf correction, qu’il en faut faire autant à tous les Luthériens d’Alſace, attendu que dans l’année 1704, j’aperçus deux vieilles de ce PayS-là qui riaient le jour de la bataille d’Hochſtedt.

5°. L’article des Janſéniſtes paraîtra peut-être un peu plus embarraſſant ; je les crois au nombre de ſix millions, au moins ; mais un eſprit tel que le vôtre ne doit pas s’en effrayer. Je comprends parmi les Janſéniſtes tous les Parlements, qui ſoutiennent ſi indignement les Libertés de l’Égliſe Gallicane. C’eſt à Votre Révérence de peſer avec ſa prudence ordinaire les moyens de vous ſoumettre tous ces eſprits revêches. La conſpiration des poudres n’eut pas le ſuccès déſiré, parce qu’un des Conjurés eut l’indiſcrétion de vouloir ſauver la vie à ſon ami : mais comme vous n’avez point d’ami, le même inconvénient n’eſt point à craindre ; il vous ſera fort aiſé de faire ſauter tous les Parlements du Royaume avec cette invention du Moine Schwarts, qu’on appelle pulvis pyrius. Je calcule qu’il faut, l’un portant l’autre, trente-ſix tonneaux de poudre pour chaque Parlement ; & ainſi en multipliant douze Parlements par trente-ſix tonneaux, cela ne compoſe que quatre cent trente-deux tonneaux, qui, à cent écus pièce, font la ſomme de cent vingt-neuf mille ſix cents livres ; c’eſt une bagatelle pour le Révérend Père Général.

Les Parlements une fois ſautés, vous donnerez leurs Charges à vos Congréganiſtes, qui ſont parfaitement inſtruits des Loix du Royaume.

6°. Il ſera aiſé d’empoiſonner Mr. le Cardinal de Noailles, qui eſt un homme ſimple, & qui ne ſe défie de rien.

Votre Révérence emploiera les mêmes moyens de converſion auprès de quelques Évêques rénitents : leurs Évêchés ſeront mis entre les mains des Jéſuites, moyennant un bref du Pape ; alors tous les Évêques étant du parti de la bonne cauſe, & tous les Curés étant habilement choiſis par les Évêques, voici ce que je conſeille, ſous le bon plaiſir de Votre Révérence.

7°. Comme on dit que les Janſéniſtes communient au moins à Pâques, il ne ſerait pas mal de ſaupoudrer les Hoſties de la drogue dont on ſe ſervit pour faire juſtice de l’Empereur Henri VII. Quelque Critique me dira peut-être, qu’on riſquerait dans cette opération, de donner auſſi la mort aux rats aux Moliniſtes : cette objection eſt forte ; mais il n’y a point de projet qui n’ait des inconvénients, point de ſyſtême qui ne menace ruine par quelque endroit. Si on était arrêté par ces petites difficultés, on ne viendroit jamais à bout de rien : & d’ailleurs, comme il s’agit de procurer le plus grand bien qu’il ſoit poſſible, il ne faut pas ſe ſcandaliſer ſi ce grand bien entraîne après lui quelques mauvaiſes ſuites, qui ne ſont de nulle conſidération.

Nous n’avons rien à nous reprocher : il eſt démontré que tous les prétendus Réformés, tous les Janſéniſtes, ſont dévolus à l’Enfer ; ainſi nous ne faiſons que hâter le moment où ils doivent entrer en poſſeſſion.

Il n’eſt pas moins clair que le Paradis appartient de droit aux Moliniſtes ; donc en les faiſant périr par mégarde, & ſans aucune mauvaiſe intention, nous accélérons leur joye : nous ſommes dans l’un & l’autre cas les Miniſtres de la Providence.

Quant à ceux qui pourraient être un peu effarouchés du nombre, Votre Paternité pourra leur faire remarquer, que depuis les jours floriſſants de l’Égliſe, juſqu’à 1707, c’eſt-à-dire, depuis environ quatorze cents ans, la Théologie a procuré le maſſacre de plus de cinquante millions d’hommes ; & que je ne propoſe d’en étrangler, ou égorger, ou empoiſonner qu’environ ſix millions cinq cent mille.

On nous objectera peut-être encore que mon compte n’eſt pas juſte, & que je viole la règle de trois ; car, dira-t-on, ſi en quatorze cents ans il n’a péri que cinquante millions d’hommes pour des diſtinctions, des dilemmes, & des enthymêmes Théologiques, cela ne fait par année que trente-cinq mille ſept cent quatorze perſonnes, avec fraction ; & qu’ainſi je tue ſix millions ſoixante-quatre mille deux cent quatre-vingt-cinq perſonnes de trop, avec fraction, pour la préſente année. Mais, en vérité, cette chicane eſt bien puérile ; on peut même dire qu’elle eſt impie : car ne voit-on pas par mon procédé que je ſauve la vie à tous les Catholiques juſqu’à la fin du Monde ? On n’aurait jamais fait, ſi on voulait répondre à toutes les critiques.

Je ſuis avec un profond reſpect, de Votre Paternité,

Le très humble, très dévot & très doux
R… natif d’Angoulême, Préfet de
la Congrégation.

Ce projet ne put être exécuté, parce qu’il fallut beaucoup de temps pour prendre de juſtes meſures, & que le Père Le Tellier fut exilé l’année ſuivante. Mais comme il faut examiner le pour & le contre, il eſt bon de rechercher dans quels cas on pourrait légitimement ſuivre en partie les vues du Correſpondant du Père Le Tellier. Il paraît qu’il ſerait dur d’exécuter ce projet dans tous ſes points ; mais il faut voir dans quelles occaſions on doit rouer, ou pendre, ou mettre aux galères les gens qui ne ſont pas de notre avis : c’eſt l’objet du Chapitre ſuivant.


CHAPITRE XVIII.
Seuls cas où l’Intolérance eſt de droit humain


POur qu’un Gouvernement ne ſoit pas en droit de punir les erreurs des hommes, il eſt néceſſaire que ces erreurs ne ſoient pas des crimes ; elles ne ſont des crimes que quand elles troublent la Société ; elles troublent cette Société, dès qu’elles inſpirent le fanatiſme ; il faut donc que les hommes commencent par n’être pas fanatiques, pour mériter la Tolérance.

Si quelques jeunes Jéſuites, ſachant que l’Égliſe a les Réprouvés en horreur, que les Janſéniſtes ſont condamnés par une Bulle, qu’ainſi les Janſéniſtes ſont réprouvés, s’en vont brûler une maiſon des Pères de l’Oratoire parce que Queſnel l’Oratorien était Janſéniſte, il eſt clair qu’on ſera bien obligé de punir ces Jéſuites.

De même, s’ils ont débité des maximes coupables, ſi leur inſtitut eſt contraire aux Loix du Royaume, on ne peut s’empêcher de diſſoudre leur Compagnie, & d’abolir les Jéſuites pour en faire des Citoyens ; ce qui au fond eſt un mal imaginaire, & un bien réel pour eux : car où eſt le mal de porter un habit court au-lieu d’une ſoutane, & d’être libre au-lieu d’être eſclave ? On réforme à la paix des Régiments entiers, qui ne ſe plaignent pas : pourquoi les Jéſuites pouſſent-ils de ſi hauts cris, quand on les réforme pour avoir la paix ?

Que les Cordeliers, tranſportés d’un ſaint zèle pour la Vierge Marie, aillent démolir l’Égliſe des Jacobins, qui penſent que Marie eſt née dans le péché originel ; on ſera obligé alors de traiter les Cordeliers à peu près comme les Jéſuites.

On en dira autant des Luthériens & des Calviniſtes : ils auront beau dire, nous ſuivons les mouvements de notre conſcience, il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ; nous ſommes le vrai troupeau, nous devons exterminer les loups. Il eſt évident qu’alors ils ſont loups eux-mêmes.

Un des plus étonnants exemples de fanatiſme, a été une petite ſecte en Dannemark, dont le principe était le meilleur du monde. Ces gens-là voulaient procurer le ſalut éternel à leurs frères ; mais les conſéquences de ce principe étaient ſingulières. Ils ſavaient que tous les petits enfants qui meurent ſans Baptême ſont damnés, & que ceux qui ont le bonheur de mourir immédiatement après avoir reçu le Baptême, jouiſſent de la gloire éternelle : ils allaient égorgeant les garçons & les filles nouvellement baptiſés, qu’ils pouvaient rencontrer ; c’était ſans doute leur faire le plus grand bien qu’on pût leur procurer : on les préſervait à la fois du péché, des miſères de cette vie, & de l’Enfer ; on les envoyait infailliblement au Ciel. Mais ces gens charitables ne conſidéraient pas qu’il n’eſt pas permis de faire un petit mal pour un grand bien ; qu’ils n’avaient aucun droit ſur la vie de ces petits enfants ; que la plupart des pères & mères ſont aſſez charnels pour aimer mieux avoir auprès d’eux leurs fils & leurs filles que de les voir égorger pour aller en Paradis ; & qu’en un mot, le Magiſtrat doit punir l’homicide, quoiqu’il ſoit fait à bonne intention.

Les Juifs ſembleraient avoir plus de droit que perſonne, de nous voler & de nous tuer. Car bien qu’il y ait cent exemples de tolérance dans l’ancien Teſtament, cependant il y a auſſi quelques exemples & quelques Loix de rigueur. Dieu leur a ordonné quelquefois de tuer les idolâtres, & de ne réſerver que les filles nubiles : ils nous regardent comme idolâtres ; & quoique nous les tolérions aujourd’hui, ils pourraient bien, s’ils étaient les Maîtres, ne laiſſer au monde que nos filles.

Ils ſeraient ſur-tout dans l’obligation indiſpenſable d’aſſaſſiner tous les Turcs ; cela va ſans difficulté : car les Turcs poſſèdent le Pays des Héthéens, des Jébuſéens, des Amorrhéens, Jerſénéens, Hévéens, Aracéens, Cinéens, Hamatéens, Samaréens ; tous ces Peuples furent dévoués à l’anathême ; leur Pays, qui était de plus de vingt-cinq lieues de long, fut donné aux Juifs par pluſieurs pactes conſécutifs ; ils doivent rentrer dans leur bien : les Mahométans en ſont les uſurpateurs depuis plus de mille ans.

Si les Juifs raiſonnaient ainſi aujourd’hui, il eſt clair qu’il n’y aurait d’autre réponſe à leur faire que de les empaler.

Ce ſont à peu près les ſeuls cas où l’intolérance paraît raiſonnable. ----

CHAPITRE XIX.
Relation d’une diſpute de controverſe à la Chine.


DAns les premières années du règne du grand Empereur Kam-hi, un Mandarin de la Ville de Kanton entendit de ſa maiſon un grand bruit qu’on faiſait dans la maiſon voiſine ; il s’informa ſi l’on ne tuait perſonne ; on lui dit que c’était l’Aumônier de la Compagnie Danoiſe, un Chapelain de Batavia, & un Jéſuite qui diſputaient : il les fit venir, leur fit ſervir du thé & des confitures, & leur demanda pourquoi ils ſe querellaient.

Ce Jéſuite lui répondit qu’il était bien douloureux pour lui, qui avait toujours raiſon, d’avoir affaire à des gens qui avaient toujours tort ; que d’abord il avait argumenté avec la plus grande retenue, mais qu’enfin la patience lui avait échappé.

Le Mandarin leur fit ſentir, avec toute la diſcrétion poſſible, combien la politeſſe eſt néceſſaire dans la diſpute, leur dit qu’on ne ſe fâchait jamais à la Chine, & leur demanda de quoi il s’agiſſait.

Le Jéſuite lui répondit : Monſeigneur, je vous en fais juge ; ces deux Meſſieurs refuſent de ſe ſoumettre aux déciſions du Concile de Trente.

Cela m’étonne, dit le mandarin. Puis ſe tournant vers les deux réfractaires : Il me paraît, leur dit-il, Meſſieurs, que vous devriez reſpecter les avis d’une grande Aſſemblée : je ne ſais pas ce que c’eſt que le Concile de Trente ; mais pluſieurs perſonnes ſont toujours plus inſtruites qu’une ſeule. Nul ne doit croire qu’il en ſait plus que les autres, & que la raiſon n’habite que dans ſa tête ; c’eſt ainſi que l’enſeigne notre grand ConfuciuS ; & ſi vous m’en croyez, vous ferez très-bien de vous en rapporter au Concile de Trente.

Le Danois prit alors la parole, & dit : Monſeigneur parle avec la plus grande ſageſſe ; nous reſpectons les grandes Aſſemblées comme nous le devons ; auſſi ſommes-nous entièrement de l’avis de pluſieurs Aſſemblées qui ſe ſont tenues avant celle de Trente.

Oh ! ſi cela eſt ainſi, dit le Mandarin, je vous demande pardon, vous pourriez bien avoir raiſon. Ça, vous êtes donc du même avis, ce Hollandais & vous, contre ce pauvre Jéſuite ?

Point du tout, dit le Hollandais : cet homme-ci a des opinions preſque auſſi extravagantes que celles de ce Jéſuite, qui fait ici le doucereux avec vous ; il n’y a pas moyen d’y tenir.

Je ne vous conçois pas, dit le Mandarin : N’êtes-vous pas tous trois Chrétiens ? Ne venez-vous pas tous trois enſeigner le Chriſtianiſme dans notre Empire ? & ne devez-vous pas par conſéquent avoir les mêmes dogmes ?

Vous voyez, Monſeigneur, dit le Jéſuite : ces deux gens-ci ſont ennemis mortels, & diſputent tous deux contre moi ; il eſt donc évident qu’ils ont tous les deux tort, & que la raiſon n’eſt que de mon côté. Cela n’eſt pas ſi évident, dit le Mandarin : il ſe pourrait faire à toute force que vous euſſiez tort tous trois ; je ſerais curieux de vous entendre l’un après l’autre.

Le Jéſuite fit alors un aſſez long diſcours, pendant lequel le Danois et le Hollandais levaient les épaules ; le Mandarin n’y comprit rien. Le Danois parla à ſon tour ; ſes deux Adverſaires le regardèrent en pitié, & le Mandarin n’y comprit pas davantage. Le Hollandais eut le même ſort. Enfin, ils parlèrent tous trois enſemble, ils ſe dirent de groſſes injures. L’honnête Mandarin eut bien de la peine à mettre le holà, & leur dit : Si vous voulez qu’on tolère ici votre Doctrine, commencez par n’être ni intolérants ni intolérables.

Au ſortir de l’audience, le Jéſuite rencontra un Miſſionnaire Jacobin ; il lui apprit qu’il avait gagné ſa cauſe, l’aſſurant que la vérité triomphait toujours. Le Jacobin lui dit : Si j’avais été là, vous ne l’auriez pas gagnée ; je vous aurais convaincu de menſonge & d’idolâtrie. La querelle s’échauffa ; le Jacobin & le Jéſuite ſe prirent aux cheveux. Le Mandarin informé du ſcandale les envoya tous deux en priſon. Un Sous-Mandarin dit au Juge : Combien de temps votre Excellence veut-elle qu’ils ſoient aux Arrêts ? Juſqu’à ce qu’ils ſoient d’accord, dit le Juge. Ah ! dit le Sous-Mandarin, ils ſeront donc en priſon toute leur vie. Eh bien, dit le Juge, juſqu’à ce qu’ils ſe pardonnent. Ils ne ſe pardonneront jamais, dit l’autre, je les connais. Eh bien donc, dit le Mandarin, juſqu’à ce qu’ils faſſent ſemblant de ſe pardonner.


CHAPITRE XX.
S’il eſt utile d’entretenir le Peuple dans la ſuperſtition ?


TElle eſt la faibleſſe du Genre-Humain, & telle eſt ſa perverſité, qu’il vaut mieux ſans doute pour lui d’être ſubjugué par toutes les ſuperſtitions poſſibles, pourvu qu’elles ne ſoient point meurtrières, que de vivre ſans Religion. L’homme a toujours eu beſoin d’un frein ; & quoiqu’il fût ridicule de ſacrifier aux Faunes, aux Sylvains, aux Naïades, il était bien plus raiſonnable & plus utile d’adorer ces images fantaſtiques de la Divinité, que de ſe livrer à l’athéiſme. Un Athée qui ſerait raiſonneur, violent & puiſſant, ſerait un fléau auſſi funeſte qu’un ſuperſtitieux ſanguinaire.

Quand les hommes n’ont pas de notions ſaines de la Divinité, les idées fauſſes y ſuppléent, comme dans les temps malheureux on trafique avec de la mauvaiſe monnoye, quand on n’en a pas de bonne. Le Païen craignait de commettre un crime, de peur d’être puni par les faux Dieux. Le Malabare craint d’être puni par ſa Pagode. Par-tout où il y a une Société établie, une Religion eſt néceſſaire ; les Loix veillent ſur les crimes commis, & la Religion ſur les crimes ſecrets.

Mais lorſqu’une fois les hommes ſont parvenus à embraſſer une Religion pure & ſainte, la ſuperſtition devient, non ſeulement inutile, mais très-dangereuſe. On ne doit pas chercher à nourrir de gland ceux que Dieu daigne nourrir de pain.

La ſuperſtition eſt à la Religion ce que l’Aſtrologie eſt à l’Aſtronomie, la fille très-folle d’une mère très-ſage. Ces deux filles ont long-temps ſubjugué toute la terre.

Lorſque dans nos ſiècles de barbarie il y avait à peine deux Seigneurs féodaux qui euſſent chez eux un nouveau Teſtament, il pouvait être pardonnable de préſenter des fables au vulgaire, c’eſt-à-dire, à ces Seigneurs féodaux, à leurs femmes imbécilles, & aux brutes, leurs vaſſaux : on leur faiſait croire que St. Chriſtophe avait porté l’enfant Jésus du bord d’une rivière à l’autre ; on les repaiſſait d’hiſtoires de Sorciers et de poſſédés : ils imaginaient aiſément que St. Genou guériſſait de la goutte, & que Ste. Claire guériſſait les yeux malades. Les enfants croyaient au loup-garou, & les pères au cordon de St. François. Le nombre des Reliques était innombrable.

La rouille de tant de ſuperſtitions a ſubſiſté encore quelque temps chez les Peuples, lors même qu’enfin la Religion fut épurée. On ſait que quand Mr. de Noailles, Évêque de Châlons, fit enlever & jeter au feu la prétendue Relique du ſaint nombril de Jésus-Christ, toute la ville de Châlons lui fit un procès ; mais il eut autant de courage que de piété, & il parvint bientôt à faire croire aux Champenois qu’on pouvait adorer Jésus-Christ en eſprit & en vérité, ſans avoir ſon nombril dans une Égliſe.

Ceux qu’on appelait Janſéniſtes, ne contribuèrent pas peu à déraciner inſenſiblement dans l’eſprit de la Nation, la plupart des fauſſes idées qui déshonoraient la Religion Chrétienne. On ceſſa de croire qu’il ſuffiſait de réciter l’Oraiſon de trente jours à la Vierge Marie, pour obtenir tout ce qu’on voulait, & pour pécher impunément.

Enfin, la Bourgeoiſie a commencé à ſoupçonner que ce n’était pas Ste. Geneviève qui donnait ou arrêtait la pluye, mais que c’était Dieu lui-même qui diſpoſait des éléments. Les Moines ont été étonnés que leurs Saints ne fiſſent plus de miracles ; & ſi les Écrivains de la Vie de St. François-Xavier revenaient au monde, ils n’oſeraient pas écrire que ce Saint reſſuſcita neuf morts, qu’il ſe trouva en même-temps ſur mer & ſur terre, & que ſon Crucifix étant tombé dans la mer, un cancre vint le lui rapporter.

Il en a été de même des excommunications. Nos Hiſtoriens nous diſent que lorſque le Roi Robert eut été excommunié par le Pape Grégoire V, pour avoir épouſé la Princeſſe Berthe, ſa commère, ſes domeſtiques jettaient par les fenêtres les viandes qu’on avait ſervies au Roi, & que la reine Berthe accoucha d’une oye en punition de ce mariage inceſtueux. On doute aujourd’hui que les Maîtres-d’Hôtel d’un Roi de France excommunié, jettaſſent ſon dîner par la fenêtre, & que la Reine mît au monde un oiſon en pareil cas.

S’il y a quelques convulſionnaires dans un coin d’un fauxbourg, c’eſt une maladie pédiculaire, dont il n’y a que la plus vile populace qui ſoit attaquée. Chaque jour la raiſon pénètre en France dans les boutiques des Marchands, comme dans les Hôtels des Seigneurs. Il faut donc cultiver les fruits de cette raiſon, d’autant plus qu’il eſt impoſſible de les empêcher d’éclorre. On ne peut gouverner la France après qu’elle a été éclairée par les Paſchals, les Nicoles, les Arnauds, les Boſſuets, les Deſcartes, les Gaſſendis, les Bayles, les Fontenelles, &c., comme on la gouvernait du temps des Garaſſes & des Menots.

Si les Maîtres d’erreur, je dis les grands Maîtres, ſi long-temps payés & honorés pour abrutir l’eſpèce humaine, ordonnaient aujourd’hui de croire que le grain doit pourrir pour germer, que la terre eſt immobile ſur ſes fondements, qu’elle ne tourne point autour du Soleil, que les marées ne ſont pas un effet naturel de la gravitation, que l’arc-en-ciel n’eſt pas formé par la réfraction & la réflexion des rayons de la lumière, &c., & s’ils ſe fondaient ſur des paſſages mal-entendus de la ſainte Écriture pour appuyer leurs ordonnances, comment ſeraient-ils regardés par tous les hommes inſtruits ? Le terme de bêtes ſerait-il trop fort ? Et ſi ces ſages Maîtres ſe ſervaient de la force & de la perſécution pour faire régner leur ignorance inſolente, le terme de bêtes farouches ſerait-il déplacé ?

Plus les ſuperſtitions des Moines ſont mépriſées, plus les Évêques ſont reſpectés, & les Curés conſidérés ; ils ne font que du bien, & les ſuperſtitions monachales ultramontaines feraient beaucoup de mal. Mais de toutes les ſuperſtitions, la plus dangereuſe, n’eſt-ce pas celle de haïr ſon Prochain pour ſes opinions ? & n’eſt-il pas évident qu’il ſerait encore plus raiſonnable d’adorer le ſaint nombril, le ſaint prépuce, le lait & la robe de la Vierge Marie, que de déteſter & de perſécuter ſon frère ?


CHAPITRE XXI.
Vertu vaut mieux que ſcience


MOins de dogmes, moins de diſputes ; & moins de diſputes, moins de malheurs : ſi cela n’eſt pas vrai, j’ai tort.

La Religion eſt inſtituée pour nous rendre heureux dans cette vie & dans l’autre. Que faut-il pour être heureux dans la vie à venir ? Être juſte.

Pour être heureux dans celle-ci, autant que le permet la miſère de notre nature, que faut-il ? Être indulgent.

Ce ſerait le comble de la folie de prétendre amener tous les hommes à penſer d’une manière uniforme ſur la Métaphyſique. On pourrait beaucoup plus aiſément ſubjuguer l’Univers entier par les armes, que ſubjuguer tous les eſprits d’une ſeule Ville.

Euclide eſt venu aiſément à bout de perſuader à tous les hommes les vérités de la Géométrie ; pourquoi ? parce qu’il n’y en a pas une qui ne ſoit un corollaire évident de ce petit axiome : Deux & deux font quatre. Il n’en eſt pas tout-à-fait de même dans le mélange de la Métaphyſique & de la Théologie.

Lorſque l’Évêque Alexandre, & le prêtre Arios ou Arius commencèrent à diſputer ſur la manière dont le Logos était une émanation du Père, l’Empereur Conſtantin leur écrivit d’abord ces paroles rapportées par Euſèbe, & par Socrate : Vous êtes de grands fous de diſputer ſur des choſes que vous ne pouvez entendre.

Si les deux partis avaient été aſſez ſages pour convenir que l’Empereur avait raiſon, le monde Chrétien n’aurait pas été enſanglanté pendant trois cents années.

Qu’y a-t-il en effet de plus fou & de plus horrible que de dire aux hommes : « Mes amis, ce n’eſt pas aſſez d’être des ſujets fidèles, des enfants ſoumis, des pères tendres, des voiſins équitables, de pratiquer toutes les vertus, de cultiver l’amitié, de fuir l’ingratitude, d’adorer Jésus-Christ en paix, il faut encore que vous ſachiez comment on eſt engendré de toute éternité, ſans être fait de toute éternité ; & ſi vous ne ſavez pas diſtinguer l’' Omouſion dans l’hypoſtaſe, nous vous dénonçons que vous ſerez brûlés à jamais ; & en attendant, nous allons commencer par vous égorger ? »

Si on avait préſenté une telle déciſion à un Archimède, à un Poſſidonius, à un Varron, à un Caton, à un Cicéron, qu’auraient-ils répondu ?

Conſtantin ne perſévéra point dans ſa réſolution d’impoſer ſilence aux deux partis ; il pouvait faire venir les Chefs de l’ergotiſme dans ſon Palais ; il pouvait leur demander par quelle autorité ils troublaient le monde : « Avez-vous les titres de la Famille divine ? Que vous importe que le Logos ſoit fait ou engendré, pourvu qu’on lui ſoit fidèle, pourvu qu’on prêche une bonne morale, & qu’on la pratique ſi on peut ? J’ai commis bien des fautes dans ma vie, & vous auſſi : vous êtes ambitieux, & moi auſſi : l’Empire m’a coûté des fourberies & des cruautés ; j’ai aſſaſſiné preſque tous mes proches, je m’en repens ; je veux expier mes crimes en rendant l’Empire Romain tranquille ; ne m’empêchez pas de faire le ſeul bien qui puiſſe faire oublier mes anciennes barbaries ; aidez-moi à finir mes jours en paix. » Peut-être n’aurait-il rien gagné ſur les diſputeurs : peut-être fut-il flatté de préſider à un Concile, en long habit rouge, la tête chargée de pierreries.

Voilà pourtant ce qui ouvrit la porte à tous ces fléaux qui vinrent de l’Aſie inonder l’Occident. Il ſortit de chaque verſet conteſté une furie armée d’un ſophiſme & d’un poignard, qui rendit tous les hommes inſenſés & cruels. Les Huns, les Hérules, les Goths & les Vandales qui ſurvinrent, firent infiniment moins de mal ; & le plus grand qu’ils firent, fut de ſe prêter enfin eux-mêmes à ces diſputes fatales.


CHAPITRE XXII.
De la Tolérance univerſelle


IL ne faut pas un grand art, une éloquence bien recherchée, pour prouver que des Chrétiens doivent ſe tolérer les uns les autres. Je vais plus loin ; je vous dis qu’il faut regarder tous les hommes comme nos frères. Quoi ! mon frère le Turc ? mon frère le Chinois ? le Juif ? le Siamois ? Oui, ſans doute ; ne ſommes-nous pas tous enfants du même Père, & créatures du même Dieu ?

Mais ces Peuples nous mépriſent ; mais ils nous traitent d’idolâtres ! Eh bien ! je leur dirai qu’ils ont grand tort. Il me ſemble que je pourrais étonner au moins l’orgueilleuſe opiniâtreté d’un Iman, ou d’un Talapoin, ſi je leur parlais à peu près ainſi.

Ce petit globe, qui n’eſt qu’un point, roule dans l’eſpace, ainſi que tant d’autres globes ; nous ſommes perdus dans cette immenſité. L’homme, haut d’environ cinq pieds, eſt aſſurément peu de choſe dans la création. Un de ces êtres imperceptibles dit à quelques-uns de ſes voiſins, dans l’Arabie, ou dans la Cafrerie : « Écoutez-moi ; car le Dieu de tous ces mondes m’a éclairé : il y a neuf cents millions de petites fourmis comme nous ſur la terre ; mais il n’y a que ma fourmilière qui ſoit chère à Dieu, toutes les autres lui ſont en horreur de toute éternité ; elle ſera ſeule heureuſe, & toutes les autres ſeront éternellement infortunées. »

Ils m’arrêteraient alors, & me demanderaient, quel eſt le fou qui a dit cette ſottiſe ? Je ſerais obligé de leur répondre : C’eſt vous-mêmes. Je tâcherais enſuite de les adoucir, mais cela ſerait bien difficile.

Je parlerais maintenant aux Chrétiens, & j’oſerais dire, par exemple, à un Dominicain Inquiſiteur pour la Foi : « Mon Frère, vous ſavez que chaque Province d’Italie a ſon jargon, & qu’on ne parle point à Veniſe & à Bergame comme à Florence. L’Académie de la Cruſca a fixé la Langue ; ſon Dictionnaire eſt une règle dont on ne doit pas s’écarter, & la Grammaire de Buon Matei eſt un guide infaillible qu’il faut ſuivre : mais, croyez-vous que le Conſul de l’Académie, & en ſon abſence Buon Matei, auraient pu en conſcience faire couper la langue à tous les Vénitiens & à tous les Bergamaſques qui auraient perſiſté dans leur patois ? »

L’inquiſiteur me répond ; « Il y a bien de la différence, il s’agit ici du ſalut de votre âme ; c’eſt pour votre bien que le Directoire de l’Inquiſition ordonne qu’on vous ſaiſiſſe ſur la dépoſition d’une ſeule perſonne, fût-elle infâme & repriſe de Juſtice ; que vous n’ayez point d’Avocat pour vous défendre, que le nom de votre accuſateur ne vous ſoit pas ſeulement connu ; que l’Inquiſiteur vous promette grâce, & enſuite vous condamne ; qu’il vous applique à cinq tortures différentes, & qu’enſuite vous ſoyez ou fouetté, ou mis aux galères, ou brûlé en cérémonie[40] : Le Père Ivonet, le Docteur Chucalon, Zanchinus, Campegius, Royas, Felinus, Gomarus, Diabarus, Gemelinus, y ſont formels, & cette pieuſe pratique ne peut ſouffrir de contradiction. »

Je prendrais la liberté de lui répondre : « Mon Frère, peut-être avez-vous raiſon, je ſuis convaincu du bien que vous voulez me faire, mais ne pourrais-je pas être ſauvé ſans tout cela ? »

Il eſt vrai que ces horreurs abſurdes ne ſouillent pas tous les jours la face de la terre ; mais elles ont été fréquentes, & on en compoſerait aiſément un volume beaucoup plus gros que les Évangiles qui les réprouvent. Non-ſeulement il eſt bien cruel de perſécuter, dans cette courte vie, ceux qui ne penſent pas comme nous ; mais je ne ſais s’il n’eſt pas bien hardi de prononcer leur damnation éternelle. Il me ſemble qu’il n’appartient guère à des atomes d’un moment, tels que nous ſommes, de prévenir ainſi les arrêts du Créateur. Je ſuis bien loin de combattre cette ſentence, hors de l’Égliſe point de ſalut : je la reſpecte, ainſi que tout ce qu’elle enſeigne ; mais en vérité, connaiſſons-nous toutes les voyes de Dieu, & toute l’étendue de ſes miſéricordes ? n’eſt-il pas permis d’eſpérer en lui autant que de le craindre ? N’eſt-ce pas aſſez d’être fidèles à l’Égliſe ? faudra-t-il que chaque Particulier uſurpe les droits de la Divinité, & décide avant elle du ſort éternel de tous les hommes ?

Quand nous portons le deuil d’un Roi de Suède, ou de Dannemark, ou d’Angleterre, ou de Pruſſe, diſons-nous que nous portons le deuil d’un Réprouvé qui brûle éternellement en Enfer ? Il y a dans l’Europe quarante millions d’Habitants qui ne ſont pas de l’Égliſe de Rome : dirons-nous à chacun d’eux, « Monſieur, attendu que vous êtes infailliblement damné, je ne veux ni manger, ni contracter, ni converſer avec vous ? »

Quel eſt l’Ambaſſadeur de France, qui, étant préſenté à l’audience du Grand Seigneur, ſe dira dans le fond de ſon cœur : Sa Hauteſſe ſera infailliblement brûlée pendant toute l’éternité, parce qu’elle s’eſt ſoumiſe à la circonciſion ? S’il croyait réellement que le Grand Seigneur eſt l’ennemi mortel de Dieu, & l’objet de ſa vengeance, pourrait-il lui parler ? devrait-il être envoyé vers lui ? Avec quel homme pourrait-on commercer ? quel devoir de la vie civile pourrait-on jamais remplir, ſi en effet on était convaincu de cette idée que l’on converſe avec des Réprouvés ?

Ô ſectateurs d’un Dieu clément ! ſi vous aviez un cœur cruel, ſi en adorant celui dont toute la Loi conſiſtait en ces paroles, Aimez Dieu & votre Prochain, vous aviez ſurchargé cette Loi pure & ſainte, de ſophiſmes & de diſputes incompréhenſibles ; ſi vous aviez allumé la diſcorde, tantôt pour un mot nouveau, tantôt pour une ſeule lettre de l’alphabet ; ſi vous aviez attaché des peines éternelles à l’omiſſion de quelques paroles, de quelques cérémonies que d’autres Peuples ne pouvaient connaître, je vous dirais, en répandant des larmes ſur le Genre-humain : « Tranſportez-vous avec moi au jour où tous les hommes ſeront jugés, & où Dieu rendra à chacun ſelon ſes œuvres. »

« Je vois tous les morts des ſiècles paſſés & du nôtre, comparaître en ſa préſence. Êtes-vous bien ſûrs que notre Créateur & notre Père dira au ſage & vertueux Confucius, au Légiſlateur Solon, à Pythagore, à Zaleucus, à Socrate, à Platon, aux divins Antonins, au bon Trajan, à Titus les délices du Genre-humain, à Épictète, à tant d’autres hommes, les modèles des hommes : Allez, monſtres ! allez ſubir des châtiments infinis, en intenſité & en durée ; que votre ſupplice ſoit éternel comme moi. Et vous, mes bien-aimés, Jean Chatel, Ravaillac, Damiens, Cartouche, &c. qui êtes morts avec les formules preſcrites, partagez à jamais à ma droite mon Empire & ma félicité ? »

Vous reculez d’horreur à ces paroles ; & après qu’elles me ſont échappées, je n’ai plus rien à vous dire.


CHAPITRE XXIII.
Prière à Dieu.


CE n’eſt donc plus aux hommes que je m’adreſſe, c’eſt à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes & de tous les temps, s’il eſt permis à de faibles créatures perdues dans l’immenſité, & imperceptibles au reſte de l’Univers, d’oſer te demander quelque choſe, à toi qui as tout donné, à toi dont les Décrets ſont immuables comme éternels. Daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ! que ces erreurs ne faſſent point nos calamités ! Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, & des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à ſupporter le fardeau d’une vie pénible & paſſagère ! que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages inſuffiſants, entre tous nos uſages ridicules, entre toutes nos Loix imparfaites, entre toutes nos opinions inſenſées, entre toutes nos conditions ſi diſproportionnées à nos yeux, & ſi égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui diſtinguent les atomes appellés hommes, ne ſoient pas des ſignaux de haine & de perſécution ! que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer, ſupportent ceux qui ſe contentent de la lumière de ton ſoleil ! que ceux qui couvrent leur robe d’une toile blanche pour dire qu’il faut t’aimer, ne déteſtent pas ceux qui diſent la même choſe ſous un manteau de laine noire ! qu’il ſoit égal de t’adorer dans un jargon formé d’une ancienne Langue, ou dans un jargon plus nouveau ! que ceux dont l’habit eſt teint en rouge ou en violet, qui dominent ſur une petite parcelle d’un petit tas de la boue de ce monde, & qui poſſèdent quelques fragments arrondis d’un certain métal, jouiſſent ſans orgueil de ce qu’ils appellent grandeur & richeſſe, & que les autres les voyent ſans envie ! car tu ſais qu’il n’y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s’enorgueillir.

Puiſſent tous les hommes ſe ſouvenir qu’ils ſont frères ! qu’ils ayent en horreur la tyrannie exercée ſur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage, qui ravit par la force le fruit du travail & de l’induſtrie paiſible ! Si les fléaux de la guerre ſont inévitables, ne nous haïſſons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le ſein de la paix, & employons l’inſtant de notre exiſtence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam juſqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet inſtant !


CHAPITRE XXIV.
Poſtſcriptum.


TAndis qu’on travaillait à cet Ouvrage, dans l’unique deſſein de rendre les hommes plus compatiſſants & plus doux, un autre homme écrivait dans un deſſein tout contraire ; car chacun a ſon opinion. Cet homme faiſait imprimer un petit Code de perſécution, intitulé : l’Accord de la Religion & de l’Humanité : (c’eſt une faute de l’Imprimeur, liſez de l’Inhumanité).

L’Auteur de ce ſaint Libelle s’appuye ſur St. Auguſtin, qui, après avoir prêché la douceur, prêcha enfin la perſécution, attendu qu’il était alors le plus fort, & qu’il changeait ſouvent d’avis. Il cite auſſi l’Évêque de Meaux, Boſſuet, qui perſécuta le célèbre Fénelon, Archevêque de Cambrai, coupable d’avoir imprimé que Dieu vaut bien la peine qu’on l’aime pour lui-même.

Boſſuet était éloquent, je l’avoue ; l’Évêque d’Hippone, quelquefois inconſéquent, était plus diſert que ne ſont les autres Africains ; je l’avoue encore : mais je prendrais la liberté de leur dire avec Armande, dans les Femmes ſavantes :


Quand ſur une perſonne on prétend ſe régler,
C’eſt par les beaux côtés qu’il faut lui reſſembler.


Je dirais à l’Évêque d’Hippone : Monſeigneur, vous avez changé d’avis, permettez-moi de m’en tenir à votre première opinion ; en vérité, je la crois meilleure.

Je dirais à l’Évêque de Meaux : Monſeigneur, vous êtes un grand homme ; je vous trouve auſſi ſavant, pour le moins, que St. Auguſtin, & beaucoup plus éloquent ; mais pourquoi tant tourmenter votre Confrère, qui était auſſi éloquent que vous dans un autre genre, & qui était plus aimable ?

L’Auteur du ſaint Libelle ſur l’inhumanité n’eſt ni un Boſſuet, ni un Auguſtin ; il me paraît tout propre à faire un excellent Inquiſiteur ; je voudrais qu’il fût à Goa à la tête de ce beau Tribunal. Il eſt de plus homme d’État, & il étale de grands principes de politique. S’il y a chez vous, dit-il, beaucoup d’hétérodoxes, ménagez-les, perſuadez-les ; s’il n’y en a qu’un petit nombre, mettez en uſage la potence & les galères, & vous vous en trouverez fort bien. C’eſt ce qu’il conſeille, à la page 89 & 90.

Dieu merci, je ſuis bon Catholique ; je n’ai point à craindre ce que les Huguenots appellent le martyre : mais ſi cet homme eſt jamais premier Miniſtre, comme il paraît s’en flatter dans ſon Libelle, je l’avertis que je pars pour l’Angleterre, le jour qu’il aura ſes Lettres patentes.

En attendant, je ne puis que remercier la Providence de ce qu’elle permet que les gens de ſon eſpèce ſoient toujours de mauvais raiſonneurs. Il va juſqu’à citer Bayle parmi les partiſans de l’Intolérance ; cela eſt ſenſé & adroit : & de ce que Bayle accorde qu’il faut punir les factieux & les fripons, notre homme en conclut qu’il faut perſécuter à feu & à ſang les gens de bonne foi qui ſont paiſibles, page 98.

Preſque tout ſon livre eſt une imitation de l’Apologie de la St. Barthélémi. C’eſt cet Apologiſte ou ſon écho. Dans l’un ou dans l’autre cas, il faut eſpérer que ni le Maître ni le Diſciple ne gouverneront l’État.

Mais s’il arrive qu’ils en ſoient les Maîtres, je leur préſente de loin cette Requête, au ſujet de deux lignes de la page 93 du ſaint Libelle :

Faut-il ſacrifier au bonheur du vingtième de la Nation, le bonheur de la Nation entière ?

Suppoſez qu’en effet il y ait vingt Catholiques Romains en France contre un Huguenot, je ne prétends point que le Huguenot mange les vingt Catholiques ; mais auſſi, pourquoi ces vingt Catholiques mangeraient-ils ce Huguenot ? & pourquoi empêcher ce Huguenot de ſe marier ? N’y a-t-il pas des Évêques, des Abbés, des Moines qui ont des Terres en Dauphiné, dans le Gévaudan, devers Agde, devers Carcaſſonne ? Ces Évêques, ces Abbés, ces Moines, n’ont-ils pas des Fermiers qui ont le malheur de ne pas croire à la tranſſubſtantiation ? N’eſt-il pas de l’intérêt des Évêques, des Abbés, des Moines, & du Public, que ces Fermiers ayent de nombreuſes familles ? N’y aura-t-il que ceux qui communieront ſous une ſeule eſpèce, à qui il ſera permis de faire des enfants ? En vérité, cela n’eſt ni juſte, ni honnête.

La révocation de l’Édit de Nantes n’a point autant produit d’inconvénients qu’on lui en attribue, dit l’Auteur.

Si en effet on lui en attribue plus qu’elle n’en a produit, on exagère ; & le tort de preſque tous les Hiſtoriens eſt d’exagérer ; mais c’eſt auſſi le tort de tous les Controverſiſtes de réduire à rien le mal qu’on leur reproche. N’en croyons ni les Docteurs de Paris, ni les Prédicants d’Amſterdam.

Prenons pour Juge Mr. le Comte d’Avaux, ambaſſadeur en Hollande depuis 1685 juſqu’en 1688. Il dit, page 181, tom. 5, qu’un ſeul homme avait offert de découvrir plus de vingt millions, que les perſécutés faiſaient ſortir de France. Louis XIV répond à M. d’Avaux : Les avis que je reçois tous les jours d’un nombre infini de converſions, ne me laiſſent plus douter que les plus opiniâtres ne ſuivent l’exemple des autres.

On voit, par cette Lettre de Louis XIV, qu’il était de très-bonne foi ſur l’étendue de ſon pouvoir. On lui diſait tous les matins, Sire, vous êtes le plus grand Roi de l’Univers ; tout l’Univers fera gloire de penſer comme vous, dès que vous aurez parlé. Pélliſſon, qui s’était enrichi dans la place de premier Commis des finances ; Pélliſſon qui avait été trois ans à la Baſtille, comme complice de Fouquet ; Pélliſſon, qui de Calviniſte était devenu Diacre & Bénéficier, qui faiſait imprimer des Prières pour la Meſſe, & des Bouquets à Iris, qui avait obtenu la place des Économats, & de Convertiſſeur ; Pélliſſon, dis-je, apportait tous les trois mois une grande liſte d’abjurations, à ſept ou huit écus la pièce ; & faiſait accroire à ſon Roi, que quand il voudrait, il convertirait tous les Turcs au même prix. On ſe relayait pour le tromper : pouvait-il réſiſter à la ſéduction ?

Cependant, le même Mr. d’Avaux mande au Roi qu’un nommé Vincent maintient plus de cinq cents Ouvriers auprès d’Angoulême, & que ſa ſortie cauſera du préjudice, page 194, tom. 5.

Le même Mr. d’Avaux parle de deux Régiments que le Prince d’Orange fait déjà lever par les Officiers Français réfugiés : il parle de Matelots qui déſertèrent de trois vaiſſeaux pour ſervir ſur ceux du Prince d’Orange. Outre ces deux Régiments, le Prince d’Orange forme encore une Compagnie de Cadets réfugiés, commandés par deux Capitaines, page 240. Cet Ambaſſadeur écrit encore le 9 Mai 1686, à Mr. de Seignelay, qu’il ne peut lui diſſimuler la peine qu’il a de voir les Manufactures de France s’établir en Hollande, d’où elles ne ſortiront jamais.

Joignez à tous ces témoignages ceux de tous les Intendants du Royaume, en 1698, & jugez ſi la révocation de l’Édit de Nantes n’a pas produit plus de mal que de bien, malgré l’opinion du reſpectable Auteur de l’Accord de la Religion & de l’inhumanité.

Un Maréchal de France, connu par ſon eſprit ſupérieur, diſait, il y a quelques années : Je ne ſais pas ſi la dragonnade a été néceſſaire, mais il eſt néceſſaire de n’en plus faire.

J’avoue que j’ai cru aller un peu trop loin, quand j’ai rendu publique la Lettre du Correſpondant du Père Le Tellier, dans laquelle ce Congréganiſte propoſe des tonneaux de poudre. Je me diſais à moi-même : On ne m’en croira pas, on regardera cette Lettre comme une pièce ſuppoſée : mes ſcrupules heureuſement ont été levés, quand j’ai lu dans l’Accord de la Religion & de l’inhumanité, page 149, ces douces paroles :

L’extinction totale des Proteſtants en France, n’affaiblirait pas plus la France, qu’une ſaignée n’affaiblit un malade bien conſtitué.

Ce Chrétien compatiſſant, qui a dit tout-à-l’heure que les Proteſtants compoſent le vingtième de la Nation, veut donc qu’on répande le ſang de cette vingtième partie, & ne regarde cette opération que comme une ſaignée d’une palette ! Dieu nous préſerve avec lui des trois vingtièmes !

Si donc cet honnête-homme propoſe de tuer le vingtième de la Nation, pourquoi l’Ami du Père Le Tellier n’aurait-il pas propoſé de faire ſauter en l’air, d’égorger & d’empoiſonner le tiers ? Il eſt donc très-vraiſemblable que la Lettre au Père Le Tellier a été réellement écrite.

Le ſaint Auteur finit enfin par conclurre que l’intolérance eſt une choſe excellente, parce qu’elle n’a pas été, dit-il, condamnée expreſſément par Jésus-Christ. Mais Jésus-Christ n’a pas condamné non plus ceux qui mettraient le feu aux quatre coins de Paris ; eſt-ce une raiſon pour canoniſer les incendiaires ?

Ainſi donc, quand la nature fait entendre d’un côté ſa voix douce & bienfaiſante, le fanatiſme, cet ennemi de la nature, pouſſe des hurlements ; & lorſque la paix ſe préſente aux hommes, l’intolérance forge ſes armes. O vous, Arbitre des Nations, qui avez donné la paix à l’Europe, décidez entre l’eſprit pacifique, & l’eſprit meurtrier.


CHAPITRE XXV.
Suite & Concluſion.


NOus apprenons que le 7 Mars 1763, tout le Conſeil d’État aſſemblé à Verſailles, les Miniſtres d’État y aſſiſtant, le Chancelier y préſidant, Mr. de Croſne, Maître des Requêtes, rapporta l’affaire des Calas avec l’impartialité d’un Juge, l’exactitude d’un homme parfaitement inſtruit, & l’éloquence ſimple & vraie d’un Orateur homme d’État, la ſeule qui convienne dans une telle Aſſemblée. Une foule prodigieuſe de perſonnes de tout rang attendait dans la Galerie du Château la déciſion du Conſeil. On annonça bientôt au Roi que toutes les voix, ſans en excepter une, avaient ordonné que le Parlement de Toulouſe enverrait au Conſeil les pièces du procès, & les motifs de ſon arrêt, qui avait fait expirer Jean Calas ſur la roue ; Sa Majeſté approuva le jugement du Conſeil.

Il y a donc de l’humanité & de la juſtice chez les hommes ! & principalement dans le Conſeil d’un Roi aimé, & digne de l’être. L’affaire d’une malheureuſe famille de Citoyens obſcurs a occupé Sa Majeſté, ſes Miniſtres, le Chancelier, & tout le Conſeil, & a été diſcutée avec un examen auſſi réfléchi que les plus grands objets de la guerre & de la paix peuvent l’être. L’amour de l’équité, l’intérêt du Genre-humain ont conduit tous les Juges. Grâces en ſoient rendues à ce Dieu de clémence, qui ſeul inſpire l’équité & toutes les vertus !

Nous l’atteſtons, que nous n’avons jamais connu ni cet infortuné Calas, que les huit Juges de Toulouſe firent périr ſur les indices les plus faibles, contre les Ordonnances de nos Rois, & contre les Loix de toutes les Nations ; ni ſon fils Marc-Antoine, dont la mort étrange a jetté ces huit Juges dans l’erreur ; ni la mère, auſſi reſpectable que malheureuſe ; ni ſes innocentes filles, qui ſont venues avec elle de deux cents lieues mettre leur déſaſtre & leur vertu au pied du Trône.

Ce Dieu ſait que nous n’avons été animés que d’un eſprit de juſtice, de vérité & de paix, quand nous avons écrit ce que nous penſons de la Tolérance, à l’occaſion de Jean Calas, que l’eſprit d’intolérance a fait mourir.

Nous n’avons pas cru offenſer les huit Juges de Toulouſe, en diſant qu’ils ſe ſont trompés, ainſi que tout le Conſeil l’a préſumé : au contraire, nous leur avons ouvert une voie de ſe juſtifier devant l’Europe entière : cette voye eſt d’avouer que des indices équivoques, & les cris d’une multitude inſenſée, ont ſurpris leur juſtice, de demander pardon à la veuve, & de réparer autant qu’il eſt en eux la ruine entière d’une famille innocente, en ſe joignant à ceux qui la ſecourent dans ſon affliction. Ils ont fait mourir le père injuſtement ; c’eſt à eux de tenir lieu de père aux enfants, ſuppoſé que ces orphelins veuillent bien recevoir d’eux une faible marque d’un très-juſte repentir. Il ſera beau aux Juges de l’offrir, & à la famille de le refuſer.

C’eſt ſur-tout au Sr. David, Capitoul de Toulouſe, s’il a été le premier perſécuteur de l’innocence, à donner l’exemple de remords. Il inſulta un père de famille mourant ſur l’échafaud. Cette cruauté eſt bien inouie ; mais puiſque Dieu pardonne, les hommes doivent auſſi pardonner à qui répare ſes injuſtices.

On m’a écrit du Languedoc cette Lettre du 20 Février 1763.

. . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . .

Votre Ouvrage ſur la Tolérance me paraît plein d’humanité, & de vérité ; mais je crains qu’il ne faſſe plus de mal que de bien à la famille des Calas. Il peut ulcérer les huit Juges qui ont opiné à la roue : ils demanderont au Parlement qu’on brûle votre Livre ; & les Fanatiques, car il y en a toujours, répondront par des cris de fureur à la voix de la raiſon, &c.

Voici ma Réponſe :

Les huit Juges de Toulouſe peuvent faire brûler mon Livre s’il eſt bon ; il n’y a rien de plus aiſé : on a bien brûlé les Lettres provinciales qui valaient ſans doute beaucoup mieux : chacun peut brûler chez lui les Livres & papiers qui lui déplaiſent.

Mon Ouvrage ne peut faire ni bien ni mal aux Calas, que je ne connais point. Le Conſeil du Roi, impartial & ferme, juge ſuivant les Loix, ſuivant l’équité, ſur les Pièces, ſur les Procédures, & non ſur un Écrit qui n’eſt point juridique, & dont le fond eſt abſolument étranger à l’affaire qu’il juge.

On auroit beau imprimer des in-folio pour ou contre les huit Juges de Toulouſe, & pour ou contre la Tolérance ; ni le Conſeil, ni aucun Tribunal ne regardera ces Livres comme des Pièces du Procès.

Je conviens qu’il y a des Fanatiques qui crieront, mais je maintiens qu’il y a beaucoup de Lecteurs ſages qui raiſonneront.

J’apprends que le Parlement de Toulouſe & quelques autres Tribunaux ont une Juriſprudence ſingulière ; ils admettent des quarts, des tiers, des ſixiemes de preuve. Ainſi, avec ſix oui dires d’un côté, trois de l’autre, & quatre quarts de préſomption, ils forment trois preuves complettes ; & ſur cette belle démonſtration, ils vous rouent un homme ſans miſéricorde. Une légère connaiſſance de l’art de raiſonner ſuffirait pour leur faire prendre une autre méthode. Ce qu’on appelle une demi-preuve, ne peut être qu’un ſoupçon : il n’y a point à la rigueur de demi-preuve ; ou une choſe eſt prouvée, ou elle ne l’eſt pas ; il n’y a point de milieu.

Cent mille ſoupçons réunis ne peuvent pas plus établir une preuve, que cent mille zéros ne peuvent compoſer un nombre.

Il y a des quarts de ton dans la Muſique, encore ne les peut-on exécuter ; mais il n’y a ni quart de vérité, ni quart de raiſonnement.

Deux témoins qui ſoutiennent leur dépoſition ſont cenſés faire une preuve ; mais ce n’eſt point aſſez : il faut que ces deux témoins ſoient ſans paſſion, ſans préjugés, & ſur-tout, que ce qu’ils diſent ne choque point la raiſon.

Quatre perſonnages des plus graves auraient beau dire qu’ils ont vu un vieillard infirme ſaiſir au collet un jeune homme vigoureux, & le jetter par une fenêtre à quarante pas : il eſt clair qu’il faudrait mettre ces quatre témoins aux petites maiſons.

Or, les huit Juges de Toulouſe ont condamné Jean Calas ſur une accuſation beaucoup plus improbable ; car il n’y a point eu de témoin oculaire, qui ait dit avoir vu un vieillard infirme, de ſoixante & huit ans, pendre tout ſeul un jeune homme de vingt-huit ans, extrêmement robuſte.

Des Fanatiques ont dit ſeulement que d’autres Fanatiques leur avaient dit qu’ils avaient entendu dire à d’autres Fanatiques, que Jean Calas, par une force ſurnaturelle, avait pendu ſon fils. On a donc rendu un jugement abſurde ſur des accuſations abſurdes.

Il n’y a d’autre remède à une telle Juriſprudence, ſinon que ceux qui achètent le droit de juger les hommes, faſſent dorénavant de meilleures études.

Cet Écrit ſur la Tolérance eſt une Requête que l’humanité préſente très-humblement au pouvoir & à la prudence. Je ſème un grain qui pourra un jour produire une moiſſon. Attendons tout du temps, de la bonté du Roi, de la ſageſſe de ſes Miniſtres, & de l’eſprit de raiſon qui commence à répandre par-tout ſa lumière.

La nature dit à tous les hommes : Je vous ai tous fait naître faibles & ignorants, pour végéter quelques minutes ſur la terre & pour l’engraiſſer de vos cadavres. Puiſque vous êtes faibles, ſecourez-vous ; puiſque vous êtes ignorants, éclairez-vous & ſupportez-vous. Quand vous ſeriez tous du même avis, ce qui certainement n’arrivera jamais, quand il n’y aurait qu’un ſeul homme d’un avis contraire, vous devriez lui pardonner ; car c’eſt moi qui le fais penſer comme il penſe. Je vous ai donné des bras pour cultiver la terre, & une petite lueur de raiſon pour vous conduire : j’ai mis dans vos cœurs un germe de compaſſion pour vous aider les uns les autres à ſupporter la vie. N’étouffez pas ce germe ; ne le corrompez pas ; apprenez qu’il eſt divin, & ne ſubſtituez pas les miſérables fureurs de l’école à la voix de la nature.

C’eſt moi ſeule qui vous unis encore malgré vous par vos beſoins mutuels, au milieu même de vos guerres cruelles ſi légèrement entrepriſes, théâtre éternel des fautes, des haſards & des malheurs. C’eſt moi ſeule qui dans une Nation arrête les ſuites funeſtes de la diviſion interminable entre la Nobleſſe & la Magiſtrature, entre ces deux Corps & celui du Clergé, entre le Bourgeois même & le Cultivateur. Ils ignorent tous les bornes de leurs droits ; mais ils écoutent tous malgré eux à la longue ma voix qui parle à leur cœur. Moi ſeule je conſerve l’équité dans les Tribunaux, où tout ſerait livré ſans moi à l’indéciſion & aux caprices, au milieu d’un amas confus de Loix faites ſouvent au haſard, & pour un beſoin paſſager, différentes entre elles de Province en Province, de Ville en Ville, & preſque toujours contradictoires entre elles dans le même lieu. Seule je peux inſpirer la juſtice, quand les Loix n’inſpirent que la chicane : celui qui m’écoute, juge toujours bien ; & celui qui ne cherche qu’à concilier des opinions qui ſe contrediſent, eſt celui qui s’égare.

Il y a un édifice immenſe dont j’ai poſé le fondement de mes mains ; il était ſolide & ſimple, tous les hommes pouvaient y entrer en ſûreté ; ils ont voulu y ajouter les ornements les plus bizarres, les plus groſſiers & les plus inutiles ; le bâtiment tombe en ruine de tous les côtés ; les hommes en prennent les pierres, & ſe les jettent à la tête ; je leur crie : Arrêtez, écartez ces décombres funeſtes qui ſont votre ouvrage, & demeurez avec moi en paix dans l’édifice inébranlable qui eſt le mien.

FIN.

  1. 12 Octobre 1761.
  2. On ne lui trouva, après le tranſport du cadavre à l’Hôtel-de-Ville, qu’une petite égratignure au bout du nez, & une petite tache ſur la poitrine, cauſées par quelque inadvertence dans le tranſport du corps.
  3. Je ne connais que deux exemples de Pères accuſés dans l’Hiſtoire d’avoir aſſaſſiné leurs fils pour la Religion : le premier eſt du père de ſainte Barbara, que nous nommons Ste. Barbe. Il avait commandé deux fenêtres dans ſa ſalle de bains : Barbe, en ſon abſence, en fit une troiſième en l’honneur de la ſainte Trinité ; elle fit du bout du doigt le ſigne de la croix ſur des colonnes de marbre, & ce ſigne ſe grava profondément dans les colonnes. Son père en colère courut après elle l’épée à la main, mais elle s’enfuit à travers une montagne, qui s’ouvrit pour elle. Le père fit le tour de la montagne, & ratrappa ſa fille ; on la fouetta toute nue, mais Dieu la couvrit d’un nuage blanc ; enfin ſon père lui trancha la tête. Voilà ce que rapporte la Fleur des Saints.

    Le ſecond exemple eſt du Prince Hermenegilde. Il ſe révolta contre le Roi ſon père, lui donna bataille en 584, fut vaincu & tué par un Officier : on en a fait un martyr, parce que ſon père était Arien.

  4. Un Jacobin vint dans mon cachot, & me menaça du même genre de mort, ſi je n’abjurais pas : c’eſt ce que j’atteſte devant Dieu, 23 Juillet 1762.
    Pierre Calas.
  5. On les a contrefaits dans pluſieurs Villes, & la Dame Calas a perdu le fruit de cette généroſité.
  6. Dévot vient du mot Latin devotus. Les Devoti de l’ancienne Rome étaient ceux qui ſe dévouaient pour le ſalut de la République ; c’étaient les Curtius, les Décius.
  7. Ils renouvellaient le ſentiment de Bérenger ſur l’Euchariſtie ; ils niaient qu’un corps pût être en cent mille endroits différents, même par la toute-puiſſance divine ; ils niaient que les attributs puſſent ſubſiſter ſans ſujet ; ils croyaient qu’il était abſolument impoſſible que ce qui eſt pain & vin aux yeux, au goût, à l’eſtomac, fût anéanti dans le moment même qu’il exiſte ; ils ſoutenaient toutes ces erreurs condamnées autrefois dans Bérenger. Ils ſe fondaient ſur pluſieurs paſſages des premiers Pères de l’Égliſe, & ſur-tout de St. Juſtin, qui dit expreſſément dans ſon Dialogue contre Typhon ; « L’oblation de fine farine eſt la figure de l’Euchariſtie, que Jésus-Christ nous ordonne de faire en mémoire de ſa Paſſion. » καὶ ἡ τῆς σεμιδάλεως, &c. τύπος ἦν τοῦ ἄρτου τῆς εὐχαριστίας, ὃν εἰς ἀνάμνησιν τοῦ πάθους, &c. Ἰησοῦς Χριστὸς ὁ κύριος ἡμῶν παρέδωκε ποιεῖν.

    Ils rappellaient tout ce qu’on avait dit dans les premiers ſiècles contre le culte des Reliques ; ils citaient ces paroles de Vigilantius : « Eſt-il néceſſaire que vous reſpectiez, ou même que vous adoriez une vile pouſſière ? Les ames des Martyrs aiment-elles encore leurs cendres ? Les coutumes des Idolâtres ſe ſont introduites dans l’Égliſe ; on commence à allumer des flambeaux en plein midi : nous pouvons pendant notre vie prier les uns pour les autres ; mais après la mort, à quoi fervent ces prières ? »

    Mais ils ne diſaient pas combien St. Jérôme s’était élevé contre ces paroles de Vigilantius. Enfin, ils voulaient tout rappeller aux temps Apoſtoliques, & ne voulaient pas convenir que l’Egliſe s’étant étendue & fortifiée, il avait fallu néceſſairement étendre & fortifier ſa diſcipline : ils condamnaient les richeſſes, qui ſemblaient pourtant néceſſaires pour ſoutenir la majeſté du culte.

  8. Le véridique & reſpectable Préſident de Thou parle ainſi de ces hommes ſi innocents & ſi infortunés : Homines eſſe qui trecentis circiter abhinc annis aſperum & incultum ſolum vectigale à Dominis acceperint, quod improbo labore & aſſiduo cultu frugum ferax & aptum pecori reddiderint ; patientiſſimos eos laboris & inediæ, à litibus abhorrentes, ergà egenos munificos, tributa Principi & ſua jura Dominis ſedulò & ſummâ fide pendere ; Dei cultum aſſiduis precibus & morum innocentiam præ ſe ferre, ceterùm rarò divorum templa adire, niſi ſi quando ad vicina ſuis finibus oppida mercandi aut negotiorum cauſâ divertant ; quò ſi quandoque pedem inferant, non Dei, divorumque ſtatuis advolvi, nec cereos eis aut donaria ulla ponere ; non Sacerdotes ab eis rogari ut proſe, aut propinquorum manibus rem divinam faciant, non cruce frontem inſigniri uti aliorum moris eſt : cùm cœlum intonat non ſe luſtrali aquâ aſpergere, ſed ſublatis in cœlum oculis Dei opem implorare ; non religionis ergò peregrè proficiſci, non per vias antè crucium ſimulacra caput aperire ; ſacra alio ritu, & populari linguâ celebrare ; non denique Pontifici aut Epiſcopis honorem deferre, ſed quoſdam è ſuo numero delectos pro Antiſtibus & Doctoribus habere. Hac uti ad Franciſcum relata VI. Eid. feb. anni, &c.

    Madame de Cental, à qui appartenait une partie des terres ravagées, & ſur leſquelles on ne voyait plus que les cadavres de ſes Habitants, demanda juſtice au Roi Henri II, qui la renvoya au Parlement de Paris. L’Avocat Général de Provence, nommé Guerin, principal auteur des maſſacres, fut ſeul condamné à perdre la tête. De Thou dit qu’il porta ſeul la peine des autres coupables, quòd aulicorum favore deſtitueretur, parce qu’il n’avait pas d’amis à la Cour.

  9. François Gomar était un Théologien Proteſtant ; il ſoutint contre Arminius, ſon Collègue, que Dieu a deſtiné, de toute éternité, la plus grande partie des hommes à être brûlés éternellement : ce dogme infernal fut ſoutenu comme il devait l’être par la perſécution. Le grand Penſionnaire Barneweldt, qui était du parti contraire à Gomar, eut la tête tranchée à l’âge de 72 ans, le 13 Mai 1619, pour avoir contriſté au poſſible l’Égliſe de Dieu.
  10. Un Déclamateur, dans l’Apologie de la Révocation de l’Édit de Nantes, dit, en parlant de l’Angleterre : une fauſſe Religion devait produire néceſſairement de tels fruits ; il en reſtait un ſeul à mûrir, ces Inſulaires le recueillent, c’eſt le mépris des Nations. Il faut avouer que l’Auteur prend mal ſon temps pour dire que les Anglais ſont mépriſables & mépriſés de toute la terre. Ce n’eſt pas, ce me ſemble, lorſqu’une Nation ſignale ſa bravoure & ſa généroſité, lorſqu’elle eſt victorieuſe dans les quatre parties du Monde, qu’on eſt bien reçu à dire qu’elle eſt mépriſable & mépriſée. C’eſt dans un Chapitre ſur l’Intolérance, qu’on trouve ce ſingulier paſſage. Ceux qui prêchent l’Intolérance, méritent d’écrire ainſi. Cet abominable Livre, qui ſemble fait par le fou de Verberies, eſt d’un homme ſans miſſion : car quel Paſteur écrirait ainſi ? La fureur eſt pouſſée dans ce Livre juſqu’à juſtifier la St. Barthelemi. On croirait qu’un tel Ouvrage, rempli de ſi affreux paradoxes, devrait être entre les mains de tout le monde, au moins par ſa ſingularité ; cependant à peine eſt-il connu.
  11. Voyez Ricaut.
  12. Voyez Kempfer, & toutes les Relations du Japon.
  13. Mr. de la Bourdonnaie, Intendant de Rouen, dit que la Manufacture de chapeaux eſt tombée à Caudebec & à Neufchâtel par la fuite des Réfugiés. Mr. Foucaut, Intendant de Caen, dit que le Commerce eſt tombé de moitié dans la Généralité. Mr. De Maupeou, Intendant de Poitiers, dit que la Manufacture de droguet eſt anéantie. Mr. de Bezons, Intendant de Bordeaux, ſe plaint que le Commerce de Clérac & de Nérac ne ſubſiſte preſque plus. Mr. de Miroménil, Intendant de Touraine, dit que le Commerce de Tours eſt diminué de dix millions par année ; & tout cela par la perſécution. Voyez les Mémoires des Intendants, en 1698. Comptez ſurtout le nombre des Officiers de terre & de mer, & de Matelots, qui ont été obligés d’aller ſervir contre la France, & ſouvent avec un funeſte avantage : & voyez ſi l’Intolérance n’a pas cauſé quelque mal à l’État.

    On n’a pas ici la témérité de propoſer des vues à des Miniſtres dont on connaît le génie & les grands ſentiments, & dont le cœur eſt auſſi noble que la naiſſance : ils verront aſſez que le rétabliſſement de la Marine demande quelque indulgence pour les Habitants de nos Côtes.

  14. Quoique les Juifs n’euſſent pas le droit du glaive depuis qu’Archelaüs avait été relégué chez les Allobroges, & que la Judée était gouvernée en Province de l’Empire ; cependant les Romains fermaient ſouvent les yeux quand les Juifs exerçaient le jugement du zèle, c’eſt-à-dire, quand, dans une émeute ſubite, ils lapidaient par zèle celui qu’ils croyaient avoir blaſphémé.
  15. Ulpianus I… tit. II. Eis qui Judaïcam ſuperſtitionem ſequuntur honores adipiſci permiſerunt, &c.
  16. Tacite dit : Quos per flagitia inviſos vulgus Chriſtianos appellabat.

    Il eſt bien difficile que le nom de Chrétien fût déjà connu à Rome ; Tacite écrivait ſous Veſpaſien & ſous Domitien ; il parlait des Chrétiens comme on en parlait de ſon temps. J’oſerais dire que ces mots, odio humani generis convicti, pourraient bien ſignifier, dans le ſtyle de Tacite, convaincus d’être haïs du Genre-humain, autant que convaincus de haïr le Genre-humain.

    En effet que faiſoient à Rome ces premiers Miſſionnaires ? Ils tâchaient de gagner quelques âmes ; ils leur enſeignaient la morale la plus pure ; ils ne s’élevaient contre aucune puiſſance ; l’humilité de leur cœur était extrême, comme celle de leur état & de leur ſituation ; à peine étaient-ils connus, à peine étaient-ils ſéparés des autres Juifs : comment le Genre-humain, qui les ignorait, pouvait-il les haïr ? & comment pouvaient-ils être convaincus de déteſter le Genre-humain ?

    Lorſque Londres brûla, on en accuſa les Catholiques ; mais c’était après des guerres de Religion, c’était après la conſpiration des poudres, dont pluſieurs Catholiques, indignes de l’être, avaient été convaincus.

    Les premiers Chrétiens du temps de Néron ne ſe trouvaient pas aſſurément dans les mêmes termes. Il eſt très difficile de percer dans les ténèbres de l’Hiſtoire ; Tacite n’apporte aucune raiſon du ſoupçon qu’on eut que Néron lui-même eût voulu mettre Rome en cendres ; on aurait été bien mieux fondé de ſoupçonner Charles II d’avoir brûlé Londres : le ſang du Roi ſon Père, exécuté ſur un échafaud aux yeux du Peuple qui demandait ſa mort, pouvait au moins ſervir d’excuſe à Charles II. Mais Néron n’avait ni excuſe, ni prétexte, ni intérêt. Ces rumeurs inſenſés peuvent être en tout Pays le partage du Peuple ; nous en avons entendu de nos jours d’auſſi folles & d’auſſi injuſtes.

    Tacite, qui connaît ſi bien le naturel des Princes, devait connaître auſſi celui du Peuple, toujours vain, toujours outré dans ſes opinions violentes & paſſagères, incapable de rien voir, & capable de tout dire, de tout croire, & de tout oublier.

    Philon dit que Séjan les perſécuta ſous Tibère ; mais qu’après la mort de Séjan, l’Empereur les rétablit dans tous leurs droits. Ils avaient celui des Citoyens Romains, tout mépriſés qu’ils étaient des Citoyens Romains ; ils avaient part aux diſtributions de bled, & même, lorſque la diſtribution ſe faiſait un jour de Sabath, on remettait la leur à un autre jour : c’était probablement en conſidération des ſommes d’argent qu’ils avaient données à l’Etat ; car en tout Pays ils ont acheté la Tolérance, & ſe ſont dédommagés bien vite de ce qu’elle avait coûté.

    Ce paſſage de Philon explique parfaitement celui de Tacite, qui dit qu’on envoya quatre mille Juifs ou Égyptiens en Sardaigne, & que ſi l’intempérie du climat les eût fait périr, c’eût été une perte légère, vile damnum.

    J’ajouterai cette remarque, que Philon regarde Tibère comme un Prince ſage & juſte. Je crois bien qu’il n’était juſte qu’autant que cette juſtice s’accordait avec ſes intérêts ; mais le bien que Philon en dit, me fait un peu douter des horreurs que Tacite & Suétone lui reprochent. Il ne me paraît point vraiſemblable qu’un Vieillard infirme de ſoixante & dix ans, ſe ſoit retiré dans l’Iſle de Caprée pour s’y livrer à des débauches recherchées qui ſont à peine dans la nature, & qui étaient même inconnues à la jeuneſſe de Rome la plus effrénée : ni Tacite, ni Suétone n’avaient connu cet Empereur ; ils recueillaient avec plaiſir des bruits populaires ; Octave, Tibère, & leurs Succeſſeurs avaient été odieux, parce qu’ils régnaient ſur un Peuple qui devait être libre : les Hiſtoriens ſe plaiſaient à les diffamer, & on croyait ces Hiſtoriens ſur leur parole, parce qu’alors on manquait de Mémoires, de Journaux du temps, de Documents : auſſi les Hiſtoriens ne citent perſonne ; on ne pouvait les contredire ; ils diffamaient qui ils voulaient, & décidaient à leur gré du jugement de la poſtérité. C’eſt au Lecteur ſage de voir juſqu’à quel point on doit ſe défier de la véracité des Hiſtoriens, quelle créance on doit avoir pour les faits publics atteſtés par des Auteurs graves, nés dans une Nation éclairée ; & quelles bornes on doit mettre à ſa crédulité ſur des Anecdotes que ces mêmes Auteurs rapportent ſans aucune preuve.

  17. Nous reſpectons aſſurément tout ce que l’Égliſe rend reſpectable ; nous invoquons les Sts. Martyrs ; mais en révérant St. Laurent, ne peut-on pas douter que St. Sixte lui ait dit : Vous me ſuivrez, dans trois jours ; que dans ce court intervalle le Préfet de Rome lui ait fait demander l’argent des Chrétiens ; que le Diacre Laurent ait eu le temps de faire aſſembler tous les pauvres de la Ville, qu’il ait marché devant le Préfet pour le mener à l’endroit où étaient ces pauvres, qu’on lui ait fait ſon procès, qu’il ait ſubi la queſtion, que le Préfet ait commandé à un Forgeron un gril aſſez grand pour y rôtir un homme, que le premier Magiſtrat de Rome ait aſſiſté lui-même à cet étrange ſupplice ; que St. Laurent ſur ce gril, ait dit : « Je ſuis aſſez cuit d’un côté, fais-moi retourner de l’autre, ſi tu veux me manger ? » Ce gril n’eſt guères dans le génie des Romains ; & comment ſe peut-il faire qu’aucun Auteur Païen n’ait parlé d’aucune de ces aventures ?
  18. Il n’y a qu’à ouvrir Virgile pour voir que les Romains reconnaiſſaient un Dieu ſuprême, Souverain de tous les êtres céleſtes.

    O ! quis res hominumque Deumque
    Æternis regis imperiis, & fulmine terres,
    O Pater, ô hominum divûmque æterna poteſtas, &c.

    Horace s’exprime bien plus fortement :

    Undè nil majus generatur ipſo,
    Nec viget quidquam ſimile, aut ſecundum.

    On ne chantait autre choſe que l’unité de Dieu dans les myſtères auxquels preſque tous les Romains étaient initiés. Voyez la belle Hymne d’Orphée ; liſez la Lettre de Maxime de Madaure à St. Auguſtin, dans laquelle il dit, qu’il n’y a que des imbécilles qui puiſſent ne pas reconnaître un Dieu Souverain. Longinien, étant Païen, écrit au même St. Auguſtin, que Dieu eſt unique, incompréhenſible, ineffable. Lactance lui-même, qu’on ne peut accuſer d’être trop indulgent, avoue dans ſon Livre V, que les Romains ſoumettent tous les Dieux au Dieu ſuprême : Illos ſubjicit & mancipat Deo. Tertullien même, dans ſon Apologétique, avoue que tout l’Empire reconnaiſſait un Dieu maître du monde, dont la puiſſance & la majeſté ſont infinies. Principem mundi perfecta potentiæ & majeſtatis. Ouvrez ſurtout Platon, le maître de Cicéron dans la Philoſophie, vous y venez qu’il n’y a qu’un Dieu, qu’il faut l’adorer, l’aimer, travailler à lui reſſembler par la ſainteté & par la juſtice. Epictète dans les fers, Marc-Antonin ſur le Trône, diſent la même choſe en cent endroits.

  19. Cette aſſertion doit être prouvée. Il faut convenir que depuis que l’Hiſtoire a ſuccédé à la Fable, on ne voit dans les Égyptiens qu’un peuple auſſi lâche que ſuperſtitieux. Cambyſe s’empare de l’Égypte par une ſeule bataille : Alexandre y donne des Loix ſans eſſuyer un ſeul combat, ſans qu’aucune Ville oſe attendre un ſiège : des Ptolomées s’en emparent ſans coup férir ; Céſar & Auguſte la ſubjuguent auſſi aiſément. Omar prend toute l’Égypte en une ſeule campagne ; les Mammelucs, Peuples de la Colchide & des environs du Mont Caucaſe, en ſont les maîtres après Omar ; ce ſont eux, & non les Égyptiens, qui défont l’armée de St. Louis, & qui prennent le Roi priſonnier. Enfin, les Mammelucs étant devenus Égyptiens, c’eſt-à-dire, mous, lâches, inappliqués, volages, comme les Habitants naturels de ce climat, ils paſſent en trois mois ſous le joug de Selim I, qui fait pendre leur Soudan, & qui laiſſe cette Province annexée à l’Empire des Turcs, juſqu’à ce que d’autres barbares s’en emparent un jour.

    Hérodote rapporte que dans les temps fabuleux, un Roi Égyptien, nommé Séſoſtris, ſortit de ſon Pays dans le deſſein formel de conquérir l’Univers : il eſt viſible qu’un tel deſſein n’eſt digne que de Pycrocole ou de Don-Quichote ; & ſans compter que le nom de Séſoſtris n’eſt point Égyptien, on peut mettre cet événement, ainſi que tous les faits antérieurs, au rang des mille & une nuits. Rien n’eſt plus commun chez les Peuples conquis, que de débiter des fables ſur leur ancienne grandeur, comme, dans certains Pays, certaines miſérables familles ſe font deſcendre d’antiques Souverains. Les Prêtres d’Égypte contèrent à Hérodote que ce Roi, qu’il appelle Séſoſtris, était allé ſubjuguer la Colchide ; c’eſt comme ſi on diſait qu’un Roi de France partit de la Tourraine pour aller ſubjuguer la Norvège.

    On a beau répéter tous ces contes dans mille & mille volumes, ils n’en ſont pas plus vraiſemblables ; il eſt bien plus naturel que les Habitants robuſtes & féroces du Caucaſe, les Colchidiens, & les autres Scythes, qui vinrent tant de fois ravager l’Aſie, pénétrèrent juſqu’en Égypte : & ſi les Prêtres de Colchos rapportèrent enſuite chez eux la mode de la circonciſion, ce n’eſt pas une preuve qu’ils ayent été ſubjugués par les Égyptiens. Diodore de Sicile rapporte que tous les Rois vaincus par Séſoſtris venaient tous les ans du fond de leurs Royaumes lui apporter leurs tributs, & que Séſoſtris ſe ſervait d’eux comme de chevaux de carroſſe, qu’il les faiſait atteler à ſon char pour aller au Temple. Ces hiſtoires de Gargantua ſont tous les jours fidèlement copiées. Aſſurément ces Rois étaient bien bons de venir de ſi loin ſervir ainſi de chevaux.

    Quant aux pyramides, & aux autres antiquités, elles ne prouvent autre choſe que l’orgueil & le mauvais goût des Princes d’Égypte, & l’eſclavage d’un Peuple imbécille, employant ſes bras, qui étaient ſon ſeul bien, à ſatisfaire la groſſière oſtentation de ſes Maîtres. Le gouvernement de ce Peuple, dans les temps mêmes que l’on vante ſi fort, paraît abſurde & tyrannique : on prétend que toutes les Terres appartenaient à leurs Monarques. C’était bien à de pareils eſclaves à conquérir le monde !

    Cette profonde ſcience des Prêtres Égyptiens eſt encore un des plus énormes ridicules de l’Hiſtoire ancienne, c’eſt-à-dire, de la Fable. Des gens qui prétendaient que dans le cours d’onze mille années le Soleil s’était levé deux fois au couchant, & couché deux fois au levant, en recommençant ſon cours, étaient ſans doute bien au-deſſous de l’Auteur de l’Almanach de Liège. La Religion de ces Prêtres qui gouvernaient l’État, n’était pas comparable à celle des Peuples les plus ſauvages de l’Amérique : on ſait qu’ils adoraient des crocodiles, des ſinges, des chats, des oignons ; & il n’y a peut-être aujourd’hui dans toute la terre que le culte du grand Lama qui ſoit auſſi abſurde.

    Leurs Arts ne valent guères mieux que leur Religion ; il n’y a pas une ſeule ancienne ſtatue Égyptienne qui ſoit ſupportable, & tout ce qu’ils ont eu de bon a été fait dans Alexandrie ſous les Ptolomées & ſous les Céſars, par des Artiſtes de Grèce : ils ont eu beſoin d’un Grec pour apprendre la Géométrie.

    L’illuſtre Boſſuet s’extaſie ſur le mérite Égyptien, dans ſon Diſcours ſur l’Hiſtoire univerſelle, adreſſé au fils de Louis XIV. Il peut éblouir un jeune Prince, mais il contente bien peu les Savants ; c’eſt une très éloquente déclamation, mais un Hiſtorien doit être plus Philoſophe qu’Orateur. Au reſte, on ne donne cette réflexion ſur les Égyptiens que comme une conjecture : quel autre nom peut-on donner à tout ce qu’on dit de l’Antiquité ?

  20. On ne révoque point en doute la mort de St. Ignace ; mais qu’on liſe la Relation de ſon martyre, un homme de bon ſens ne ſentira-t-il pas quelques doutes s’élever dans ſon eſprit ? L’Auteur inconnu de cette Relation dit, que Trajan crut qu’il manquerait quelque choſe à ſa gloire, s’il ne ſoumettait à ſon Empire le Dieu des Chrétiens. Quelle idée ! Trajan était-il un homme qui voulût triompher des Dieux ? Lorſqu’Ignace parut devant l’Empereur, ce Prince lui dit : Qui es-tu, eſprit impur ? Il n’eſt guères vraiſemblable qu’un Empereur ait parlé à un priſonnier, & qu’il l’ait condamné lui-même ; ce n’eſt pas ainſi que les Souverains en uſent. Si Trajan fit venir Ignace devant lui, il ne lui demanda pas : Qui es-tu ? il le ſavait bien. Ce mot, eſprit impur, a-t-il pu être prononcé par un homme comme Trajan ? Ne voit-on pas que c’eſt une expreſſion d’exorciſte, qu’un Chrétien met dans la bouche d’un Empereur ? Eſt-ce là, bon Dieu ! le ſtyle de Trajan ?

    Peut-on imaginer qu’Ignace lui ait répondu qu’il ſe nommait Théophore, parce qu’il portait Jesus dans ſon cœur, & que Trajan eût diſſerté avec lui ſur Jesus-Christ ? On fait dire à Trajan, à la fin de la converſation : Nous ordonnons qu’Ignace, qui ſe glorifie de porter en lui le Crucifié, ſera mis aux fers, &c. Un Sophiſte, ennemi des Chrétiens, pouvait appeller Jésus-Christ le Crucifié ; mais il n’eſt guères probable que dans un Arrêt on ſe fût ſervi de ce terme. Le ſupplice de la croix était ſi uſité chez les Romains, qu’on ne pouvait, dans le ſtyle des Loix, déſigner par le Crucifié l’objet du culte des Chrétiens, & ce n’eſt pas ainſi que les Loix & les Empereurs prononcent leurs jugements.

    On fait enſuite écrire une longue Lettre par St. Ignace aux Chrétiens de Rome : Je vous écris, dit-il, tout enchaîné que je ſuis. Certainement, s’il lui fut permis d’écrire aux Chrétiens de Rome, ces Chrétiens n’étaient donc pas recherchés ; Trajan n’avait donc pas deſſein de ſoumettre leur Dieu à ſon Empire : ou ſi ces Chrétiens étaient ſous le fléau de la perſécution, Ignace commettait une très grande imprudence en leur écrivant ; c’était les expoſer, les livrer ; c’était ſe rendre leur délateur.

    Il ſemble que ceux qui ont rédigé ces actes, devaient avoir plus d’égard aux vraiſemblances & aux convenances. Le martyre de St. Polycarpe fait naître encore plus de doutes. Il eſt dit qu’une voix cria du haut du Ciel, Courage, Polycarpe ! que les Chrétiens l’entendirent, mais que les autres n’entendirent rien : il eſt dit que quand on eut lié Polycarpe au poteau, & que le bucher fut en flammes, ces flammes s’écartèrent de lui, & formèrent un arc au-deſſus de ſa tête ; qu’il en ſortit une colombe ; que le Saint, reſpecté par le feu, exhala une odeur d’aromates qui embauma toute l’aſſemblée : mais que celui dont le feu n’oſait approcher, ne put réſiſter au tranchant du glaive. Il faut avouer qu’on doit pardonner à ceux qui trouvent dans ces Hiſtoires plus de piété que de vérité.

  21. Voyez l’excellente Lettre de Loke ſur la Tolérance.
  22. Voyez, ſi vous pouvez, la Lettre d’un homme du monde à un Théologien ſur St. Thomas ; c’eſt une brochure de Jéſuite, de 1762.
  23. Liv. II, part. 2, queſtion 12.
  24. Liv. II. part, 2, queſtion 12.
  25. Ibid. queſtion 11 & 12.
  26. Le Jéſuite Buſembaum, commenté par le Jéſuite La Croix, dit, qu’il eſt permis de tuer un Prince excommunié par le Pape, dans quelque Pays qu’on trouve ce Prince, parce que l’Univers appartient au Pape, & que celui qui accepte cette commiſſion fait une œuvre très charitable. C’eſt cette propoſition inventée dans les petites maiſons de l’Enfer, qui a le plus ſoulevé toute la France contre les Jéſuites. On leur a reproché alors plus que jamais ce dogme ſi ſouvent enſeigné par eux & ſi ſouvent déſavoué. Ils ont cru ſe juſtifier en montrant à peu près les mêmes déciſions dans St. Thomas & dans pluſieurs Jacobins.[22] En effet, St. Thomas d’Aquin, Docteur Angélique, interprète de la volonté divine, ce ſont ſes titres, avance qu’un Prince apoſtat perd ſon droit à la Couronne, & qu’on ne doit plus lui obéir :[23] que l’Égliſe peut le punir de mort : qu’on n’a toléré l’Empereur Julien que parce qu’on n’était pas le plus fort :[24] que de droit on doit tuer tout Hérétique :[25] que ceux qui délivrent le Peuple d’un Prince qui gouverne tyranniquement, ſont très-louables, etc. etc. On reſpecte fort l’Ange de l’École ; mais ſi dans les temps de Jacques Clément, ſon confrère, & du Feuillant Ravaillac, il était venu ſoutenir en France de telles propoſitions, comment aurait-on traité l’Ange de l’École ?

    Il faut avouer que Jean Gerſon, Chancelier de l’Univerſité, alla encore plus loin que St. Thomas, & le Cordelier Jean Petit, infiniment plus loin que Gerſon. Pluſieurs Cordeliers ſoutinrent les horribles Thèſes de Jean Petit. Il faut avouer que cette doctrine diabolique du Régicide vient uniquement de la folle idée où ont été longtemps preſque tous les Moines, que le Pape eſt un Dieu en terre, qui peut diſpoſer à ſon gré du Trône & de la vie des Rois. Nous avons été en cela fort au-deſſus de ces Tartares qui croyent le grand Lama immortel ; il leur diſtribue ſa chaiſe percée, ils font ſécher ces reliques, les enchâſſent, & les baiſent dévotement. Pour moi, j’avoue que j’aimerois mieux, pour le bien de la paix, porter à mon cou de telles reliques, que de croire que le Pape ait le moindre droit ſur le temporel des Rois, ni même ſur le mien, en quelque cas que ce puiſſe être.

  27. Dans l’idée que nous avons de faire ſur cet Ouvrage quelques Notes utiles, nous remarquerons ici, qu’il eſt dit que Dieu fit une alliance avec Noé, & avec tous les animaux ; & cependant il permet à Noé de manger de tout ce qui a vie & mouvement ; il excepte ſeulement le ſang, dont il ne permet pas qu’on ſe nourriſſe. Dieu ajoute, qu’il tirera vengeance de tous les animaux qui auront répandu le ſang de l’homme.

    On peut inférer de ces paſſages & de pluſieurs autres ce que toute l’antiquité a toujours penſé juſqu’à nos jours, & ce que tous les hommes ſenſés penſent, que les animaux ont quelques connaiſſances. Dieu ne fait point un pacte avec les arbres & avec les pierres, qui n’ont point de ſentiment ; mais il en fait un avec les animaux, qu’il a daigné douer d’un ſentiment ſouvent plus exquis que le nôtre, & de quelques idées néceſſairement attachées à ce ſentiment. C’eſt pourquoi il ne veut pas qu’on ait la barbarie de ſe nourrir de leur ſang, parce qu’en effet le ſang eſt la ſource de la vie, & par conſéquent du ſentiment. Privez un animal de tout ſon ſang, tous ſes organes reſtent ſans action. C’eſt donc avec très-grande raiſon que l’Écriture dit en cent endroits que l’âme, c’eſt-à-dire, ce qu’on appellait l’âme ſenſitive, eſt dans le ſang ; & cette idée ſi naturelle a été celle de tous les Peuples.

    C’eſt ſur cette idée qu’eſt fondée la commiſération que nous devons avoir pour les animaux. Des ſept Préceptes des Noachides, admis chez les Juifs, il y en a un qui défend de manger le membre d’un animal en vie. Ce précepte prouve que les hommes avaient eu la cruauté de mutiler les animaux pour manger leurs membres coupés, & qu’ils les laiſſaient vivre, pour ſe nourrir ſucceſſivement des parties de leur corps. Cette coutume ſubſiſta en effet chez quelques Peuples barbares, comme on le voit par les ſacrifices de l’Iſle de Chio, à Bacchus Omadios, le mangeur de chair crue. Dieu, en permettant que les animaux nous ſervent de pâture, recommande donc quelque humanité envers eux. Il faut convenir qu’il y a de la barbarie à les faire ſouffrir, & il n’y a certainement que l’uſage qui puiſſe diminuer en nous l’horreur naturelle d’égorger un animal que nous avons nourri de nos mains. Il y a toujours eu des Peuples qui s’en ſont fait un grand ſcrupule : ce ſcrupule dure encore dans la preſqu’Iſle de l’Inde ; toute la ſecte de Pithagore, en Italie & en Grèce, s’abſtint conſtamment de manger de la chair. Porphire, dans ſon Livre de l’abſtinence, reproche à ſon Diſciple de n’avoir quitté ſa ſecte que pour ſe livrer à ſon appétit barbare.

    Il faut, ce me ſemble, avoir renoncé à la lumière naturelle, pour oſer avancer que les bêtes ne ſont que des machines. Il y a une contradiction manifeſte à convenir que Dieu a donné aux bêtes tous les organes du ſentiment, & à ſoutenir qu’il ne leur a point donné de ſentiment.

    Il me paraît encore qu’il faut n’avoir jamais obſervé les animaux, pour ne pas diſtinguer chez eux les différentes voix du beſoin, de la ſouffrance, de la joye, de la crainte, de l’amour, de la colère, & de toutes leurs affections ; il ſerait bien étrange qu’elles exprimaſſent ſi bien ce qu’elles ne ſentiraient pas.

    Cette remarque peut fournir beaucoup de réflexions aux eſprits exercés, ſur le pouvoir & la bonté du Créateur, qui daigne accorder la vie, le ſentiment, les idées, la mémoire aux êtres que lui-même a organiſés de ſa main toute-puiſſante. Nous ne ſavons ni comment ces organes ſe ſont formés, ni comment ils ſe développent, ni comment on reçoit la vie, ni par quelles Loix les ſentiments, les idées, la mémoire, la volonté ſont attachés à cette vie : & dans cette profonde & éternelle ignorance, inhérente à notre nature, nous diſputons ſans ceſſe, nous nous perſécutons les uns les autres, comme les taureaux qui ſe battent avec leurs cornes, ſans ſavoir pourquoi & comment ils ont des cornes.

  28. Pluſieurs Ecrivains concluent témérairement de ce paſſage, que le chapitre concernant le Veau d’or (qui n’eſt autre choſe que le Dieu Apis) a été ajouté aux livres de Moïſe, ainſi que pluſieurs autres Chapitres.

    Aben-Ezra fut le premier qui crut prouver que le Pentateuque avait été rédigé du temps des Rois. Volaſton, Colins, Tindale, Shaftſburi, Bolingbroke, & beaucoup d’autres ont allégué que l’art de graver ſes penſées ſur la pierre polie, ſur la brique, ſur le plomb, ou ſur le bois, était la ſeule manière d’écrire : ils diſent que, du temps de Moïſe, les Chaldéens et les Egyptiens n’écrivaient pas autrement, qu’on ne pouvait alors graver que d’une manière très-abrégée, & en hiéroglyfes, la ſubſtance des choſes qu’on voulait tranſmettre à la poſtérité, & non pas des hiſtoires détaillées ; qu’il n’était pas poſſible de graver de gros livres dans un déſert où l’on changeait ſi ſouvent de demeure, où l’on n’avait perſonne qui pût ni fournir des vêtements, ni les tailler, ni même raccommoder les ſandales, & où Dieu fut obligé de faire un miracle de quarante années pour conſerver les vêtements & les chauſſures de ſon Peuple. Ils diſent qu’il n’eſt pas vraiſemblable qu’on eût tant de Graveurs de caractères, lorſqu’on manquait des Arts les plus néceſſaires, & qu’on ne pouvait même faire du pain : & ſi on leur dit que les colonnes du Tabernacle étaient d’airain, & les chapiteaux d’argent maſſif, ils répondent que l’ordre a pu en être donné dans le Déſert, mais qu’il ne fut exécuté que dans des temps plus heureux.

    Ils ne peuvent concevoir que ce Peuple pauvre ait demandé un veau d’or maſſif pour l’adorer au pied de la montagne même où Dieu parlait à Moïſe, au milieu des foudres & des éclairs que ce Peuple voyait, & au ſon de la trompette céleſte qu’il entendait. Ils s’étonnent que la veille du jour même où Moïſe deſcendit de la montagne, tout ce Peuple ſe ſoit adreſſé au frère de Moïſe pour avoir un veau d’or maſſif. Comment Aaron le jetta-t-il en fonte en un ſeul jour ? Comment enſuite Moïſe le réduiſit-il en poudre ? Ils diſent qu’il eſt impoſſible à tout Artiſte de faire en moins de trois mois une ſtatue d’or, & que pour la réduire en poudre qu’on puiſſe avaler, l’art de la chymie la plus ſavante ne ſuffit pas ; ainſi, la prévarication d’Aaron, & l’opération de Moïſe auraient été deux miracles.

    L’humanité, la bonté de cœur qui les trompe, les empêche de croire que Moïſe ait fait égorger vingt-trois mille perſonnes pour expier ce péché : ils n’imaginent pas que vingt-trois mille hommes ſe ſoient ainſi laiſſés maſſacrer par des Lévites, à moins d’un troiſième miracle. Enfin, ils trouvent étrange qu’Aaron, le plus coupable de tous, ait été récompenſé du crime dont les autres étaient ſi horriblement punis, & qu’il ait été fait grand Prêtre, tandis que les cadavres de vingt-trois mille de ſes frères ſanglants, étaient entaſſés au pied de l’Autel où il allait ſacrifier.

    Ils font les mêmes difficultés ſur les vingt-quatre mille Iſraélites maſſacrés par l’ordre de Moïſe, pour expier la faute d’un ſeul qu’on avait ſurpris avec une fille Moabite. On voit tant de Rois Juifs, & ſur-tout Salomon, épouſer impunément des étrangères, que ces critiques ne peuvent admettre que l’alliance d’une Moabite ait été un ſi grand crime : Ruth était Moabite, quoique ſa famille fût originaire de Bethléem ; la ſainte Ecriture l’appelle toujours Ruth la Moabite : cependant elle alla ſe mettre dans le lit de Booz par le conſeil de ſa mère, elle en reçut ſix boiſſeaux d’orge, l’épouſa enſuite, & fut l’aïeule de David. Raab était non-ſeulement étrangère, mais une femme publique ; la Vulgate ne lui donne d’autre titre que celui de meretrix ; elle épouſa Salomon, Prince de Juda ; & c’eſt encore de ce Salomon que David deſcend. On regarde même Raab comme la figure de l’Égliſe Chrétienne ; c’eſt le ſentiment de pluſieurs Pères, & ſur-tout d’Origene dans ſa 7e homélie ſur Joſué.

    Bethzabé, femme d’Urie, de laquelle David eut Salomon, était Ethéenne. Si vous remontez plus haut, le Patriarche Juda épouſa une femme Cananéenne ; ſes enfants eurent pour femme Thamar, de la race d’Aram : cette femme, avec laquelle Juda commit, ſans le ſavoir, un inceſte, n’était pas de la race d’Iſraël.

    Ainſi notre Seigneur Jesus-Christ daigna s’incarner chez les Juifs dans une famille dont cinq étrangers étaient la tige, pour faire voir que les Nations étrangères auraient part à ſon héritage.

    Le Rabin Aben-Ezra fut, comme on l’a dit, le premier qui oſa prétendre que le Pentateuque avait été rédigé longtemps après Moïſe : il ſe fonde ſur pluſieurs paſſages. « Les Cananéens étaient alors dans ce Pays. La montagne de Moria, appellée la montagne de Dieu, Le lit de Og, Roi de Bazan, ſe voit encore en Rabath, & il appella tout ce Pays de Bazan, les Villages de Jaïr, juſqu’aujourd’hui. Il ne s’eſt jamais vu de Prophète en Iſraël comme Moïſe. Ce ſont ici les Rois qui ont régné en Edom avant qu’aucun Roi régnât ſur Iſraël. » Il prétend que ces paſſages, où il eſt parlé des choſes arrivées après Moïſe, ne peuvent être de Moïſe. On répond à ces objections, que ces paſſages ſont des Notes ajoutées long-temps après par les Copiſtes.

    Newton, de qui d’ailleurs on ne doit prononcer le nom qu’avec reſpect, mais qui a pu ſe tromper, puiſqu’il était homme, attribue dans ſon Introduction à ſes Commentaires ſur Daniel & ſur St. Jean, les Livres de Moïſe, de Joſué & des Juges, à des Auteurs ſacrés très-poſtérieurs ; il ſe fonde ſur le chap. 36 de la Genèſe, ſur quatre chapitres des Juges, 17. 18. 19. 21 ; ſur Samuel, chap. 8 ; ſur les Chroniques, chap. 2 ; ſur le Livre de Ruth, chap. 4. En effet, ſi dans le chap. 36 de la Genèſe il eſt parlé des Rois, s’il en eſt fait mention dans les Livres des Juges, ſi dans le Livre de Ruth il eſt parlé de David, il ſemble que tous ces Livres ayent été rédigés du temps des Rois. C’eſt auſſi le ſentiment de quelques Théologiens, à la tête deſquels eſt le fameux Le Clerc. Mais cette opinion n’a qu’un petit nombre de Sectateurs, dont la curioſité fonde ces abymes. Cette curioſité, ſans doute, n’eſt pas au rang des devoirs de l’homme. Lorſque les ſavants & les ignorants, les Princes & les Bergers, paraîtront après cette courte vie devant le Maître de l’éternité : chacun de nous alors, voudra avoir été juſte, humain, compatiſſant, généreux : nul ne ſe vantera d’avoir ſu préciſément en quelle année le Pentateuque fut écrit, & d’avoir démêlé le Texte des Notes qui étaient en uſage chez les Scribes. Dieu ne nous demandera pas ſi nous avons pris parti pour les Maſſoretes contre le Talmud, ſi nous n’avons jamais pris un caph pour un beth, un yod pour un vaii, un daleth pour un reſ : certes il nous jugera ſur nos actions, & non ſur l’intelligence de la Langue Hébraïque. Nous nous en tenons fermement à la déciſion de l’Égliſe, ſelon le devoir raiſonnable d’un fidèle.

    Finiſſons cette Note par un paſſage important du Lévitique, Livre compoſé après l’adoration du Veau d’or.Lévit. Chap. 17 Il ordonne aux Juifs de ne plus adorer les velus, les boucs avec leſquels même ils ont commis des abominations infâmes. On ne ſait ſi cet étrange culte venait d’Égypte, Patrie de la ſuperſtition & du ſortilège ; mais on croit que la coutume de nos prétendus Sorciers d’aller au Sabath, d’y adorer un bouc, & de s’abandonner avec lui à des turpitudes inconcevables, dont l’idée fait horreur, eſt venue des anciens Juifs : en effet, ce furent eux qui enſeignèrent dans une partie de l’Europe la ſorcellerie. Quel Peuple ! Une ſi étrange infamie ſemblait mériter un châtiment pareil à celui que le veau d’or leur attira, & pourtant le Légiſlateur ſe contente de leur faire une ſimple défenſe. On ne rapporte ici ce fait que pour faire connaître la Nation Juive :Lévit. Chap. 18 v. 23. il faut que la beſtialité ait été commune chez elle, puiſqu’elle eſt la ſeule Nation connue chez qui les Loix ayent été forcées de prohiber un crime qui n’a été ſoupçonné ailleurs par aucun Légiſlateur.

    Il eſt à croire que dans les fatigues & dans la pénurie que les Juifs avaient eſſuyées dans les Déſerts de Pharan, d’Oreb, & de Cadés-barné, l’eſpèce féminine, plus faible que l’autre, avait ſuccombé. Il faut bien qu’en effet les Juifs manquaſſent de filles, puiſqu’il leur eſt toujours ordonné, quand ils s’emparent d’un Bourg ou d’un Village, ſoit à gauche, ſoit à droite du Lac Aſphaltide, de tuer tout, excepté les filles nubiles.

    Les Arabes qui habitent encore une partie de ces Déſerts, ſtipulent toujours dans les Traités qu’ils font avec les caravanes, qu’on leur donnera des filles nubiles. Il eſt vraiſemblable que les jeunes gens dans ces Pays affreux pouſſèrent la dépravation de la Nature humaine, juſqu’à s’accoupler avec des chèvres, comme on le dit de quelques Bergers de la Calabre.

    Il reſte maintenant à ſavoir ſi ces accouplements avaient produit des monſtres, & s’il y a quelque fondement aux anciens Contes des Satyres, des Faunes, des Centaures & des Minotaures : l’Hiſtoire le dit ; la Phyſique ne nous a pas encore éclairés ſur cet article monſtrueux.

  29. Madian n’était point compris dans la terre promiſe : c’eſt un petit canton de l’Idumée, dans l’Arabie pétrée ; il commence vers le Septentrion, au Torrent d’Arnon, & finit au Torrent de Zared, au milieu des rochers, & ſur le rivage oriental du Lac Aſphaltide. Ce Pays eſt habité aujourd’hui par une petite horde d’Arabes : il peut avoir huit lieues ou environ de long, & un peu moins en largeur.
  30. Il eſt certain par le Texte, que Jephté immola ſa fille. Dieu n’approuve pas ces dévouements, dit Don Calmet dans ſa Diſſertation ſur le Vœu de Jephté ; mais lorſqu’on les a faits, il veut qu’on les exécute, ne fût-ce que pour punir ceux qui les faiſaient, ou pour réprimer la légèreté qu’on aurait eue à les faire, ſi on n’en avait pas craint l’exécution. St. Auguſtin, & preſque tous les Pères condamnent l’action de Jephté : il eſt vrai que l’Écriture dit, qu’il fut rempli de l’eſprit de Dieu ; & St. Paul, dans ſon Épître aux Hébreux, chap. 11, fait l’éloge de Jephté ; il le place avec Samuel & David.

    St. Jérôme, dans ſon Épître à Julien, dit : Jephté immola ſa fille au Seigneur, & c’eſt pour cela que l’Apôtre le compte parmi les Saints. Voilà de part & d’autre des jugements ſur leſquels il ne nous eſt pas permis de porter le nôtre ; on doit craindre même d’avoir un avis.

  31. On peut regarder la mort du roi Agag comme un vrai ſacrifice. Saül avait fait ce Roi des Amalécites priſonnier de guerre, & l’avait reçu à compoſition ; mais le Prêtre Samuel lui avait ordonné de ne rien épargner ; il lui avait dit en propres mots. Liv. I. des Rois, Chapitre 15. Tuez tout, depuis l’homme juſqu’à la femme, juſqu’aux petits enfants, et ceux qui ſont encore à la mamelle.

    Samuel coupa le roi Agag en morceaux, devant le Seigneur, à Galgal.

    « Le zèle dont ce Prophète était animé, dit Don Calmet, lui mit l’épée en main dans cette occaſion pour venger la gloire du Seigneur, & pour confondre Saül. »

    On voit, dans cette fatale aventure, un dévouement, un Prêtre, une victime ; c’était donc un ſacrifice.

    Tous les Peuples dont nous avons l’hiſtoire, ont ſacrifié des hommes à la Divinité, excepté les Chinois. Plutarque rapporte que les Romains mêmes en immolèrent du temps de la République.

    On voit, dans les Commentaires de Céſar, que les Germains allaient immoler les ôtages qu’il leur avait donnés, lorſqu’il délivra ces ôtages par ſa victoire.

    J’ai remarqué ailleurs que cette violation du Droit des gens envers les ôtages de Céſar, & ces victimes humaines immolées, pour comble d’horreur, par la main des femmes, dément un peu le panégyrique que Tacite fait des Germains dans ſon Traité De moribus Germanorum. Il paraît que, dans ce Traité, Tacite ſonge plus à faire la ſatyre des Romains que l’éloge des Germains, qu’il ne connaiſſait pas.

    Diſons ici en paſſant que Tacite aimait encore mieux la ſatyre que la vérité. Il veut rendre tout odieux, juſqu’aux actions indifférentes, & ſa malignité nous plaît preſque autant que ſon ſtyle, parce que nous aimons la médiſance & l’eſprit.

    Revenons aux victimes humaines. Nos Pères en immolaient auſſi-bien que les Germains : c’eſt le dernier degré de la ſtupidité de notre nature abandonnée à elle-même, & c’eſt un des fruits de la faibleſſe de notre jugement. Nous dîmes : Il faut offrir à Dieu ce qu’on a de plus précieux & de plus beau ; nous n’avons rien de plus précieux que nos enfants ; il faut donc choiſir les plus beaux & les plus jeunes pour les ſacrifier à la Divinité.

    Philon dit que, dans la terre de Canaan, on immolait quelquefois ſes enfants, avant que Dieu eût ordonné à Abraham de lui ſacrifier ſon fils unique Iſaac pour éprouver ſa foi.

    Sanchoniaton, cité par Euſèbe, rapporte que les Phéniciens ſacrifiaient dans les grands dangers le plus cher de leurs enfants, & qu’Ilus immola ſon fils Jehud à peu près dans le temps que Dieu mit la foi d’Abraham à l’épreuve. Il eſt difficile de percer dans les ténèbres de cette antiquité ; mais il n’eſt que trop vrai que ces horribles ſacrifices ont été preſque par-tout en uſage ; les Peuples ne s’en ſont défaits qu’à meſure qu’ils ſe ſont policés. La politeſſe amène l’humanité.

  32. Ceux qui ſont peu au fait des uſages de l’antiquité, & qui ne jugent que d’après ce qu’ils voyent autour d’eux, peuvent être étonnés de ces ſingularités ; mais il faut ſonger qu’alors, dans l’Égypte, & dans une grande partie de l’Aſie, la plupart des choſes s’exprimaient par des figures, des hiéroglyphes, des ſignes, des types.

    Les Prophètes, qui s’appelaient les Voyants chez les Égyptiens & chez les Juifs, non-ſeulement s’exprimaient en allégories, mais ils figuraient par des ſignes les événements qu’ils annonçaient. Ainſi IſaïeIſaïe, Chapitre 8., le premier des quatre grands Prophètes Juifs, prend un rouleau, & y écrit : Shas bas, butinez vite ; puis il s’approche de la Prophéteſſe, elle conçoit, & met au monde un fils qu’il appelle Maher-Salal-Has-bas : c’eſt une figure des maux que les Peuples d’Égypte et d’Aſſyrie feront aux Juifs.

    Ce prophète dit : Avant que l’enfant ſoit en âge de manger du beurre & du miel, & qu’il ſache réprouver le mauvais & choiſir le bon, la terre déteſtée par vous ſera délivrée des deux Rois : le Seigneur ſifflera aux mouches d’Égypte & aux abeilles d’Aſſur : le Seigneur prendra un raſoir de louage, & en raſera toute la barbe & les poils des pieds du Roi d’Aſſur.

    Cette prophétie des abeilles, de la barbe & du poil des pieds raſé, ne peut être entendue que par ceux qui ſavent que c’était la coutume d’appeler les eſſaims au ſon du flageolet ou de quelqu’autre inſtrument champêtre ; que le plus grand affront qu’on pût faire à un homme, était de lui couper la barbe ; qu’on appelait le poil des pieds, le poil du pubis ; que l’on ne raſait ce poil que dans des maladies immondes, comme celle de la lèpre. Toutes ces figures, ſi étrangères à notre ſtyle, ne ſignifient autre choſe, ſinon que le Seigneur, dans quelques années, délivrera ſon Peuple d’oppreſſion.

    Le même IſaïeIſaïe, Chapitre 20. marche tout nud, pour marquer que le Roi d’Aſſyrie emmènera d’Égypte & d’Éthiopie une foule de captifs qui n’auront pas de quoi couvrir leur nudité.

    EzéchielEzéch. Chap. 4 & ſuiv. mange le volume de parchemin qui lui eſt préſenté : enſuite il couvre ſon pain d’excréments, & demeure couché ſur ſon côté gauche trois cents quatre-vingt-dix jours, & ſur le côté droit quarante jours, pour faire entendre que les Juifs manqueront de pain, & pour ſignifier les années que devait durer la captivité. Il ſe charge de chaînes, qui figurent celles du Peuple ; il coupe ſes cheveux & ſa barbe, & les partage en trois parties : le premier tiers déſigne ceux qui doivent périr dans la Ville ; le ſecond, ceux qui ſeront mis à mort autour des murailles ; le troiſième, ceux qui doivent être emmenés à Babylone.

    Le prophète OſéeOzée, Chap. 3. s’unit à une femme adultère, qu’il achète quinze pièces d’argent & un chomer & demi d’orge : Vous m’attendrez, lui dit-il, pluſieurs jours, & pendant ce temps nul homme n’approchera de vous ; c’eſt l’état où les enfants d’Iſraël ſeront long-temps ſans Rois, ſans Princes, ſans Sacrifices, ſans Autel & ſans Éphod. En un mot, les Nabi, les Voyants, les Prophètes, ne prédiſent preſque jamais ſans figurer par un ſigne la choſe prédite.

    Jérémie ne fait donc que ſe conformer à l’uſage, en ſe liant de cordes, & en ſe mettant des colliers & des jougs ſur le dos, pour ſignifier l’eſclavage de ceux auxquels il envoye ces types. Si on veut y prendre garde, ces temps-là ſont comme ceux d’un ancien monde, qui diffère en tout du nouveau ; la vie civile, les Loix, la manière de faire la guerre, les cérémonies de la Religion, tout eſt abſolument différent. Il n’y a même qu’à ouvrir Homère & le premier livre d’Hérodote pour ſe convaincre que nous n’avons aucune reſſemblance avec les Peuples de la haute antiquité, & que nous devons nous défier de notre jugement quand nous cherchons à comparer leurs mœurs avec les nôtres.

    La nature même n’était pas ce qu’elle eſt aujourd’hui. Les Magiciens avaient ſur elle un pouvoir qu’ils n’ont plus : ils enchantaient les ſerpents, ils évoquaient les morts, &c. Dieu envoyait des ſonges, & des hommes les expliquaient. Le don de prophétie était commun. On voyait des métamorphoſes telles que celles de Nabuchodonoſor changé en bœuf, de la femme de Loth en ſtatue de ſel, de cinq Villes en un lac bitumineux.

    Il y avait des eſpèces d’hommes qui n’exiſtent plus. La race des géants Rephaïm, Emim, Néphilim, Enacim a diſparu. St. Auguſtin, au Livre V de la Cité de Dieu, dit avoir vu la dent d’un ancien Géant, groſſe comme cent de nos molaires. Ezéchiel parle des pygmées Gamadim, hauts d’une coudée, qui combattaient au ſiège de Tyr : & en preſque tout cela les Auteurs ſacrés ſont d’accord avec les profanes. Les maladies & les remèdes n’étaient point les mêmes que de nos jours : les poſſédés étaient guéris avec la racine nommée Barad enchâſſée dans un anneau qu’on leur mettait ſous le nez.

    Enfin tout cet ancien monde était ſi différent du nôtre, qu’on ne peut en tirer aucune règle de conduite ; & ſi, dans cette antiquité reculée, les hommes s’étaient perſécutés & opprimés tour à tour au ſujet de leur culte, on ne devrait pas imiter cette cruauté ſous la Loi de grâce.

  33. Il n’y a qu’un ſeul paſſage dans les Loix de Moïſe, d’où l’on pût conclurre qu’il était inſtruit de l’opinion régnante chez les Égyptiens, que l’âme ne meurt point avec le corps : ce paſſage eſt très important, c’eſt dans le chap. 18 du Deutéronome : Ne conſultez point les Devins qui prédiſent par l’inſpection des nuées, qui enchantent les ſerpents, qui conſultent l’eſprit de Python, les Voyants, les Connoißeurs qui interrogent les Morts, & leur demandent la vérité.

    Il paraît, par ce paſſage, que ſi l’on évoquait les âmes des morts, ce ſortilège prétendu ſuppoſait la permanence des âmes. Il ſe peut auſſi que les Magiciens dont parle Moïſe, n’étant que des trompeurs groſſiers, n’euſſent pas une idée diſtincte du ſortilège qu’ils croyaient opérer. Ils faiſaient accroire qu’ils forçaient des morts à parler, qu’ils les remettaient par leur magie dans l’état où ces corps avaient été de leur vivant ; ſans examiner ſeulement ſi l’on pouvait inférer ou non de leurs opérations ridicules le dogme de l’immortalité de l’âme. Les Sorciers n’ont jamais été Philoſophes ; ils ont été toujours des jongleurs ſtupides qui jouaient devant des imbécilles.

    On peut remarquer encore qu’il eſt bien étrange que le mot de Python ſe trouve dans le Deutéronome, long-temps avant que ce mot Grec pût être connu des Hébreux : auſſi le terme Python n’eſt point dans l’Hébreu, dont nous n’avons aucune traduction exacte.

    Cette Langue a des difficultés inſurmontables : c’eſt un mélange de Phénicien, d’Égyptien, de Syrien & d’Arabe ; & cet ancien mélange eſt très-altéré aujourd’hui. L’Hébreu n’eut jamais que deux modes aux verbes, le préſent & le futur : il faut deviner les autres modes par le ſens. Les voyelles différentes étaient ſouvent exprimées par les mêmes caractères, ou plutôt ils n’exprimaient pas les voyelles ; & les inventeurs des points n’ont fait qu’augmenter la difficulté. Chaque adverbe a vingt ſignifications différentes. Le même mot eſt pris en des ſens contraires. Ajoutez à cet embarras la ſéchereſſe & la pauvreté du langage : les Juifs, privés des Arts, ne pouvaient exprimer ce qu’ils ignoraient. En un mot, l’Hébreu eſt au Grec, ce que le langage d’un Payſan eſt à celui d’un Académicien.

  34. Le ſentiment d’Ézéchiel prévalut enfin dans la Synagogue ; mais il y eut toujours des Juifs qui, en croyant aux peines éternelles, croyaient auſſi que Dieu pourſuivait ſur les enfants les iniquités des pères. Aujourd’hui ils ſont punis par-delà la cinquantième génération, & ont encore les peines éternelles à craindre. On demande comment les deſcendants des Juifs, qui n’étaient pas complices de la mort de Jésus-Christ, ceux qui étant dans Jéruſalem n’y eurent aucune part, & ceux qui étaient répandus ſur le reſte de la terre, peuvent être temporellement punis dans leurs enfants, auſſi innocents que leurs pères ? Cette punition temporelle, ou plutôt, cette manière d’exiſter différente des autres Peuples, & de faire le commerce ſans avoir de Patrie, peut n’être point regardée comme un châtiment en comparaiſon des peines éternelles qu’ils s’attirent par leur incrédulité, & qu’ils peuvent éviter par une converſion ſincère.
  35. Ceux qui ont voulu trouver dans le Pentateuque la doctrine de l’Enfer & du Paradis, tels que nous les concevons, ſe ſont étrangement abuſés : leur erreur n’eſt fondée que ſur une vaine diſpute de mots ; la Vulgate ayant traduit le mot Hébreu Sceol, la foſſe, par Infernum, & le mot Latin Infernum ayant été traduit en Français par Enfer, on s’eſt ſervi de cette équivoque pour faire croire que les Anciens Hébreux avaient la notion de l’Adès & du Tartare des Grecs, que les autres Nations avaient connus auparavant ſous d’autres noms.

    Il eſt rapporté au Chapitre 16 des Nombres, que la terre ouvrit ſa bouche ſous les tentes de Coré, de Dathan & d’Abiron, qu’elle les dévora avec leurs tentes & leur ſubſtance, & qu’ils furent précipités vivants dans la ſépulture, dans le ſouterrein ; il n’eſt certainement queſtion dans cet endroit, ni des âmes de ces trois Hébreux, ni des tourments de l’Enfer, ni d’une punition éternelle.

    Il eſt étrange que dans le Dictionnaire Encyclopédique, au mot Enfer, on diſe que les anciens Hébreux en ont reconnu la réalité ; ſi cela était, ce ſerait une contradiction inſoutenable dans le Pentateuque. Comment ſe pourrait-il faire que Moïſe eût parlé dans un paſſage iſolé & unique, des peines après la mort, & qu’il n’en eût point parlé dans ſes Loix ? On cite le 32e Chapitre du Deutéronome, mais on le tronque ; le voici entier : Ils m’ont provoqué en celui qui n’était pas Dieu, & ils m’ont irrité dans leur vanité ; & moi je les provoquerai dans celui qui n’eſt pas Peuple, & je les irriterai dans la Nation inſenſée. Et il s’eſt allumé un feu dans ma fureur, & il brûlera juſqu’au fond de la terre ; il dévorera la terre juſqu’à ſon germe, & il brûlera les fondements des montagnes, & j’aſſemblerai ſur eux les maux, & je remplirai mes flèches ſur eux ; ils ſeront conſumés par la faim, les oiſeaux les dévoreront par des morſures amères ; je lâcherai ſur eux les dents des bêtes qui ſe traînent avec fureur ſur la terre, & des ſerpents.

    Y a-t-il le moindre rapport entre ces expreſſions & l’idée des punitions infernales, telles que nous les concevons ? Il ſemble plutôt que ces paroles n’ayent été rapportées que pour faire voir évidemment que notre Enfer était ignoré des anciens Juifs.

    L’auteur de cet Article cite encore le paſſage de Job, au Chap. 24. L’œil de l’adultère obſerve l’obſcurité ; diſant, l’œil ne me verra point, & il couvrira ſon viſage ; il perce les maiſons dans les ténèbres comme il l’avait dit dans le jour, & ils ont ignoré la lumière ; ſi l’aurore apparaît ſubitement, ils la croyent l’ombre de la mort, & ainſi ils marchent dans les ténèbres comme dans la lumière ; il eſt léger ſur la ſurface de l’eau ; que ſa part ſoit maudite ſur la terre, qu’il ne marche point par la voye de la vigne, qu’il paſſe des eaux de neige à une trop grande chaleur : & ils ont péché le tombeau, ou bien, le tombeau a diſſipé ceux qui pèchent, ou bien, (ſelon les Septante) leur péché a été rappellé en mémoire.

    Je cite les paſſages entiers, & littéralement, ſans quoi il eſt toujours impoſſible de s’en former une idée vraie.

    Y a-t-il là, je vous prie, le moindre mot, dont on puiſſe conclure que Moïſe avait enſeigné aux Juifs la doctrine claire & ſimple des peines & des récompenſes après la mort ?

    Le livre de Job n’a nul rapport avec les Loix de Moïſe. De plus, il eſt très-vraiſemblable que Job n’était point Juif ; c’eſt l’opinion de St. Jérôme dans ſes queſtions hébraïques ſur la Genèſe. Le mot Sathan, qui eſt dans Job, n’était point connu des Juifs, & vous ne le trouvez jamais dans le Pentateuque. Les Juifs n’apprirent ce nom que dans la Chaldée, ainſi que les noms de Gabriel & de Raphaël, inconnus avant leur eſclavage à Babylone. Job eſt donc cité ici très-mal à propos.

    On rapporte encore le Chapitre dernier d’Iſaïe : Et de mois en mois, & de Sabath en Sabath, toute chair viendra m’adorer, dit le Seigneur ; & ils ſortiront, & ils verront à la voirie les cadavres de ceux qui ont prévariqué ; leur ver ne mourra point, leur feu ne s’éteindra point, & ils ſeront expoſés aux yeux de toute chair juſqu’à ſatiété.

    Certainement s’ils ſont jetés à la voirie, s’ils ſont expoſés à la vue des paſſants juſqu’à ſatiété, s’ils ſont mangés des vers, cela ne veut pas dire que Moïſe enſeigna aux Juifs le dogme de l’immortalité de l’âme ; & ces mots, Le feu ne s’éteindra point, ne ſignifient pas que des cadavres qui ſont expoſés à la vue du peuple ſubiſſent les peines éternelles de l’Enfer.

    Comment peut-on citer un paſſage d’Iſaïe pour prouver que les Juifs du temps de Moïſe avaient reçu le dogme de l’immortalité de l’âme ? Iſaïe prophétiſait, ſelon la computation Hébraïque, l’an du monde 3380. Moïſe vivait vers l’an 2500 ; il s’eſt écoulé huit ſiècles entre l’un & l’autre. C’eſt une inſulte au ſens commun, ou une pure plaiſanterie, que d’abuſer ainſi de la permiſſion de citer, & de prétendre prouver qu’un auteur a eu une telle opinion, par un paſſage d’un Auteur venu huit cents ans après, & qui n’a point parlé de cette opinion. Il eſt indubitable que l’immortalité de l’âme, les peines & les récompenſes après la mort, ſont annoncées, reconnues, conſtatées dans le Nouveau Teſtament, & il eſt indubitable qu’elles ne ſe trouvent en aucun endroit du Pentateuque.

    Les Juifs, en croyant depuis l’immortalité de l’âme, ne furent point éclairés ſur ſa ſpiritualité ; ils penſèrent comme preſque toutes les autres Nations, que l’âme eſt quelque choſe de délié, d’aérien, une ſubſtance légère, qui retenait quelque apparence du corps qu’elle avait animé ; c’eſt ce qu’on appellait les ombres, les mânes des corps. Cette opinion fut celle de pluſieurs Pères de l’Égliſe. Tertullien, dans ſon Chap. 22. de l’Ame, s’exprime ainſi : Deſinimus animam Dei flatu natam, immortalem, corporalem, effigiatam, ſubſtantiâ ſimplicem ; « Nous définiſſons l’âme née du ſouffle de Dieu, immortelle, corporelle, figurée, ſimple dans ſa ſubſtance. »

    St. Irénée dit dans ſon Livre II, Chap. 34. Incorporales ſunt animæ quantùm ad comparationem mortalium corporum. « Les âmes ſont incorporelles en comparaiſon des corps mortels. » Il ajoute, que « Jésus-Christ a enſeigné que les âmes conſervent les images du corps ; » Caracterem corporum in quo adoptantur, &c. On ne voit pas que Jésus-Christ ait jamais enſeigné cette Doctrine, & il eſt difficile de deviner le ſens de St. Irénée.

    St. Hilaire eſt plus formel et plus poſitif dans ſon Commentaire ſur St. Matthieu : il attribue nettement une ſubſtance corporelle à l’âme : Corpoream naturæ ſuæ ſubſtantiam ſortiuntur.

    St. Ambroiſe ſur Abraham, Liv. II, Chap. 8, prétend qu’il n’y a rien de dégagé de la matière, ſi ce n’eſt la ſubſtance de la Ste. Trinité.

    On pourrait reprocher à ces hommes reſpectables d’avoir une mauvaiſe Philoſophie ; mais il eſt à croire qu’au fond leur Théologie était fort ſaine, puiſque ne connaiſſant pas la nature incompréhenſible de l’âme, ils l’aſſuraient immortelle, & la voulaient Chrétienne.

    Nous ſavons que l’âme eſt ſpirituelle, mais nous ne ſavons point du tout ce que c’eſt qu’eſprit. Nous connaiſſons très-imparfaitement la matière, & il nous eſt impoſſible d’avoir une idée diſtincte de ce qui n’eſt pas matière. Très-peu inſtruits de ce qui touche nos ſens, nous ne pouvons rien connaître par nous-mêmes de ce qui eſt au-delà des ſens. Nous tranſportons quelques paroles de notre langage ordinaire dans les abymes de la Métaphyſique & de la Théologie, pour nous donner quelque légère idée des choſes que nous ne pouvons ni concevoir, ni exprimer ; nous cherchons à nous étayer de ces mots, pour ſoutenir, s’il ſe peut, notre faible entendement dans ces régions ignorées.

    Ainſi nous nous ſervons du mot eſprit, qui répond à ſouffle & vent, pour exprimer quelque choſe qui n’eſt pas matière ; & ce mot ſouffle, vent, eſprit, nous ramenant malgré nous à l’idée d’une ſubſtance déliée & légère, nous en retranchons encore ce que nous pouvons, pour parvenir à concevoir la ſpiritualité pure ; mais nous ne parvenons jamais à une notion diſtincte : nous ne ſavons même ce que nous diſons quand nous prononçons le mot ſubſtance ; il veut dire, à la lettre, ce qui eſt deſſous, & par cela même il nous avertit qu’il eſt incompréhenſible : car, qu’eſt-ce en effet que ce qui eſt deſſous ? La connaiſſance des ſecrets de Dieu n’eſt pas le partage de cette vie. Plongés ici dans des ténèbres profondes, nous nous battons les uns contre les autres, & nous frappons au haſard au milieu de cette nuit, ſans ſavoir préciſément pour quoi nous combattons.

    Si l’on veut bien réfléchir attentivement ſur tout cela, il n’y a point d’homme raiſonnable qui ne conclue que nous devons avoir de l’indigence pour les opinions des autres, & en mériter.

    Toutes ces remarques ne ſont point étrangères au fond de la queſtion, qui conſiſte à ſavoir ſi les hommes doivent ſe tolérer : car ſi elles prouvent combien on s’eſt trompé de part & d’autre dans tous les temps, elles prouvent que les hommes ont dû dans tous les temps ſe traiter avec indulgence.

  36. Le dogme de la fatalité eſt ancien & univerſel : vous le trouvez toujours dans Homère. Jupiter voudrait ſauver la vie à ſon fils Sarpedon ; mais le deſtin l’a condamné à la mort ; Jupiter ne peut qu’obéir. Le Deſtin était chez les Philoſophes ou l’enchaînement néceſſaire des cauſes & des effets néceſſairement produits par la nature, ou ce même enchaînement ordonné par la Providence ; ce qui eſt bien plus raiſonnable. Tout le ſyſtème de la fatalité eſt contenu dans ce Vers d’Anneus Sénèque : Ducunt volentem fata, nolentem trahunt. On eſt toujours convenu que Dieu gouvernait l’Univers par des Loix éternelles, univerſelles, immuables : cette vérité fut la ſource de toutes ces diſputes inintelligibles ſur la liberté, parce qu’on n’a jamais défini la liberté, juſqu’à ce que le ſage Locke ſoit venu : il a prouvé que la liberté eſt le pouvoir d’agir. Dieu donne ce pouvoir, & l’homme agiſſant librement ſelon les ordres éternels de Dieu, eſt une des roues de la grande machine du monde. Toute l’Antiquité diſputa ſur la liberté ; mais perſonne ne perſécuta ſur ce ſujet juſqu’à nos jours. Quelle horreur abſurde d’avoir empriſonné exilé pour cette diſpute, un Pompone d’Andilly, un Arnauld, un Sacy, un Nicole, & tant d’autres qui ont été la lumière de la France !
  37. Le Roman Théologique de la Métempſycoſe vient de l’Inde, dont nous avons reçu beaucoup plus de fables qu’on ne croit communément. Ce dogme eſt expliqué dans l’admirable douzième Livre des Métamorphoſes d’Ovide. Il a été reçu preſque dans toute la terre : il a été toujours combattu ; mais nous ne voyons point qu’aucun Prêtre de l’Antiquité ait jamais fait donner une lettre de cachet à un Diſciple de Pythagore.
  38. Ni les anciens Juifs, ni les Égyptiens, ni les Grecs leurs contemporains, ne croyaient que l’âme de l’homme allât dans le Ciel après ſa mort. Les Juifs penſaient que la Lune & le Soleil étaient à quelques lieues au-deſſus de nous, dans le même cercle, & que le firmament était une voûte épaiſſe & ſolide qui ſoutenait le poids des eaux, leſquelles s’échappaient par quelques ouvertures. Le Palais des Dieux, chez les anciens Grecs, était ſur le mont Olympe. La demeure des Héros, après la mort, était, du temps d’Homère, dans une Iſle au-delà de l’Océan, & c’était l’opinion des Eſſéniens.

    Depuis Homère, on aſſigna des planètes aux Dieux ; mais il n’y avait pas plus de raiſon aux hommes de placer un Dieu dans la Lune, qu’aux habitants de la Lune de mettre un Dieu dans la planète de la terre. Junon & Iris n’eurent d’autres Palais que les nuées ; il n’y avait pas là où repoſer ſon pied. Chez les Sabéens, chaque dieu eut ſon étoile ; mais une étoile étant un Soleil, il n’y a pas moyen d’habiter là, à moins d’être de la nature du feu. C’eſt donc une queſtion fort inutile de demander ce que les Anciens penſaient du Ciel ; la meilleure réponſe eſt qu’ils ne penſaient pas.

  39. Il était en effet, très difficile aux Juifs, pour ne pas dire impoſſible, de comprendre, ſans une révélation particulière, ce Myſtère ineffable de l’Incarnation du Fils de Dieu, Dieu lui-même. La Genèſe (chap. 6.) appelle Fils de Dieu, les fils des hommes puiſſants : de même les grands cèdres dans les Pſaumes, ſont appelés les cèdres de Dieu. Samuel dit qu’une frayeur de Dieu tomba ſur le Peuple, c’eſt-à-dire, une grande frayeur ; un grand vent, un vent de Dieu ; la maladie de Saül, mélancolie de Dieu. Cependant il paraît que les Juifs entendirent à la Lettre, que Jésus ſe dit Fils de Dieu dans le ſens propre ; mais s’ils regardèrent ces mots comme un blaſphème, c’eſt peut-être encore une preuve de l’ignorance où ils étaient du Myſtère de l’Incarnation, & de Dieu, Fils de Dieu, envoyé ſur la terre pour le ſalut des hommes.
  40. Voyez l’excellent Livre, intitulé : Le Manuel de l’Inquiſition.